De la colonie à l’hôpital : L’héritage du racisme en médecine

Cette analyse explore les liens entre l'histoire coloniale et les pratiques médicales contemporaines, mettant en lumière les discriminations dans l'accès aux soins et les impacts des inégalités structurelles sur les populations cibles de racisme. Elle propose également des pistes d’action pour sensibiliser et transformer le secteur médical.

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Infos pratiques

Introduction

En Belgique, l’épidémie de grippe actuelle met une fois de plus le système de santé sous pression, révélant les failles dans l’accès aux soins pour les populations les plus vulnérables. Cette situation rappelle les dynamiques inégalitaires exacerbées lors de la pandémie de COVID-19. Cependant, ces failles s’inscrivent dans un cadre plus large d’inégalités structurelles qui dépassent les crises sanitaires ponctuelles.

En avril 2020, lors d’un échange sur la chaîne LCI, Camille Locht, directeur de recherche à l’Inserm à Lille, et Jean-Paul Mira, chef de service de médecine intensive et réanimation à l’hôpital Cochin, ont tenu des propos qui ont suscité l’indignation. Jean-Paul Mira a proposé, sur un ton qu’il qualifiait de « provocateur », de mener des essais pour le vaccin BCG contre le Covid-19 en Afrique. Il fit un parallèle avec des études réalisées sur des prostituées exposées au sida, justifiant cela par l’absence supposée de protection et de traitements en Afrique. Camille Locht répondit favorablement, affirmant qu’une étude similaire était en réflexion pour l’Afrique. [1]Ces déclarations qui ont enflammé la toile, il y a quelques années, ont ravivé le souvenir d’un passé médical colonial marqué par des abus sur les corps des populations marginalisées. Ce passé influence encore comment le soin et la médecine sont perçus par les personnes cibles de racisme.[2] Au-delà de ce cas, elles illustrent comment les dynamiques liées au racisme continuent d’opérer dans les discours et pratiques médicales.

Quand les corps deviennent des laboratoires

L’histoire de la médecine occidentale est jalonnée de scandales impliquant des expérimentations non éthiques sur des populations colonisées ou marginalisées. Aux États-Unis, l’étude de Tuskegee sur la syphilis, menée entre 1932-1972, reste un symbole de ces abus : pendant quarante ans, des hommes afro-américains atteints de la maladie ont été suivis sans recevoir de traitement, pour « étudier l’évolution naturelle » de la syphilis. En Afrique, notamment en Ouganda, à Madagascar et dans le bassin du Congo, au début du XXème siècle, les autorités coloniales ont testé des traitements toxiques pour la maladie du sommeil, tels que l’atoxyl, un dérivé de l’arsenic. Ces expérimentations ont entraîné de graves effets secondaires, notamment la cécité, souvent sans le consentement des personnes concernées. [3] [4] [5] Ces exemples montrent que les abus médicaux n’étaient pas seulement des incidents isolés, mais des pratiques systématiques résultant des idéologies racistes à la base du système colonial.

Le domaine de la contraception n’échappe pas à cette histoire. En Inde et dans divers pays d’Afrique, des femmes ont été utilisées pour tester diverses méthodes contraceptives, telles que le stérilet et la pilule, souvent sans leur consentement éclairé.[6] Ces pratiques s’inscrivent dans une longue tradition de domination patriarcale et médicale, où les corps des plus vulnérables ont servi de laboratoire, souvent au mépris de leur dignité et de leur santé. Ces abus historiques expliquent en partie la méfiance actuelle envers les institutions médicales dans certaines communautés.

Des seringues et des inégalités

Les campagnes de vaccination menées dans les colonies européennes à la fin du XIXème siècle, reflètent une approche souvent déshumanisante. Les populations locales étaient fréquemment les dernières à recevoir les vaccins, comme ce fut le cas pour la fièvre jaune en Afrique de l’Ouest ou la variole dans les colonies britanniques et françaises. Ces campagnes servaient souvent à des objectifs de recensement, un enjeu crucial pour les autorités coloniales. Mais elles ont également eu des conséquences tragiques : au Cameroun et en République centrafricaine, des injections non stériles lors de campagnes médicales ont massivement transmis le virus de l’hépatite C aux populations locales.[7]

Les autorités coloniales ont également adopté des approches brutales pour contenir les épidémies, ignorant les savoirs locaux et les besoins des communautés. En Inde, lors de l’épidémie de peste bubonique de 1896, des maisons jugées insalubres ont été démolies de force, et les habitants déplacés, causant des traumatismes sociaux.[8] En Afrique de l’Ouest, les campagnes contre le choléra se concentraient principalement sur les ports pour protéger les échanges commerciaux, négligeant les causes profondes de l’épidémie, comme l’accès insuffisant à l’eau potable.[9] Ces pratiques démontrent comment les priorités économiques et politiques prenaient souvent le pas sur les véritables besoins sanitaires des populations locales.

Impacts contemporains ?

Ces pratiques n’appartiennent pas qu’au passé. En Afrique du Sud, sous l’apartheid, Wouter Basson, tristement surnommé « docteur la mort », dirigeait un programme de recherche sur la stérilisation des femmes noires par des substances injectées via les vaccins. À la fin des années 1990 au Nigeria, le géant pharmaceutique Pfizer a mené des essais de son médicament Trovan contre la méningite, sans l’accord éclairé des familles. Ces essais auraient causé la mort d’au moins onze enfants et des séquelles irréversibles pour près de 200 autres.[10] Ce scandale a renforcé la méfiance vis-à-vis des institutions médicales, alimentée par des cas similaires impliquant des médicaments frauduleux contre le VIH.

Ces événements passés continuent d’influencer la perception de la médecine en Afrique et ailleurs. Les déclarations de 2020 sur l’expérimentation en Afrique ont ravivé ces mémoires douloureuses. Pendant la pandémie de Covid-19, des inégalités flagrantes ont émergé dans l’accès aux vaccins, les pays les plus riches accaparant les doses, tandis que l’Afrique peinait à vacciner sa population.

En Belgique, les populations vivant dans des quartiers précaires, souvent issues de minorités raciales ou ciblées par le racisme, ont été particulièrement touchées par la pandémie. Ceci a pu être mis en avant par une étude menée par l’Université Libre de Bruxelles en 2022.[11] Les habitant·e·s des 10 % des quartiers les plus pauvres avaient 2,6 fois plus de risques d’être infectés que ceux des quartiers les plus riches. La surmortalité liée au COVID-19 était de 70 % chez les bénéficiaires de l’intervention majorée (revenus faibles) contre 45 % pour les autres. Les zones urbaines densément peuplées, où vivent majoritairement des populations migrantes et racisées, présentaient les taux d’infection les plus élevés. Les conditions de logement exigus et les familles nombreuses, fréquemment présentes dans ces contextes, ont augmenté les risques de transmission. Ces populations cibles de racisme sont également surreprésentées dans les métiers essentiels à haut contact, tels que le nettoyage, les soins ou les services à la personne, où le télétravail est impossible. Ces dynamiques systémiques ont contribué à accroître leur exposition au virus.

Ces inégalités dans l’accès aux soins ne se limitent pas à la pandémie et reflètent des logiques structurelles profondément ancrées qui perpétuent des inégalités. Les populations précarisées et/ou cibles de racisme rencontrent plus de difficultés à accéder aux soins, que ce soit en raison d’une couverture médicale insuffisante, d’un manque de structures adaptées dans certains quartiers ou d’une réticence à consulter due à des expériences de discrimination médicale. Ces inégalités, profondément enracinées dans l’histoire coloniale, montrent que le racisme structurel en médecine ne relève pas seulement du passé, mais qu’il continue d’influencer les dynamiques de soins et d’accès aux traitements aujourd’hui.

Quelles actions pour la suite ?

La décolonisation de la médecine et de la santé publique suscite de nombreuses initiatives à travers le monde. En Belgique, l’Institut de Médecine Tropicale d’Anvers (ITM) a entamé une réflexion critique sur son passé colonial et ses pratiques actuelles. Cet effort vise à décoloniser ses programmes d’enseignement et ses collaborations internationales en santé, tout en reconnaissant les inégalités historiques persistantes.[12]

Dans le même esprit, le British Medical Journal (BMJ) a publié une série d’articles sur la décolonisation de la santé et de la médecine. Ces publications mettent en évidence l’influence des structures coloniales sur les systèmes de santé contemporains et proposent des pistes concrètes, comme l’intégration de perspectives critiques sur l’histoire coloniale dans les cursus médicaux, la mise en avant de chercheurs·euses issu.es de régions historiquement marginalisées, et la réévaluation des méthodologies de recherche pour éliminer les biais raciaux. Un plaidoyer actif pour des politiques de santé inclusives visant à corriger les inégalités structurelles est également encouragé.[13]

Par ailleurs, l’initiative « Walking the Talk : 10 Ways to Decolonise Global Health Partnerships » offre un cadre pratique pour transformer les partenariats en santé globale. Parmi les recommandations clés figurent l’établissement de processus décisionnels participatifs, l’abandon de schémas paternalistes et la valorisation des savoirs locaux, rendant ainsi les partenariats plus équitables.[14]

Ces efforts collectifs montrent que décoloniser la médecine ne se limite pas à reconnaître les torts du passé. Il s’agit d’une opportunité pour réinventer les systèmes de santé, les rendant plus justes, inclusifs et adaptés aux réalités des communautés minorisées.

Fariha Ali.


[1] AFP. (2020, April 3). Tester des vaccins en Afrique ? Tollé et excuses après une interview polémique. France24.

[2] Dans ce document, nous utilisons des termes comme « racisé·e », « cible de racisme », « marginalisé·e » ou « minorisé·e » pour refléter des réalités sociales. Nous comprenons le racisme comme un système historique et structurel, enraciné dans des dynamiques de pouvoir qui façonnent nos sociétés et affectent les groupes minorisé·e·s. Les termes « racisé·e » et « racisant·e » sont employés pour analyser ces processus complexes de racialisation, c’est-à-dire la manière dont certaines personnes ou groupes sont assignés à des catégories en fonction de rapports de pouvoir, et non sur des bases biologiques. Ces termes sont essentiels pour rendre visibles les oppressions, déconstruire ces mécanismes et ouvrir des pistes de transformation sociale. Pour aller plus loin, consultez notre analyse « Le racisme comme système : « Racisée » ? « Racisation » ? « Racialisée » ? « Racialisation » ? » par Nour Outojane, 2021.

[3] Dorigny, M., Klein, J., Peyroulou, J., Singaravélou, P., Suremain, M. D., & Collectif. (2019). L’action sanitaire, mythes et réalités. In Grand atlas des empires coloniaux (pp. 154-155). Autrement.

[4] Prabhu, M. (2022, July 25). L‘ère coloniale a-t-elle encore aujourd’hui un impact sur la santé des populations ? Gavi, the Vaccine Alliance.

[5] Shashkevich, A. (2017, August 10). Medical experimentation on slaves in 18th-century Caribbean colonies. Stanford Report.

[6] Sowemimo, A. (2018, September 14). #Decolonising Contraception: How reproductive medicine has been used to oppress people of colour. University of Sussex.

[7] Voir 1.

[8] Caru, V. (2021, April 1). Peste et politiques urbaines à Bombay, 1896-1914. Métropolitiques.

[9] Becker, C., & Collignon, R. (1998). Épidémies et médecine coloniale en Afrique de l’Ouest. Cahiers Santé, 8(411), 1-11.

[10] Le Monde. (2020, May 8). Coronavirus : En Afrique, la défiance contre les vaccins nourrie par Le souvenir des scandales médicaux. Le Monde.fr.

[11] Rea, A., Racapé, J., & Fortunier, C. (2022). Les inégalités sociales et de santé du COVID-19. Revue Médicale de Bruxelles, 43(4), 439-444.

[12] Affun-Adegbulu, C., Cosaert, T., Meudec, M., Michielsen, J., Van de Pas, R., Van Belle, S., Put, W. V., Soors, W., Robertson, F., & Ddungu, C. (2023). Decolonisation initiatives at the Institute of tropical medicine, Antwerp, Belgium: Ready for change? BMJ Global Health, 8(5), e011748.

[13] The BMJ. (n.d.). Decolonising health and medicine. Leading Medical Research, News, Education, Opinion. Retrieved January 14, 2025

[14]Walking the talk: 10 ways to decolonise global health partnerships. (2025, January 17). SeeChange.

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