Quelle politique contre le cumul des discriminations ?

Rédigé le 17 août 2017 par : Laetitia Werquin

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Qu’est-ce qui différencie une professeure de religion islamique portant le voile d’un professeur barbu enseignant le même cours ?

Si le foulard et la barbe sont considérés comme des signes extérieurs de conviction religieuse, les deux cas ne sont pas perçus de la même manière et font l’objet de traitements différenciés. La première est une femme, le second un homme. Il est cependant douteux qu’une grande partie des femmes se proclamant féministes s’indignera, dans cette situation, d’une discrimination à l’égard de la femme.

Les années 70 - remise en question d’un féminisme universel

En 1976 Emma Degraffenreid et d’autres femmes noires intentent un procès contre le constructeur automobile General Motors Corporation pour motif de discrimination fondée sur leur race et leur genre. Selon elles, la combinaison du fait qu’elles soient des femmes et qu’elles soient noires, les empêche de pouvoir travailler au sein de l’entreprise. Autrement dit, la discrimination n’est ni fondée sur la base de leur race ou de leur genre uniquement. De fait, des Noirs se font embaucher pour travailler dans les ateliers de l’usine si ce sont des hommes et des femmes sont employées en tant que secrétaires si elles sont blanches.

La Cour rejette néanmoins leurs réclamations car, bien qu’elle reconnaisse le fait que la race ou le genre donnent lieu à des discriminations, elle ne reconnait pas leur association. En conséquence, la discrimination dont ont été victimes les femmes noires de la part de General Motors n’est pas prise en compte.[1] 

Afin de rendre compte de l’invisibilité de cette situation de discrimination dans la loi et parce que le fonctionnement des législations américaines en regard des besoins exprimés par les femmes racisées ne la satisfait pas, la juriste Kimberlay Crenshaw crée le terme « intersectionnalité ». Diffusé pour la première fois en 1991, il commence à se répandre dans la sphère francophone à partir des années 2000. Pourtant, les questions soulevées par la théorie associée à ce nouveau concept sont loin d’être nouvelles.

En effet, déjà dans les années 70 des critiques à l’égard de la théorie féministe blanche dominante s’élèvent. Des groupes militants afro-américains pensent la domination de sexe sans l’isoler des autres rapports de pouvoir. Ils revendiquent un mouvement féministe plus inclusif et contestent l’imposition d’une norme de féminité universelle et homogène.

La portée du concept d’intersectionnalité

Outre la possibilité de penser les différents aspects de l’identité et sa relation au pouvoir, l’intersectionnalité met en évidence la diversité des individus au sein des groupes dits « dominés ». Certaines personnes sont donc mal représentées et deviennent invisibles dans des situations où elles font l’expérience d’une discrimination multiple. Ainsi, Kimberley Crenshaw montre que les femmes de couleurs tombent systématiquement dans les failles des discours féministes et antiracistes. Elle souligne également que l’intersectionnalité concerne une multitude d’autres cas et ne se limite pas aux femmes.

Première illustration – les personnes homosexuelles de couleur

La communauté LGBT n’est pas épargnée par le racisme. Les personnes gays et racisées subissent généralement une double discrimination et sont marginalisées au sein même de la communauté LGBT étant la plupart du temps exclues des tables de discussion. En conséquence, les revendications de la communauté LGBT ne font jamais référence au racisme, à l’islamophobie ou à la violence policière. 

En outre, depuis le début des années 2000, la théoricienne américaine Jasbir Puar constate la mue idéologique d’une frange de la population, auparavant hostile à la communauté LGBT, qui tient aujourd’hui un discours défendant celle-ci tout en étant anti-islam et xénophobe. Elle utilise le concept d’« homonationalisme » (2007) pour décrire cette tendance.

Deuxième illustration – femmes musulmanes

L’islamophobie dont sont victimes particulièrement les femmes musulmanes est un phénomène de plus en plus fréquent en Belgique comme en France, aux Pays-Bas ou au Royaume Uni. Ce phénomène peut se traduire par l’agression physique ou verbale d’une femme voilée ou encore par une inégalité de traitement. Par exemple, une enseignante de religion islamique se fait interdire de porter un foulard par les autorités communales pour enseigner la religion dans une école communale alors qu’un professeur de religion masculin portant une barbe ne fait l’objet d’aucune restriction en la matière.

Suite à la publication du rapport annuel d’Unia[2] de 2014 comportant de nombreux signalement de femmes victimes d’islamophobie, le Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB) s’est interrogé sur la dimension sexiste de cette forme de xénophobie et de racisme. L’analyse du CCIB montre que la situation est très préoccupante pour les femmes musulmanes non seulement à cause du nombre élevé de signalements reçus de ce groupe vulnérable mais aussi par la nature des secteurs les plus discriminatoires tels que l’enseignement, le monde du travail, l’accès aux biens et services et la sécurité sociale. Le CCIB décrit cette intersectionnalité des discriminations comme une forme de « sexisme islamophobe » ou de « racisme islamophobe misogyne ».[3]

Dans ce contexte, les deux arrêts concernant l’interdiction du port de signes convictionnels dans les sociétés privées rendus par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) doivent être appliqués avec prudence. En effet, si la CJUE estime qu’une règle interne visant la neutralité en entreprise et interdisant de ce fait le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion, l’arrêt interdit la discrimination directe. Une interdiction n’est permise qu’en cas de contact direct avec le public. Ainsi, une interdiction générale du foulard n’est pas autorisée.

Si les arrêts ne semblent pas problématiques car il existe des balises, la notion de neutralité progresse depuis plusieurs années et pousse des entreprises à mettre en place une politique de neutralité. Selon Emmanuelle Bribosia, professeure de droit à l’ULB, la neutralité devient le cache-sexe de préjugés à l’encontre de la religion musulmane. La politique de neutralité introduite dans une entreprise permet donc parfois trop facilement de contourner une attitude xénophobe envers un ou ici, à l’image des deux cas examinés par la CJUE, une employée femme musulmane.

L’intersectionnalité : un concept ambigu et ouvert

Si l’intersectionnalité aborde le souci théorique et normatif le plus central de la recherche féministe –  la reconnaissance des différences entre les femmes –, ce concept est également ambigu et ouvert. Selon Kathy Davis[4] son ambiguïté et son aspect ouvert ont permis d’enrichir la production de la recherche féministe contemporaine en lui offrant des nouvelles perspectives et des nouveaux combats.

Ainsi, un rapport publié par la commission européenne en 2007[5]  recense plusieurs significations et définitions du phénomène de discrimination multiple - dont fait partie l’intersectionnalité - fournies par la littérature. Même si le rapport considère que les termes sont interchangeables, y sont distinguées : la discrimination multiple (ou additive), la discrimination composée (ou croisée) et la discrimination intersectionnelle. Dans son rapport d’évaluation de 2016[6], Unia reprend ces trois catégories.

1) La discrimination multiple désignerait le fait que plusieurs motifs agissent séparément. Ainsi, une femme handicapée peut, dans une situation, faire l’expérience de la discrimination fondée sur le fait qu’elle est une femme et dans une autre, fondée sur son handicap.

2) La discrimination composée décrirait la situation où un motif de discrimination est aggravé ou renforcé par un ou plusieurs autres critères qui se renforcent mutuellement. Par exemple, un employeur souhaite des travailleurs d’un tel âge, avec une maîtrise parfaite de la langue, d’une certaine nationalité, avec de l’expérience passée dans le pays. La combinaison de ces exigences risque de discriminer certains candidats.

3) La discrimination intersectionnelle désignerait une situation où plusieurs motifs agissent et interagissent les uns avec les autres en même temps. Ces motifs de discrimination seraient donc indissociables. Le cas d’Emma Degraffenreid contre General Motors qui a interpellé Crenshaw illustre cette situation de discrimination.

L’intersectionnalité dans la loi belge ?

En Belgique, la loi ne protège pas encore les personnes victimes de discriminations multiples, croisées ou intersectionnelles. En effet, la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, telle que modifiée par la loi du 10 mai 2007 ne fait encore référence qu’à « l’un des critères protégés », contrairement au décret du 10 juillet 2008 portant le cadre de la politique flamande de l’égalité des chances et de traitement qui se réfère à « une ou plusieurs » caractéristiques protégées.

Dans son rapport d’évaluation de loi antidiscrimination et de la loi antiracisme publié en 2016, Unia formule une série de recommandations sur la base de son expérience pratique, sur la jurisprudence nationale connue et sur son expertise générale en matière de lutte contre les discriminations. Parmi ces recommandations, on trouve la nécessité qu’il soit fait explicitement référence à « un ou plusieurs » critères protégés dans la loi antiracisme et la loi antidiscrimination. En conséquence, comme le souligne Catherine Fonck (cdH) dans sa proposition de loi déposée le 7 octobre 2016[7], la personne qui souhaite introduire une action en cessation est obligée de choisir un critère sur lequel fonder son action. La députée fédérale souhaite donc modifier la loi antidiscrimination et la loi antiracisme afin de faire référence à toute discrimination ou distinction directe ou indirecte basée sur « un ou plusieurs critères protégés ».

En conclusion, bien que le concept d’intersectionnalité ait du succès au sein de la recherche féministe contemporaine, la situation de discrimination multiple qu’il désigne n’est pas encore reconnue légalement dans certains pays tels que la Belgique. Cette non reconnaissance peut avoir comme conséquence d’invisibiliser de nombreuses victimes au sein de notre système juridique.

 


[1] Emma Degraffenreid et Al.v.General Motors Assembly Division, St. Louis.

[2] Unia est le nouveau nom de l’ancien Centre interfédéral pour l’égalité des chances.

[3] CCIB, Existe-t-il une dimension sexiste dans les actes d’islamophobie en Belgique?, http://ccib-ctib.be/index.php/2016/03/08/existe-t-il-une-dimension-sexiste-dans-les-actes-islamophobe-en-belgique/, consulté 1er avril 2017.

[4] Kathy Davis est senior research fellow au sein du programme de recherche et du département de Sociologie à la VU Université d’Amsterdam. 

[5] Commission européenne, Lutte contre la discrimination multiple : pratiques, politiques et lois, file:///C:/Users/user/Downloads/ke8207458_fr%20(1).pdf, consulté le 3 avril 2017.

[6] Unia, Loi du 10 mai 2007 modifiant la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie (MB 30 mai 2007) (loi antiracisme) Loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination (MB 30 mai 2007) (loi antidiscrimination), http://unia.be/files/Documenten/Evaluation_2016.pdf, consulté le 3 avril 2017.

[7] Catherine Fonck, Proposition de loi modifiant la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie et la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, en vue d’y faire explicitement référence « à un ou plusieurs critères protégés » afin de mieux protéger les victimes de discriminations multiples, 7 octobre 2016, http://www.dekamer.be/FLWB/PDF/54/2077/54K2077001.pdf, consulté le 4 avril 2017.

  

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