Le racisme comme système : « Racisée » ? « Racisation » ? « Racialisée » ? « Racialisation » ?

Ces dernières années, des voix historiquement marginalisées portent une parole dans l’espace public, charriant avec elles des concepts tels que racisme systémique, racialisation, privilèges ou blanchité. Que nous disent ces concepts ? Pourquoi les mobiliser ? Que nous disent les critiques dont ils sont l’objet ? Retour sur notre perception, certes partiale, partielle et située.

Infos pratiques

 « Je voudrais juste revenir un moment sur cette préférence que vous avez pour le terme personne racisée, je comprends très bien, parce que ça met le doigt, ne fut-ce que sur le plan terminologique, sur le problème de racisme. Est-ce que néanmoins, dans le terme de « personne issue de l’immigration », « personne immigrée » ou « d’origine immigrée » on n’inclut pas davantage de personnes ? Parce qu’en fait dans personne racisée, on sait que les problèmes de racisme, qui sont multiformes bien sûr, sont assez liés à l’apparence des personnes, à leur langue, à leur culture et dès lors ça peut mettre des personnes qui proviennent de pays plus proches, par exemple, des immigrés qui viendraient d’Allemagne en Belgique ou bien de France en Belgique, ne se rencontreraient peut-être pas dans le terme « racisé » alors que ce sont aussi des personnes issues de l’immigration […], vous ne trouvez pas ? »

Mardi passé, lors d’un passage radio, on m’a demandé de faire un aparté lorsque, en répondant à une question, j’ai précisé avoir une préférence, tant institutionnelle que personnelle, pour l’utilisation du terme « personne racisée » plutôt que « personne issue de l’immigration ». L’intervention est citée en début de cet article, car elle me semble être un bon exemple des boucliers, tantôt plus ignorants, tantôt plus fragiles et/ou réfractaires, majoritairement blancs, mais pas uniquement, qui se dressent face à l’utilisation de cette terminologie : « racisé·e », et sa dérivée « racisation », ainsi que ses semblables « racialisé·e » et « racialisation ». Face à ce constat, nous saisissons ce signe des temps sur les concepts, comme une opportunité pour clarifier notre emploi de ces termes : pourquoi les utiliser ?

Définitions et origines

Comme Rokhaya Diallo le précise dans son article Racisme : le parallèle  avec les Etats-Unis n’est pas absurde, tandis que le terme « racisé » est perçu comme un nouveau mot exporté des Etats-Unis, en réalité, il fait sa première apparition il y a cinquante ans, en 1972, dans l’ouvrage L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel écrit par la sociologue française Colette Guillaumin[1].

Dans son livre, Guillaumin fait un retour historique afin de retracer les mécanismes sociaux et historiques à l’origine du racisme et par conséquent, de la race sociale. Elle explique que c’est au XIXème siècle que la race devient une catégorie biologique « prouvée » de manière pseudo-scientifique[2]. Cette catégorie vient légitimer la colonisation et solutionner le paradoxe de l’époque des Lumières qui, d’un côté, met en avant des idéaux prétendant à l’égalité de tous les êtres humains, tandis que de l’autre, elle soutient l’exploitation à travers la colonisation. Le rôle de cette catégorie au sein de ce paradoxe fait écho à la définition qu’Eric Fassin donne au terme race dans la conférence Race et histoire aujourd’hui : « la race c’est ce qui justifie de traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir soi-même inhumain »[3]. C’est à cette époque que se construit l’idée selon laquelle ce serait la tâche des peuples blancs de sortir les peuples « inférieurs » de leur état d’êtres « sans âme ».

Au XIXème siècle se développe donc un système perceptif qui permet de rattacher des personnes à des groupes raciaux spécifiques qui se situent en marge de la norme construite historiquement : la blanchité, qui sert de référence à partir de laquelle différents groupes vont être hiérarchisés. Les termes tels que « noir », « sémite », « aryen » ou « jaune » vont renvoyer à des catégories raciales perçues comme naturelles et biologiques et qui ont des caractéristiques propres. Les personnes racisées sont ainsi essentialisées, assignées à ces catégories et caractéristiques présentées comme naturelles. Les personnes assignées à un groupe représentent donc chacune le groupe en son entièreté. À l’inverse, la catégorie des « blanc.hes » est pensée comme une norme et permet aux personnes qu’elle inclut à la fois de représenter l’universel et d’être des individus uniques, gardant toute leur individuation par rapport au groupe.

Ce processus d’assignation à un groupe racial marginalisé est celui qui se cache derrière le système racial mis en avant dans L’idéologie raciste : la racisation. Les personnes racisées sont donc les personnes sujettes à la racisation, les personnes qui subissent le racisme et qui en sont négativement impactées. L’assignation des personnes racisées à une catégorie raciale détermine encore des traitements, des niveaux d’accès spécifiques – que ce soit à l’emploi ou au logement par exemple –, sur base de suppositions que l’on va faire et des imaginaires que l’on va projeter sur le groupe racial auquel cette personne est rattachée. Ces processus actuels de racisation soulignent que malgré la disqualification scientifique du concept de race, au sens biologique du terme, le racisme continue de produire des effets :

« On ne peut détruire en quelques décennies un système perceptif et axiologique qui a commandé la pensée d’une culture pendant plus d’un siècle. Sur le plan inconscient, la forme et le fondement biologiques qui sont attribués aux conduites culturelles sont restés prégnants et dominent notre conception du monde. […] Si la race n’existe pas, cela n’en détruit pas pour autant la réalité sociale et psychologique des faits de race. » (Guillaumin, 2002)

Au XIXème siècle, le racisme reposait sur la catégorisation de personnes en différents groupes raciaux perçus comme des réalités biologiques. Aujourd’hui, cette hiérarchisation ne se base sur aucune réalité tangible ni naturelle, bien qu’elle ait des effets réels, mais sur un principe abstrait malléable et dynamique en fonction du contexte[4]. C’est justement pour souligner le caractère construit et abstrait de ces catégories qu’on parle parfois de race sociale.

Par ailleurs, comme le précise Sarah Mazouz dans l’épisode du podcast « A l’intersection », intitulé Sarah Mazouz et la question raciale, ce qu’on nomme race sociale aujourd’hui n’est pas une grille inflexible qu’on va fixer à la réalité :

« Au contraire, on part du principe que la réalité est plurielle et qu’on est tous multidimensionnels et que ces différentes dimensions de […] nos caractéristiques sociales sont en lien et qu’il n’y a pas quelque chose qui joue plus : on n’est pas plus ouvrier que noir, ou plus noir que femme, ou plus blanc que cadre[5] » (Mazouz, 2021)

Cette précision souligne que parler de race et de racisation ne réduit pas les personnes racisées à leur condition sociale en lien avec le système racial. En nommant cette condition, on en nomme une parmi d’autres avec lesquelles elle va s’imbriquer et qu’il ne s’agit pas de nier. 

Nous sommes tou.tes situé.es au sein du système

Si seul·es certain·es d’entre nous sont racisé·es, dans une société organisée socialement à travers un système racial, ces mécanismes de racialisation nous concernent tou·tes : nous sommes tou·tes racialisé·es, car nous sommes tou·te·s situé·es racialement au sein de cette société. Par exemple, le fait de ne pas subir les discriminations et violences racistes structurelles a des implications sur les personnes perçues comme blanches, que ce soit en termes d’accès aux ressources, de liberté psychologique ou de perception de soi et de la société.

Nous avons donc, d’un côté, la racisation, terme forgé par Frantz Fanon en 1961 dans les Damnés de la terre, qui désigne le processus par lequel certaines personnes sont assignées à un groupe racial altérisé, et de l’autre, la racialisation qui désigne le processus par lequel nous sommes toutes assignées à un groupe racial, que celui-ci soit au centre ou aux marges du système racial. Les résistances et attaques contre l’usage de ces termes sont sans doute en partie dues au fait qu’ils nous situent tou·tes au sein du système racial, qui se maintient en place à travers son déni et le refus de la norme de se situer.

Que nous apportent ces concepts ?

Les concepts de « racisation » et de personne « racisée » font écho, chez de nombreuses personnes, à différentes formes de violence, dont la compréhension et l’expression sont facilitée lorsqu’on a des mots pour désigner cette source de souffrance, à différents degrés et à différentes échelles, qu’est la condition collective des personnes racisées. Tout comme racialisation et racialisé, ces concepts offrent des grilles de lecture qui nomment des manières de voir et d’expérimenter le monde et rendent plus tangibles des réalités peu visibilisées (en particulier pour celles et ceux qui, inclus au sein de la norme, ne les vivent pas). En faisant exister ces réalités dans nos propos, ils permettent de voir plus nettement le poids qu’exercent certaines structures sociales sur nos vies. Chaque concept agit ainsi comme un filtre qui permet de faire apparaitre de nouvelles dimensions dans la réalité observée.

Dans son livre L’inquiétante familiarité de la race, le politologue Alain Policar regrette qu’à ses yeux, la mobilisation des concepts tels que « racisé » et « racialisé » étende le domaine de la race. En d’autres termes,  à ses yeux, la présence de ces concepts dans le monde du discours augmente sa présence dans la réalité[6]. Cet argument part d’un constat erroné : ce n’est pas l’utilisation du concept qui fait exister la race, mais ce sont des rapports sociaux qui hiérarchisent et déshumanisent des catégories de la population.

En effet, dans une société comme la nôtre où près d’une agence intérim sur trois continue à donner suite aux demandes discriminatoires de leurs entreprises clientes, où les Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais se caractérisent par un haut niveau d’éducation et un taux de chômage quatre fois supérieur à celui de la moyenne nationale, où 70% des abus policiers ont eu lieu dans des quartiers de ce qu’on appelle « le croissant pauvre de Bruxelles », où des personnes, majoritairement arabes et afro-descendantes, ont perdu la vie suite à des abus policiers, où les personnes afro-descendantes sont moins bien prises en charge par les centres hospitaliers à cause du syndrome méditerranéen, et alors que cette liste est loin d’être exhaustive, il est nécessaire de partir des effets pour parler d’une réalité plutôt que de partir d’un discours. Ce ne sont pas les personnes qui font le constat de cette réalité qui créent le racisme, mais bien le racisme qui créé des catégories aux positions sociales bien distinctes.

En d’autres termes, ce n’est pas la mobilisation de ces concepts qui divise, qui racialise : la division raciale est là, qu’on le veuille ou non. Ces concepts permettent donc de nommer une réalité. Cette réalité est due à une condition sociale et non pas à une identité ou à une essence qui seraient figées. Les exemples qui démontrent le caractère malléable de ces catégories sont abondants tant historiquement que contemporainement. La position que l’on occupe dans le système racial n’est ni figée ni choisie, mais dépend d’un contexte socio-historique bien précis. Par exemple, une personne noire ne veut pas dire la même chose en Belgique qu’au Brésil et une personne perçue comme noire aux Etats-Unis ne le sera peut-être pas en Belgique.

Le concept « racisé·e » permet de désigner une expérience commune entre différents groupes, bien qu’expérimentée différemment par chacun·e, par exemple en fonction de nos autres « caractéristiques sociales ». Aujourd’hui, les personnes racisées sont désignées par un ensemble épars de termes, tantôt tirés de leur situation administrative, tantôt de leur histoire familiale, ou de leurs convictions confessionnelles : migrants, sans papiers, réfugiés, primo-arrivants, 1ère-2ème-3ème génération, africains, noirs, musulmans, juifs, roms, asiatiques, etc. Parler de personnes racisées en affirmant qu’il s’agit avant tout d’un positionnement dynamique au sein d’un système, et non de personnes que l’on essentialiserait, permet de s’y attaquer à un niveau collectif et d’unir ses forces avec d’autres groupes discriminés, par différentes formes de racisme (anti-sémitisme, islamophobie, romaphobie, afrophobie, etc.) et d’autres systèmes de domination.

Prendre conscience de notre place dans ce système permet de la questionner. Ainsi, ces concepts sont des outils de lutte, pour se dégager de l’emprise psychique du racisme. Ils permettent de reconnaitre les souffrances et vécus traumatiques. De cette meilleure compréhension et reconnaissance d’une condition sociale, des opportunités d’action et de transformation émergent et ce, parfois de manière transversale.

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[1] Diallo, R. (2020). Racisme : le parallèle avec les Etats-Unis n’est pas absurde 

[2] Guillaumin, C. (2002). L’idéologie raciste: Genèse et langage actuel. Paris: Gallimard.

[3] Fassin, E. (2017). Race et histoire aujourd’hui [Vidéo]. MSH Ange-Guépin.

[4] Mazouz, S. (2021). Race. Anamosa.

[5] Mazouz, S. (2021). Sarah Mazouz et la question raciale [Episode de podcast]. A l’intersection. 

[6] Policar, A. (2020). L’inquiétante familiarité de la race. Décolonialisme, intersectionnalité et universalisme. Le bord de l’eau.

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