L’intersectionnalité, concept développé par Kimberlé Crenshaw, permet d’analyser comment différentes oppressions (racisme, sexisme, validisme, classisme, etc.) s’entrecroisent et produisent des expériences spécifiques selon les individus. Cette approche est essentielle pour comprendre les injonctions qui pèsent sur les corps et la manière dont ces normes varient en fonction des critères de « race », de genre et de classe. En portant une attention particulière sur les corps noirs, cette analyse tente de mettre en lumière les constructions historiques et contemporaines qui continuent d’influencer leur perception et leur traitement. Que ce soit à travers la sexualisation des femmes noires, l’hyper-masculinisation des hommes noirs ou encore la négation de l’innocence des enfants noirs, l’intersectionnalité permet de dévoiler les dynamiques complexes qui façonnent les rapports de pouvoir.

L’histoire de la déshumanisation des corps noirs
Pour comprendre la perception que la société a des corps noirs[1], il est primordial de porter un instant son regard vers le passé afin d’apercevoir le processus de déshumanisation que ces populations ont connu à travers la mise en esclavage et la colonisation.
Dès le 18e siècle, la pensée des Lumières va créer un terreau fertile pour les théories des races qui vont apparaître et se développer durant les décennies qui suivent. Inspiré des écrits de Kant, Johann Friedrich Blumenbach, médecin, anthropologue et biologiste allemand, publie, en 1776 une recherche basée sur l’anthropométrie et la craniométrie[2] qui divise l’humanité en cinq catégories hiérarchisées, en se basant sur la couleur de la peau : la « race caucasienne ou blanche », la « race mongole ou jaune », la « race américaine ou rouge », la « race malaise ou marron », et la « race éthiopienne ou noire ». Ces théories vont également partir du postulat de la supériorité de la « race blanche » et l’infériorité de la « race noire » mettant celle-ci au bas de l’échelle. Basées sur cette hiérarchisation des catégories, ces théories scientifiques ont permis de justifier l’exploitation et la mise en esclavage des populations noires en affirmant que leur morphologie les prédestinait aux travaux physiques plutôt qu’aux rôles intellectuels.
C’est durant cette époque des Lumières et du racisme scientifique que se sont construits les stéréotypes et préjugés sur les corps des populations noires. Les personnes noires étaient perçues comme ayant une infériorité intellectuelle, une certaine résistance physique, une hypersexualisation et fétichisation[3]. Ce discours trouve encore un écho moderne, notamment dans les propos tenus par un entraîneur de football français qui déclarait qu’il privilégiait des joueurs noirs pour leur combativité et leur puissance, mais pas pour leur intelligence et discipline. Cette déclaration illustre la persistance des représentations binaires opposant force physique et intelligence, une dichotomie qui contribue à limiter les opportunités des personnes noires dans certains domaines.
Pendant des siècles, les personnes noires ont donc été perçues comme des corps utilitaires, évaluées en fonction de leur robustesse physique et de leur capacité de travail. Cette vision a engendré des stéréotypes persistants, notamment l’idée selon laquelle les corps noirs seraient biologiquement plus résistants à la douleur, un préjugé qui influence encore aujourd’hui les pratiques médicales discriminatoires[4]. Cette conception des corps racisés se cristallise à travers le concept du « syndrome méditerranéen », une croyance ancrée dans des théories anthropologiques racistes, qui soutient que ces populations auraient une tendance à exagérer leurs souffrances.
Les femmes noires au carrefour d’injonctions contradictoires
Ces représentations influencent également la manière dont la société perçoit les femmes racisées. Les femmes noires sont soumises à des injonctions qui peuvent parfois être contradictoires. D’une part, elles sont souvent hypersexualisées, perçues comme des corps désirants et disponibles, notamment à travers des figures comme la « Jezebel »[5], une femme qui est avant tout guidée par son désir sexuel. Ces représentations trouvent leur origine dans les processus d’animalisation des femmes noires instaurés durant l’esclavage. De là a émergé la croyance selon laquelle ces femmes seraient incapables de maîtriser leurs pulsions, et auraient dès lors une fécondité incontrôlable. Ces stéréotypes ont ainsi nourri la mise en place de politiques d’avortements et de stérilisations forcées à l’encontre des femmes noires. D’autre part, les femmes noires peuvent aussi être désexualisées et perçues comme des figures maternelles ou nourricières, notamment à travers le stéréotype de la « mama » ou de la « tantine », une femme qui est systématiquement au service des autres.
Ces représentations se rapprochent des stéréotypes qui touchent d’autres groupes de femmes racisées. Les femmes arabes et maghrébines sont également cibles de visions qui peuvent s’opposer. Ces représentations qui oscillent entre soumission et hypersexualisation s’appuient sur une perception orientaliste de ces femmes[6]. Ainsi, elles peuvent, d’un côté, être perçues comme des femmes soumises et oppressées par une culture et des traditions patriarcales. Cela sert souvent à justifier des discours islamophobes et des politiques paternalistes dans les débats sur le port du foulard. De l’autre côté, elles vivent des phénomènes d’hypersexualisation inspirés de la vision coloniale et fantasmée des harems, où des femmes rendraient des services sexuels aux hommes. Cette image est aujourd’hui illustrée par la figure de la « beurette », qui serait une jeune femme moderne et qui renierait sa culture pour s’émanciper à travers une sexualité jugée comme débridée. Ces stéréotypes ont pour conséquence des violences sexistes et racistes ainsi qu’un contrôle des corps et choix vestimentaires.
Les femmes asiatiques sont, quant à elles, plutôt perçues comme douces et enfantines tout en étant hypersexualisées à travers la figure de la « geisha », une femme qui serait docile, mystérieuse et soumise sexuellement. Cette vision des femmes a pour conséquence une fétichisation et des violences sexuelles envers elles.
Quand le genre se conjugue au handicap, ces femmes vont souvent être infantilisées et invisibilisées. Elles sont perçues comme dépendantes et asexuées, niant ainsi leur autonomie et leur sexualité.
Ces constructions ont des conséquences directes sur la vie des femmes, notamment dans le domaine médical, où leurs douleurs sont moins prises au sérieux à cause du « syndrome méditerranéen », ou encore dans le monde du travail, où elles doivent souvent adopter des stratégies spécifiques pour contrer les préjugés raciaux et de genre[7].
La brutalité infligée aux corps noirs
L’intersectionnalité permet également de relever les injonctions spécifiques qui pèsent sur les hommes noirs. Là où les masculinités « blanches » sont souvent associées à l’autorité, à l’intellect et au contrôle, les masculinités noires sont fréquemment construites autour de la force brute, de l’agressivité et de la menace potentielle. Elles sont ainsi considérées comme des masculinités déviant de la norme (blanche). Un exemple marquant est la campagne de sensibilisation « 56 Black Men », une série de photographies d’hommes noirs portant une capuche qui a pour objectif de questionner la perception que nous en avons. Ces hommes expliquent alors que bien qu’ils soient dans des situations socio-économiques confortables, ils sont toujours confrontés à des stéréotypes qui les renvoient à des hommes menaçants quand ils revêtent certains vêtements. Cet exemple illustre l’intersection des dominations auxquelles les hommes noirs peuvent être confrontés, en raison de leur race et de leur classe sociale. Cela nous montre que la classe sociale et les privilèges qui découlent n’effacent pas les stéréotypes et discriminations liés à leur assignation raciale. Par ailleurs, les hommes noirs issus des classes populaires subissent une double discrimination, étant confrontés à la fois au racisme et au classisme, ce qui amplifie leur marginalisation.
Ce phénomène a des implications dramatiques, notamment en matière de violences policières. Les actes violents commis par la police envers les hommes noirs, et les personnes racisées de manière plus globale, ne sont plus à dénombrer. Ce qui peut choquer, néanmoins, c’est que ces violences ne se limitent pas aux adultes. Fin 2023, Mathis, un jeune enfant de 9 ans est plaqué et retenu au sol par un agent de police après s’être indigné de propos racistes dont il venait d’être la cible. Cette affaire révèle comment l’innocence est refusée aux enfants noirs.
Les jeunes noir·e·s subissent un processus « d’adultisation », concept qui montre comment les notions d’innocence et de vulnérabilité ne sont pas accordées à certains enfants. Les recherches en sociologie montrent que les enfants noir·e·s sont particulièrement vulnérables face à ce phénomène, en raison des représentations déshumanisantes qui ont été dépeintes des corps noirs durant les colonisations et la période esclavagiste. Cette perception des populations noires affecte les enfants noir·e·s et influence directement la manière dont iels sont protégé·e·s.
Vers une déconstruction des injonctions et une réappropriation des corps
Cette analyse a essayé de montrer comment l’intersectionnalité peut mettre en évidence la complexité des injonctions qui pèsent sur les corps des personnes racisées et la nécessité de les analyser à l’intersection du racisme, du sexisme, du validisme et d’autres formes de discrimination. Qu’il s’agisse de l’hypersexualisation des femmes noires, de l’infantilisation des femmes en situation de handicap ou de la négation de l’innocence des enfants noirs, ces dynamiques sont le fruit d’un héritage historique qui continue d’entraîner des répercussions aujourd’hui.
Cependant, de nombreuses initiatives visent à déconstruire ces imaginaires et à permettre une réappropriation des corps. Le GT intersectionnalité de BePax s’est penché sur Moonlight (Barry Jenkins, 2016). En explorant avec sensibilité l’identité, la masculinité, la sexualité et la race, les volontaires ont relevé que ce film essaie de déconstruire les représentations traditionnelles des hommes noirs, en mettant en avant une figure masculine noire qui échappe aux clichés de l’hyper-masculinité et de la violence. Le personnage principal incarne plutôt une forme différente et nuancée de la masculinité noire habituellement présente dans la pop culture.
A travers le podcast qu’il est en train de construire, le GT intersectionnalité souhaite également proposer des récits alternatifs et amplifier des voix qui n’ont pas l’habitude de résonner dans l’espace public.
Comité de rédaction : Solange Umuhoza, Noelle Aboya, Najwa Hakiri et une volontaire anonyme.
——————————-
Références bibliographiques :
- Crenshaw, K. (1989). Demarginalizing the intersection of race and sex : A Black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politics. University of Chicago Legal Forum, 1989(1), 139–167.
- Fanon, F. (1952). Peau noire, masques blancs. Éditions du Seuil.
- Carrington, B. (2010). Race, sport and politics : The sporting black diaspora. SAGE Publications.
- Alexander, M. (2010). The new Jim Crow: Mass incarceration in the age of colorblindness. The New Press.
- hooks, b. (1981, traduction 2015). Ne suis-je pas une femme ? : Femmes noires et féminisme, Cambourakis.
- Lorde, A. (1984). Sister outsider: Essays and speeches. Crossing Press.
[1] En employant l’expression « corps noir », nous nous referrons à une conception sociologique de la « race ». Il ne s’agit pas d’une réalité biologique mais bien de la manière dont les catégories raciales qui remontent à l’époque coloniale et esclavagiste (« noir », « blanc », « arabe », « asiatique », etc.) influencent encore les représentations que nous avons de ces communautés. Le terme « corps noir » permet donc de rendre compte de la manière dont les personnes noires ont fait l’objet d’un processus d’essentialisation et marginalisation.
[2] L’anthropométrie et la craniométrie sont des disciplines pseudo-scientifiques qui ont pour objectif de mesurer les caractéristiques physiques comme les os et le crâne pour établir des différences entre les populations. Ces méthodes étaient en vogue à cette période afin de justifier la mise en esclavage des peuples considérés comme inférieurs.
[3] La fétichisation est l’acte de fantasmer sexuellement des catégories de la population sur base des
La fétichisation sexuelle désigne le processus où une personne ou un groupe est réduit à un objet de désir en raison de caractéristiques spécifiques comme l’apparence physique, l’origine ethnique, ou la culture. Cette attirance s’appuie souvent sur un imaginaire raciste et colonial et perpétue des stéréotypes réducteurs et déshumanisants, en réduisant les individus à des clichés raciaux, plutôt que de les considérer dans leur diversité et leur humanité.
[4] Pour aller plus loin : Fariha Ali, De la colonie à l’hôpital : L’héritage du racisme en médecine, BePax.
[5] D’abord personnage biblique, Jezebel, une femme hypersexuelle et agressive, est devenue un stéréotype ciblant les femmes noires durant la période de l’esclavage pour justifier les violences, dont les viols, commis sur ces dernières. Pour aller plus loin : Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire : Savoir, conscience et politique de l’empowerment, 2016.
[6] Pour aller plus loin : Edward W. Saïd, L’orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, 1978.
[7] Pour aller plus loin sur la charge raciale, consultez l’outil pédagogique de BePax : Kaddouri, Y., Racisme sur le lieu de travail, 2021.