Femmes sur les réseaux sociaux : des pistes de réappropriation collective - Partie 1

Rédigé le 1 décembre 2020 par : Pauline Thirifays

Féminisme

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Depuis quelques mois et de plus en plus, Twitter a des allures de chaises musicales : à chaque tour, au milieu de la petite musique lancinante des injures, des railleries et des menaces, tout s’arrête quelques instants le temps qu’une femme de plus quitte les lieux, parce que sa coupe est pleine de toute la haine qu’on a bien voulu, collectivement, y voir déverser.

Dernièrement, diverses études ont objectivé ce sentiment largement partagé par les internautes actif.ve.s sur les réseaux sociaux. Ainsi, le 5 octobre dernier, une étude [1] de l’ONG Plan international dressait un bilan de ce problème à l’échelle mondiale, en se basant sur un corpus de 14 000 personnes. Plan international révélait ainsi que 63% des jeunes femmes européennes de 15 à 25 ans avaient déjà été harcelées en ligne. Ailleurs, dans chacun des 22 pays ciblés par cette étude, le constat est sensiblement le même et les chiffres diffèrent peu. C’est entre 14 ans et 16 ans, au milieu de l’adolescence - et donc à une période de grande vulnérabilité - que les femmes interrogées ont été généralement confrontées à ce phénomène pour la première fois.

Mais si le constat est général pour toutes les utilisatrices régulières des réseaux sociaux, certaines d’entre elles semblent devenir des cibles, des réceptacles « privilégiés » de cette violence qu’on dit « virtuelle » mais qui a des conséquences très concrètes pour les concernées.

Qui sont-elles ?

Selon l’ONG Plan International, ce sont les jeunes femmes qui se mobilisent en ligne pour l'égalité des genres qui sont les principales cibles de ces attaques. Ces jeunes femmes se voient ainsi « réduites au silence par un niveau toxique de harcèlement ».

En effet, ainsi que le soulignait récemment [2] la jeune députée ECOLO Margaux De Ré, au moment où elle fuyait, elle aussi, Twitter : « le harcèlement n’a commencé que quand je suis devenue une femme politique ». C’est d’ailleurs une de ses interpellations parlementaires précise, liée à la question de l’égalité des genres - un de ses sujets de prédilection - qui a déclenché la dernière vague de harcèlement en date ; celle qui lui a fait lâcher le réseau social à l’oiseau bleu. Dans une interview [3] donnée à Vews en juillet 2018, Myriam Leroy affirmait quant à elle : « Les femmes qui se font le plus souvent attaquer sont les femmes qui s’occupent de choses qui ne sont pas traditionnellement, dans les stéréotypes, dévolues aux femmes (…) Si tu te mets à parler de politique ou à être éditorialisée sur des sujets, attends-toi à un sacré backlash ».

A égrener la liste trop longue des jeunes femmes ciblées par le harcèlement ces dernières années en France ou en Belgique francophone, on ne peut qu’acquiescer à cette analyse. Margaux De Ré, Rajae Maouane, Zakia Khattabi [4]  sont trois femmes politiques ; Florence Hainaut, Myriam Leroy et Nadia Daam appartiennent à la sphère des médias et engagent leur travail sur le terrain des questions politiques et de société. On peut encore citer des expertes et chercheuses engagées comme Marie Peltier, ou encore des militantes comme Rokhaya Diallo. Dans chacun de ces cas, la notoriété a été le catalyseur d’un harcèlement de grande ampleur, comme si être femme et décider de tenir une place dans le monde et d’y défendre une parole publique qui ait une certaine audience était si insupportable qu’il fallait silencier les audacieuses ; taper sur le clou jusqu’à ce qu’il cesse de dépasser hors des stéréotypes définis rattachés à son genre. Ainsi, de façon assez flagrante, Florence Hainaut essuyait régulièrement, avant son départ des réseaux sociaux, des tweets sexistes et injurieux émanant de Twittos qui aimaient la ramener exclusivement (alors même que son activité de journaliste politique était au moins aussi importante) à son passage dans l’émission de consommation de la RTBF « On n’est pas des pigeons » ou à ses chroniques gastronomiques.

Cependant, il serait faux de figer le tableau sur ces deux critères ; notoriété et parole qui s’applique au champ politique (au sens large)…

D’une part, ce second critère semble trop large, car ce ne sont pas toutes les femmes portant une parole sur le monde qui sont les cibles principales de ces attaques. En effet, même si des femmes d’autres bords politiques (c’est par exemple le cas de Zineb El Razahoui) peuvent être visées également et que le sexisme ajoute une violence bien particulière à toute contestation de l’ordre des idées, il semble que les femmes portant des discours progressistes soient bien davantage l’objet des violences en ligne que les autres. S’exprimer en faveur du féminisme, de l’antiracisme, des droits des LGBTQI+, de la lutte conte l’islamophobie, l’antisémitisme ou le racisme anti-Noir·e·s, de l’accueil des réfugiés ou de l’écologie est clairement un désavantage lorsqu’il s’agit de pouvoir s’exprimer sans s’exposer à la violence. Car on aurait tort de n’aborder cette lame de fond du cyber harcèlement que sous l’angle du sujet de société ; il s’agit évidemment d’une arme politique, ce que les réseaux d’extrême-droite, que l’on retrouve toujours immanquablement dans le sillage des harceleurs, ont bien compris. A titre d’exemple, on notera par exemple qu’une vague importante de cyber harcèlement a ainsi touché Myriam Leroy… suite à une chronique sur Dieudonné, la coqueluche de la fachosphère. C’est cette alliance entre la misogynie ordinaire et les forces politiques d’extrême-droite qui crée en général un cocktail détonnant. 

D’autre part, si la notoriété est à coup sûr un catalyseur de la violence dite « virtuelle », l’absence de notoriété mène, quant à elle, à une solitude immense et mortifère en cas d’attaques personnelles et massives sur les réseaux sociaux. Car, en effet, face aux dynamiques de harcèlement, le soutien affiché est un levier qui, s’il ne solutionne rien sur le fond, permet parfois aux cibles de garder la tête hors de l’eau dans la tempête. Ainsi, lorsqu’il arrive qu’une militante lambda devienne la cible d’attaques, elle ne pourra compter que sur très peu de soutiens affichés et aucun qui fasse vraiment le poids. Une militante presque anonyme comme Mégane Kamel n’a eu que peu de soutien concret jusqu’au procès qui a vu condamner [5] le dessinateur d’extrême-droite Marsault. La jeune femme avait reçu des centaines de messages de haine [6] et d’appel à la violence émanant des fans de l’auteur de BD que celui-ci avait appelés à se mobiliser contre elle.

Violence « virtuelle », conséquences réelles

Les personnes qui ne sont pas exposées à la violence en ligne ont souvent le tort de croire que le problème est en fait un souci « de luxe ». Il « suffirait » à la cible de mettre de côté les réseaux sociaux pour éliminer le problème. Cette croyance a pour conséquence de renvoyer les victimes à elles-mêmes, une fois de plus isolées dans le piège tendu par les harceleurs et qui se referme sur elles. Comme si la possibilité de faire cesser tout cela était dans leurs mains à elles. Or, entretenir cette croyance, c’est donc précisément épouser les dynamiques de harcèlement car ce n’est évidemment pas si simple.

Tout d’abord, le champ des réseaux sociaux est un champ de la vie sociale à part entière. S’en retirer lorsqu’on ne l’a pas choisi est vécu comme une mort sociale. Dans notre société post-moderne où chaque être humain, qu’il se l’avoue à lui-même ou non, construit le sens de sa vie autour de la narration qu’il décide de faire de lui-même, l’effet d’une vague de violence qui a pour but de détruire l’image sociale peut aboutir à la destruction de la personne elle-même. A titre d’exemple concret, Mégane Kamel, (qui, plus de deux ans après les faits, n’avait toujours pas pu reprendre son emploi d’informaticienne) a été si profondément affectée par les menaces et les insultes reçues pendant des mois qu’elle a tenté de mettre fin à ses jours après ces attaques.

Plus généralement, les effets sur la santé mentale et l’estime de soi sont énormes. Ainsi, Plan International soulignait que 42% des adolescentes à travers le monde ressentent les effets psychologiques du cyber harcèlement. Elles sont aussi nombreuses à faire face à une baisse de l’estime de soi. Ainsi, une femme harcelée sur quatre se sent physiquement vulnérable à cause du harcèlement subi, et si c’est un peu plus d’une adolescente sur dix qui a même carrément déserté certains réseaux sociaux, elles sont plus de 18% à déclarer désormais s’autocensurer en cessant de poster des contenus dans lesquels elles expriment leur opinion. Une tendance que confirment de nombreuses cibles de cyber harcèlement, comme Myriam Leroy, qui déclarait, dans son témoignage recueilli par Vews, réfléchir désormais avant de s’exposer et d’être visible.

En outre, pour certaines professions, et singulièrement les professions liées aux champs médiatique et politique, qui sont précisément les plus exposées à la cyber violence, les réseaux sociaux ne sont rien de moins qu’un outil de travail [7]. Le cyber harcèlement quitte alors le domaine de l’intime et du personnel pour la victime pour envahir sa sphère professionnelle avec, potentiellement, un manque à gagner en termes de retombées financières. Florence Hainaut et Myriam Leroy soulignent ainsi que trouver des personnes qui acceptent encore de travailler avec elles et d’associer leur nom aux leurs sur certains projets devenait de plus en plus compliqué tant les vagues de violence en ligne charriées dans leur sillage semblaient rédhibitoires pour les partenaires potentiels qui auraient à les gérer et les essuyer avec elles. A cela vient par ailleurs s’ajouter la méfiance induite par les effets des diffamations qu’elles subissent et qui finissent immanquablement par créer une suspicion diffuse ; les acteurs peu habitués à reconnaître et analyser avec justesse les dynamiques d’oppression en jeu finissant par croire qu’ « il n’y a pas de fumée sans feu » et que les victimes ne doivent pas être tout à fait innocentes. Là encore, cette croyance le plus souvent inconsciente vient faire le jeu des harceleurs et renforcer leurs dynamiques.

Des enjeux collectifs

Avec l’émergence de #MeToo, il y a quelques années, et les multiples affaires de harcèlement en ligne, les réseaux sociaux sont devenus incontestablement un nouveau front du féminisme. La visibilité des femmes, leur possibilité d’y exister et d’y porter une parole légitime en toute liberté est devenue une façon comme d’autres d’exister dans l’espace public, et, par conséquent, les silencier est devenu un enjeu pour les acteurs hostiles à leur émancipation. 

Derrière les souffrances personnelles qui devraient toucher tout humain un peu empathique face à ses semblables, il y a donc bel et bien un enjeu politique pour les forces progressistes.

Plus généralement, le constat de difficulté à lire les dynamiques d’oppression à l’œuvre, et qui est ici un comburant pour les harceleurs, est un problème qui représente un danger pour nos structures démocratiques. Car en effet, l’absence de grille de lecture et d’ancrage en termes de fondamentaux, rend nos sociétés très vulnérables face aux manipulations du discours mises en œuvre par des acteurs propagandistes, et ce, dans tous les domaines du champ politique. Le retournement victimaire dans lequel l’agresseur se prétend agressé, est ainsi devenu, dans les problématiques de harcèlement comme dans le champ de la politique internationale (pour ne citer que ceux-là) une ficelle malheureusement très efficace. Il s’agit pour l’agresseur de brouiller les pistes pour que les citoyen·ne·s deviennent incapables de lire correctement le réel des oppressions vécues.  Ainsi, les harceleurs dénoncés publiquement sont généralement les premiers à parler de « cancel culture » à leur encontre, alors même qu’ils occupent et dominent concrètement l’espace public en toute liberté tout en imposant à leurs victimes de fuir ces mêmes espaces.

Cliquez ici pour lire la deuxième partie de l'analyse


[1]   * https://plan-international.org/blog/2020/10/social-media-companies-must-act-harassment-girls

* https://plan-international.org/publications/freetobeonline

 * https://www.rtbf.be/info/medias/detail_en-europe-plus-de-3-femmes-sur-5-ont-deja-ete-harcelees-en-ligne?id=10600878

 * https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/usages-par-generation/cyberharcelement-facebook-reseau-plus-violent-femmes-generation-z/

 * https://www.lalibre.be/belgique/societe/pres-de-six-jeunes-femmes-sur-10-ont-deja-ete-harcelees-en-ligne-5f7aef199978e2322f35a9b2

[2] https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_margaux-de-re-ecolo-quitte-twitter-on-est-exposee-quand-on-defend-des-sujets-feministes?id=10614645

[3] https://www.rtbf.be/auvio/detail_harcelement-temoignage-de-myriam-leroy?id=2370429&jwsource=cl

[4] Les femmes racisées sont particulièrement victimes de ce type de violence en ligne. 

[5] https://www.actualitte.com/article/monde-edition/le-dessinateur-marsault-condamne-pour-harcelement-et-injure-publique/93047

[6] https://www.20minutes.fr/high-tech/2390315-20181207-juge-avoir-initie-cyber-harcelement-feministe-dessinateur-marsault-assume-regrette

[7] Voir à ce sujet les propos de Camille Wernaers receuillis par la RTBF.

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