Le poids de l’imaginaire colonial dans les ONG d’aide au développement. Partie 2.

Rédigé le 6 mai 2021 par : Anh Thy Nguyen & Pauline Washukenyi

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Depuis quelques années, les campagnes de communication menées par les ONG suscitent des critiques récurrentes qui les invitent à une remise en question des imaginaires qu’elles contribuent à forger. Toutefois, à l’heure où une partie de ces organisations montrent des signes de volonté d'évolution , il nous semble important de réfléchir aux potentiels ressources et freins à ce chang

Dans la première partie de cette analyse, également basée sur un entretien effectué avec un·e employé·e d’une ONG belge, nous avons pu éclairer le processus décisionnel de l’ONG en question, qui est basé sur une approche top-down et dont les résultats peuvent donc sembler éloignés de la réalité de ceux et celles qui travaillant sur le terrain. Ce manque de concordance avec une réalité vécue se fait également sentir au niveau de la communication ; certaines des images des campagnes véhiculant des stéréotypes et dramatisant des situations, ce qui affecte négativement la manière dont les personnes racisées, dont notre interviewée fait partie, sont perçues.

Malgré ces constats, notre entretien indique qu’un travail se fait au sein de l’ONG pour faire changer les choses. Dans cette deuxième partie, nous parlerons des potentiels moteurs de changement et des enjeux qui leurs sont liés.

Pour et vers une inclusion à tous les niveaux

En dépit des constats effectués, il ressort néanmoins de notre entretien qu’il existe une volonté de la part de plusieurs membres de l’ONG concernée de voir certaines améliorations aussi bien au niveau de l’organisation interne de la structure que de la communication externe, notamment par rapport à la façon dont elle représente les bénéficiaires de l’aide au développement.

Face à ces représentations souvent misérabilistes, empreintes d’un discours paternaliste, un travail de remise en question commence en effet à émerger, bien que de manière encore timide :

« Avant, si on regardait les campagnes de différentes ONG c'était pratiquement pareil. Ils ont commencé à un peu doser de ce côté-là. Mais certaines choses restent. Quand on veut parler de l'africain, généralement, c'est toujours en montrant des personnes précarisées. ».

Si un effort commence à être pratiqué de la part des ONG en vue d’impliquer davantage les personnes qui sont représentées sur les images véhiculées et notamment en essayant de faire entendre leurs voix, dans la réalité, leurs avis ne semblent pas vraiment être pris en compte lorsqu’elles évoquent les façons dont elles aimeraient vraiment être représentées. Dès lors, cette reconnaissance de la parole est-elle réelle ou sert-elle de caution à des décisions déjà prises en amont ? Il convient de s’interroger sur les véritables intentions des ONG, comme le fait d’ailleurs la personne que nous avons rencontrée :

« J'ai toujours été un peu sceptique par rapport à ça. Généralement je n'ai pas le sentiment que ce soit quelque chose de sincère. J'ai souvent l'impression qu’on utilise la personne justement pour montrer une image, qu'on pense que la société actuelle préfère voir. On donne un semblant de parole, pour cautionner, tout en gardant le contrôle absolu. » ;

« Quand on veut donner la parole, qu’on donne la vraie parole. [Autrement] tu es juste là comme un figurant, [ce qui] confirme encore plus le fait que ta parole ne sert à rien ».

Ainsi, de la même manière que les images, le poids des mots n’est pas négligeable. Au moment d’évoquer la déconstruction des stéréotypes raciaux et l’usage d’un vocabulaire explicitement décolonial[1], l’expérience de la personne interrogée témoigne d’une absence de réflexion théorique menée de façon à la fois structurelle et concertée. Si réflexion il y a, elle semble plutôt provenir de certains membres de l’organisation à titre individuel, mais n’est pas encore à ce jour prise en charge ni collectivement ni structurellement. Ce travail de discussion et de déconstruction peut néanmoins s’illustrer à travers des discussions informelles entre des groupes restreints de collègues et prendre appui sur des équipes de communication dont la composition repose sur des profils de plus en plus jeunes, habitués à côtoyer des personnes de divers horizons.

Syndrôme du sauveur blanc et néocolonialisme

Le « syndrome du sauveur blanc »[2] reste fortement ancré dans l’approche de l’ONG en question, notamment dans ses campagnes de récolte de fonds. Les mots employés et les images qui sont données à voir ne sont d’ailleurs pas sans rappeler la mission civilisatrice que se donnaient les Européens durant l’époque coloniale :

« [...] le blanc qui va donner à l’autre... ça donne mieux. On part du principe que tu ne sais rien faire [...] ; on va se focaliser sur ce qu’on considère comme des points faibles pour montrer à quel point tu as besoin d’eux. Sur le terrain, la supériorité du blanc sur les personnes locales, ce n’est même pas un sentiment, c’est une conviction. »

Le fonctionnement actuel de certaines ONG reflète, à certains égards, la mutation de la colonisation, d’après la personne interrogée :

« L'homme blanc n'impose plus ouvertement sa volonté à l'autre. Au lieu de cela, il utilise son pouvoir économique et le manipule pour qu'il se conforme à sa volonté.  « Au lieu d'interroger les populations locales sur leurs priorités, ce sont les donateurs européens qui décident des projets auxquels ils allouent des fonds. »

Plus encore, les financements publics dont bénéficient certaines ONG influencent considérablement leurs missions et leur politique de communication dans ce sens[3]. Celles-ci sont parfois même amenées à orienter leurs projets pour répondre aux critères d’éligibilité de certains bailleurs de fonds. Ce constat est d’ailleurs mis en exergue par le témoignage de l’employé·e interrogé·e :

« C'est assez frustrant parce que on a envie d’élever la voix et de parler de certaines choses, certaines réalités. Mais en haut, ils pensent d'abord aux financements. C'est vrai, ils en ont besoin pour que la boîte tourne, mais en même temps c'est tellement frustrant que la mission écrite sur papier ne puisse plus être vraiment réalisée de manière autonome, ouverte et sans limites, parce qu’il y a une dépendance à ces sous. »

Si se dessine une nécessité à questionner ces pratiques, la personne interrogée nous relate que cette réflexion demande du temps et de la volonté pour créer et mettre en place de réels groupes de travail :

« [...] avant de vouloir expliquer cela de manière générale, il faudrait peut-être commencer au niveau [interne], comme [revoir] les critères des expats par exemple [ainsi que les critères de candidature pour les postes à responsabilités] ».

Lorsque ce type de remarque est abordé en pleine réunion, cela ne suscite que silence, symptôme d’un débat aussitôt avorté. Ni les membres du Conseil d’Administration ni les responsables de département ne sont prêts actuellement à entamer ces débats (« ils ne sont pas ouverts, ils veulent juste le faire croire »), outre le fait de ne pas être suffisamment outillés pour les tenir.

Néanmoins, si un tel débat devait voir le jour, notre enquêté·e pointe les enjeux qu’il ou elle juge essentiels. Tout d’abord, du point de vue européen, au lieu de reproduire des imaginaires problématiques, les ONG pourraient jouer un rôle important dans un processus de décolonisation. Une piste à explorer peut notamment être la déconstruction de l’image de personnes blanches dans le rôle de “sauveuses”, tendant la main aux personnes noires et leur apportant la solution, dans une logique de visibilité constante – voire de surexposition – des actions entreprises par elles. Ensuite, par rapport aux pays bénéficiaires, plutôt que de maintenir une dépendance économique à l’égard des ONG internationales, il serait plus judicieux de « mettre en place une collaboration avec des ONG ou des ASBL sur place, localement », qui permette de soutenir financièrement des initiatives locales existantes « pour qu’elles puissent aller plus loin et avancer ». Enfin, en ce qui concerne la responsabilité des employeur·e·s, il s’agirait de mettre sur pied une culture organisationnelle anti-raciste, en évaluant les processus de recrutement, ainsi que les conditions dans lesquelles s’exerce le travail. Il serait par exemple utile d’entreprendre une réflexion sur le processus de recrutement des expatrié·e·s, en cherchant notamment à approcher leurs motivations réelles (e. g. ces personnes ont-elles dépassé le complexe du “sauveur blanc” ?), leur sens éthique. Dans le même temps, il faudrait décloisonner les milieux d’expatrié·e·s : jusqu’à aujourd’hui, ces derniers « restent toujours entre eux » et « se baladent en 4x4 », une situation qui n’est pas sans rappeler les colons qui, « eux aussi [arrivaient au pays] pour aider ».

Réinventer l’humanitaire de demain

Tout au long de cet entretien, la personne interrogée, qui occupe une position d’insider, a pointé les dimensions d’organisation et de gouvernance qui établissent des rapports asymétriques de pouvoir entre les différentes parties prenantes. En outre, en tant que personne touchée par le racisme, elle souligne les mécanismes qui alimentent des stéréotypes qui invisibilisent ou infantilisent le public (dit bénéficiaire), perpétuant ainsi un imaginaire raciste directement hérité de la période coloniale.

Si ces constats nous poussent à interroger, sous certains égards, les campagnes de communication ainsi que le fonctionnement intrinsèque de certaines structures de l’aide au développement, ils nous amènent plus largement à repenser ensemble la coopération internationale et l’humanitaire de demain. Pour cela, plusieurs pistes peuvent être envisagées, notamment le soutien aux structures locales déjà existantes, mais aussi le renforcement des aspects positifs et la mise en œuvre d’une véritable démarche de bottum-up qui dépasserait le discours de principe pour tendre vers une réelle reconnaissance de la parole et de la dignité des personnes que l’on souhaite aider. Cette démarche repose principalement sur la mise en place d’une hiérarchie « qui serait plus diversifiée et plus mixte ». Dans cette perspective, les personnes racisées, ayant vécu des expériences de discrimination, peuvent apporter « un plus dans la façon de voir les choses, certaines subtilités qui peuvent échapper traditionnellement [aux autres] ». Par ailleurs, à l’égard des personnes à qui les ONG offrent leur aide, il est essentiel de « valoriser ce que les gens savent faire », en sortant de cette logique où « l’on ne montre toujours que les manquements ». En effet, souligner et accentuer le fait qu’un·e individu·e se trouve dans une situation précaire s’avère contreproductif : d’une part, « cela n’aide pas la personne » et, d’autre part, cela peut aller jusqu’à « développer un sentiment d’infériorité ». C’est pourquoi il importe de « renforcer les capacités existantes », de « montrer les points forts de ces personnes-là » pour qu’elles puissent « retrouver une certaine dignité ».

Pour aller plus loin dans la réflexion et pour une représentation plus inclusive au niveau de la communication dans et par les ONG, nous proposons de terminer par une liste de questions à (se) poser, inspirées en partie de la campagne de sensibilisation Radi-Aid[4] sur les représentations stéréotypées dans les campagnes de collecte de fonds :

  1. Les images véhiculées reflètent-elles la diversité de la population en termes d’âge et de milieux représentés ?
  2. Quelles émotions cherchez-vous à déclencher à travers vos communications (autant pour les donateurs et donatrices que pour les bénéficiaires) et dans quel but ? Faut-il avoir recours à la tristesse ou à la colère, ou est-il possible d’être plus optimiste ?
  3. Quel est le contexte de la photo ? Est-il clairement communiqué ? Qui sont les personnes sur la photo est à quel point sont-elles liées à la situation ?
  4. De quelle manière le texte se rapporte ou complète-t-il l’image ?
  5. Dans quelle mesure la photo utilisée reflète-t-elle la réalité de la situation ? L’image utilisée se fait-elle le véhicule du problème ou de la solution ?
  6. Les personnes sur l’image sont-elles représentées avec dignité ?
  7. Quelle histoire se cache derrière cette photo ? Cette dernière permet-elle de présenter les personnes comme des êtres humain·e·s avec leur propres émotions et expériences ?
  8. De quelle manière les images révèlent-elles – ou non – que la communauté locale possède la capacité d’améliorer par elle-même sa situation ? Où se trouvent les médecins, enseignant·e·s, travailleurs sociaux et travailleuses sociales, entrepreneurs et entrepreneuses, etc. de la communauté locale ?
  9. L’avis des personnes représentées sur les images est-il pris en compte par les producteurs d’images ?
  10. Concernant le processus de production des images, observe-t-on dans les CA et dans les services de communication une véritable inclusion de femmes et de personnes racisées, qui sont les plus à même de comprendre les enjeux liés aux représentations des minorités ?

[1] En référence au Lexique de termes décoloniaux établi par le Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11)

[2] Une définition de ce syndrome est fournie dans l’article : Du syndrome du sauveur blanc à la solidarité, accessible sur le site de BePax.

[3] Dans une enquête menée en 2013 auprès des dix plus grandes ONG et portant sur le financement des ONG en Belgique, le quotidien flamand De Tijd a mis en exergue que cette dépendance à l’égard des subsides publics pouvait aller jusqu’à 53% pour celles-ci, la moyenne du secteur s’élevant à 38%. 

[4] Radi-Aid, « Questions to consider when using images of people ».

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