Au sein du monde associatif et culturel, nous assistons à une prolifération d’activités, d’outils et de jeux pédagogiques transmettant diverses notions liées aux inégalités de manière accessible et en les mettant en pratique. Que ce soient des sensibilisations aux parcours migratoires, aux manques d’opportunités vécues par différents groupes sociaux, les activités d’immersion sont multiples (expositions, animations, jeux, etc.). À travers ces outils, l’intersectionnalité est également de plus en plus intégrée, enseignée et diffusée. Pour rappel, l’intersectionnalité est une notion qui désigne la manière dont les différentes formes d’oppressions (racisme, sexisme, validisme, etc.) s’articulent et se renforcent mutuellement.1
Le groupe de travail sur l’intersectionnalité de BePax a décidé d’expérimenter des jeux pédagogiques proposés par différentes associations. Au-delà des apports constructifs, il est crucial d’examiner de manière critique ces outils, de comprendre leurs limites et leurs potentielles implications. L’objectif est d’explorer les diverses approches adoptées, d’identifier les défis rencontrés, et enfin, de formuler des recommandations pour une meilleure intégration de l’intersectionnalité dans le travail associatif. Par ailleurs, si cette analyse émerge d’une prise de recul autour des jeux portant sur l’intersectionnalité, les réflexions proposées peuvent également s’étendre à d’autres activités de sensibilisation utilisées dans le milieu associatif et culturel, telles que les expériences immersives ou les jeux de rôles par exemple.
Le jeu, une force pédagogique
En général, ces jeux et activités se présentent sous forme d’une variante du jeu de l’oie classique. En effet, dans le cas d’une sensibilisation aux discriminations, ce type de jeu compétitif est facile à mettre en place, car il permet aux participant·e·s d’incarner des personnages avec différents niveaux de privilèges, de discriminations et de vécu d’injustices. Cette expérience immersive facilite la compréhension des dynamiques sociales. Le fait de progresser ou de reculer sur un plateau de jeu en fonction des privilèges ou injustices rencontrés permet de visibiliser les inégalités et suscite l’empathie envers les vécus des personnes cibles de discriminations et inégalités. Certains jeux intègrent la recherche de solution à une situation discriminante pour alimenter la réflexion collective. Par exemple, comment réagir lorsqu’un employeur refuse une candidature parce que la personne appartient à une minorité ethnique ou parce que c’est une femme.
Ces jeux favorisent l’attention grâce aux mises en situation réalistes et aux objets attractifs tels que des cartes ou des plateaux de jeux. Ils permettent de favoriser l’apprentissage dans un espace sécurisé et favorisent l’empathie en illustrant des situations d’inégalité à travers des personnages diversifiés ou en demandant aux participant·e·s d’incarner leur propre vécu. Enfin, cette méthode d’apprentissage permet de communiquer aussi des informations factuelles et statistiques de manière plus digeste, notamment à travers des cartes informatives.
Quand l’immersion atteint ses limites
Représenter sans stéréotyper
L’un des pièges de ces activités est la présence possible de situations et de personnages caricaturaux. Par exemple, l’utilisation des noms de famille comme Ngijol ou Elmaleh grossit le trait. Cela pose un problème car ces noms, en tant que patronymes, ne représentent pas des ethnies ou des nationalités en elles-mêmes. En les utilisant pour suggérer une origine précise, on risque de figer des catégories socialement construites dans des stéréotypes réducteurs. Créer des personnages réalistes sans perdre en nuance et sans renforcer des représentations figées est un vrai défi.
L’aspect intersectionnel est souvent simplifié dans divers outils : bien que le cumul des discriminations soit mis en avant, la manière dont elles interagissent pour créer des situations spécifiques est rarement illustrée. L’intersectionnalité ne consiste pas à additionner les oppressions, mais à montrer comment elles se renforcent pour produire des effets uniques. Par exemple, être une femme issue d’une prétendue minorité “raciale” ne se résume pas à être la cible de sexisme et de racisme séparément, mais à affronter des formes de discrimination qui s’entrelacent pour créer une réalité unique. Par exemple, être une femme issue d’un groupe minorisé racialement, ne se résume pas à être la cible de sexisme et de racisme séparément, mais à affronter des formes de discrimination qui s’entrelacent pour créer une réalité unique. Les activités pédagogiques réduisent souvent cette complexité à une accumulation de désavantages, sans explorer comment les discriminations interagissent pour engendrer des dynamiques spécifiques. L’expérience des discriminations varie selon des facteurs comme le genre, la prétendue race ou l’orientation sexuelle, et cette approche échoue ainsi à rendre visible la réalité des personnes à l’intersection de plusieurs oppressions de manière simultanée.
Enfin, ces jeux tombent souvent dans le piège du misérabilisme2, en mettant l’accent uniquement sur les aspects négatifs et peu valorisants de groupes sociaux et des identités multiples, qui renforce le stéréotype de passivité des personnes issues de groupes minorisés. En effet, en voulant mettre l’accent sur les dominations, peu d’exemples positifs de résilience, de solidarité, d’entraide ou de célébration sont présentés. Pourtant, les groupes minorisés ne se résument pas à la douleur, à la victimisation mais sont aussi porteurs de résistance, de fierté et de moments de solidarité.
L’empathie, une ressource épuisable
La plupart des jeux pédagogiques cherchent à susciter l’empathie pour déconstruire les stéréotypes, une approche qui s’est avérée efficace dans plusieurs études sur la réduction des préjugés.3 Cependant, cette empathie n’est pas automatique : elle est souvent freinée par la force des préjugés racistes. La perception du racisme structurel est fréquemment minimisée ou peu comprise, ce qui empêche de reconnaître les injustices systémiques subies par les personnes ciblées par le racisme.4 Or, reconnaître ce racisme structurel est essentiel pour surmonter ces obstacles à l’empathie. Une approche systémique, qui met en lumière les mécanismes institutionnels et historiques du racisme, est en ce sens bien plus efficace pour éveiller l’empathie et encourager l’action que de se limiter aux comportements individuels de discrimination. Pourtant, les activités de type immersion mettent souvent l’accent sur les expériences personnelles des personnages ciblés par le racisme. En conséquence, les joueurs·euses qui n’ont pas conscience du niveau structurel et systémique du racisme, ou ayant des préjugés et un système de représentations fortement ancrés risquent d’être peu touché·es par cette approche.
Mécaniques de jeu, dynamiques de pouvoir
Celles-ci concernent les jeux qui communiquent diverses informations (statistiques, exemples de discrimination ou de situation) à travers des cartes informatives. Par exemple, des statistiques brutes sur les violences conjugales, les violences raciales ou la pauvreté sont souvent présentées sans contexte. Si ces données peuvent être instructives, elles peuvent aussi être violentes ou choquantes pour certain·e·s participant·e·s, amenant à se distancier de la cause.
D’autres mécanismes de jeu peuvent renforcer cette violence : par exemple, un personnage portant un voile peut être exclu de certaines actions, sans explication claire. Cela peut semer la confusion et laisser entendre que la responsabilité des discriminations repose sur les cibles de celles-ci. Un autre exemple : un.e participant.e doit proposer une solution seul·e face à la situation « tu es mis.e à la porte de chez toi par tes parents car tu viens de faire ton coming out ». Même si on peut trouver une solution individuelle comme un autre logement ou faire appel à un.e proche, cela ne permet pas de réfléchir aux réponses structurelles à apporter en tant que société.
Le jeu peut aussi faire revivre des discriminations aux participant·e·s concerné·e·s. Par exemple, un·e joueur·euse LGBTQI+ peut être amené·e à revivre des violences à travers son personnage. Dans ce cas, l’outil, au lieu de dénoncer la violence, risque de la reproduire. La présence de “trigger warnings”5, ou avertissement de contenu est essentiel car cela permet le consentement de chaque participant·e, en lui laissant le choix de participer ou non.
Coulisses de la création
Les soucis relevés dans ce type d’activités relèvent, entre autres, des questions de représentations. Pour que la représentation des personnes issues de groupes minorisés soit juste, il est préférable d’inclure les personnes concernées dès la conception d’une activité ou du moins se renseigner sur leurs différents vécus et perspectives. Sans cela, le risque d’omissions, de biais, d’erreurs ou même de renforcement de stéréotypes et d’images négatives est grand. Prenons l’exemple d’une ASBL développant un jeu pédagogique sur l’intersectionnalité, mais dont l’équipe est composée majoritairement de personnes non concernées par ce type de discrimination, ou qui n’ont pas connaissance des multiples réalités vécues par ceux·celles qui en sont la cible. Si en plus, ces personnes sont non formées aux réalités qu’iels ne vivent pas ou dont iels n’ont pas conscience, le manque d’inclusion dans l’équipe de conception peut entraîner des omissions importantes. Par exemple, une situation de discrimination liée au port du voile pourrait être mal représentée si les concepteur·rice·s n’ont pas expérimenté le voile ou n’ont pas connaissance de ce vécu. Par conséquence, une distance peut naître entre les personnes qui conçoivent les scénarios d’immersion et les personnes concernées6, qui peuvent le vivre comme si leurs vécus étaient instrumentalisés à des fins de sensibilisation7.
De bonnes pratiques pour des activités sécures et inclusives
Dans la phase de création d’un jeu sur l’intersectionalité par exemple, il serait préférable d’inviter des personnes à l’intersection de plusieurs identités, afin de recueillir leur vécu et tester l’outil pour en évaluer l’impact. Ainsi, envisager une collaboration avec des expert·e.s du vécu sous la forme d’un comité d’accompagnement présent à chaque étape du processus de création permettrait de recueillir des retours pertinents. D’autre part, impliquer les personnes concernées au cœur de la démarche permet d’éviter ce que certain·e·s appellent le « blanchiment de l’intersectionnalité ». Comme le souligne Bilge (2015) : « Lorsque ces savoirs réussissent à percer (comme cela semble être le cas de l’intersectionnalité), c’est au prix fort d’un double blanchiment : les productrices de savoir racialisées sont écartées et le cœur du champ est occupé par les théoriciennes blanches. »
Une phase de mise en place afin de faciliter l’impact d’une activité abordant des questions aussi sensibles est importante, mais aussi d’un temps dédié au débriefing en fin de partie. Ce débriefing aurait plusieurs avantages : recontextualiser le contenu présenté dans l’outil ; ajouter des liens avec les enjeux systémiques ; répondre aux éventuelles questions des participant.e.s ; apporter un soutien face aux charges émotionnelles engendrées par des informations sensibles.
Conclusion
Pour conclure, la création d‘une activité de type immersive est loin d’être une tâche facile. L’existence de telles activités ou jeux démontre la volonté de rendre certains concepts et vécus accessibles à un large public mais révèle également des lacunes qui, une fois identifiées, offrent des pistes d’action. Les critiques formulées par le groupe de travail ne sont pas seulement un constat des limites mais un point de départ pour repenser ces activités pédagogiques et les rendre plus inclusives, nuancées et efficaces.
Bien que le groupe de travail ait pris comme cas d’étude les jeux centrés sur l’intersectionnalité, cette approche critique peut s’étendre à d’autres types d’activités de sensibilisation utilisés dans l’associatif. Que ce soit pour aborder les parcours migratoires, les questions de genre, ou d’autres enjeux sociaux, ces outils pédagogiques partagent souvent des dynamiques similaires.
Représenter les enjeux systémiques n’est pas seulement une question pédagogique, mais un enjeu politique. Ces activités influencent les perceptions face aux discriminations systémiques. Une représentation incomplète peut perpétuer des stéréotypes, tandis qu’une approche multiperspective peut éveiller une conscience politique plus profonde. En intégrant mieux le point de vue des personnes concernées, ces outils peuvent devenir de puissants leviers de sensibilisation et de changement.
Mehdi Hemmi, Celine Cheng, Erica Guevara Uribe, Fariha Ali.
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Notes de bas de page
1 Pour aller plus loin, consultez : A.Yancy. L’intersectionnalité : un concept à ne pas vider de sa substance (2020)
2 Ce terme peut être utilisé pour critiquer des œuvres qui semblent exploiter la misère humaine de manière excessive ou sensationnaliste, sans reconnaître la complexité et la diversité des expériences humaines et sans offrir des perspectives de solution.
5 Un trigger warning est un avertissement qui prévient qu’un contenu peut potentiellement déclencher des souvenirs traumatiques ou des réactions émotionnelles intenses chez certaines personnes.
6 Par « personnes premièrement concernées », nous désignons les individus directement touché·e·s par les systèmes de domination, d’oppression ou de discrimination abordé·e·s dans ce document. Cela inclut, dans le cadre de l’antiracisme, les personnes issu·e·s des communautés racisées et/ou subissant les conséquences historiques, sociales, politiques ou économiques du colonialisme et du racisme systémique. Ce terme vise à reconnaître leur expérience vécue et leur expertise unique en tant qu’acteur·rice·s essentiel·le·s dans les processus de changement.
7 Lmadani et Moujoud, « Peut-on Faire de L’intersectionnalité Sans les Ex-colonisé-e-s ? », Mouvements n° 72/4, 2012 : 11‑21.