De qui parle-t-on ?
Bien qu’il n’y ait aucune définition juridique reconnue, les Nations Unies s’accordent à définir un·e migrant·e comme « toute personne qui a résidé dans un pays étranger pendant plus d’une année, quelles que soient les causes, volontaires ou involontaires, du mouvement, et, quels que soient les moyens, réguliers ou irréguliers, utilisés pour migrer »[1]. Cette définition pourrait être suffisante, on détermine un groupe d’individus qui quitte ou a quitté sa nation — volontairement ou par l’usage de la force — et se retrouve dans un autre pays de manière temporaire ou durable[2]. Mais la question migratoire étant l’une des thématiques les plus utilisées et controverses, il serait judicieux de mieux définir les contours de cette désignation.
Ce terme invisibilise un ensemble de situations complexes, de quel statut de séjour parle-t-on ? De quelle réalité de départ parle-t-on ? En nommant « immigré » un panel d’individus, on se heurte à un problème sémiologique qui freine toute possible compréhension de multiples situations administratives, des problématiques économiques, sociales et politiques vécues par les personnes. Homogénéiser un ensemble d’individus par un terme unique amène des discours peu nuancés qui ne permettent pas la réflexion, la structuration, la reconnaissance des multiples réalités vécues par ces différents groupes de personnes et des instruments légaux existants et à construire pour répondre aux différents besoins.
Ensuite, qui est symboliquement nommé ? Au sein de ce concept englobant d’« immigré », certains groupes sont-ils de facto retirés ? Comparons l’expatrié et l’immigré. Les deux désignent des individus vivant hors de leur patrie d’origine, toutefois nos associations cognitives ne les catégorisent pas de la même manière, compte tenu de cela, leurs valeurs sociales ne se valent pas. Le label d’expatrié est souvent donné à des individus eurodescendants en provenance d’Europe ou d’Amérique du Nord. Les imaginaires à leurs égards sont assez positifs : meilleurs statuts socio-économiques, plus-value de leurs présences, etc. En miroir, dans l’usage courant du terme et dans les représentations collectives, l’expression d’immigré pourra être utilisée pour des groupes installés en Belgique depuis plusieurs générations et ayant la nationalité belge. Ainsi, cette terminologie sera toujours utilisée pour introduire les troisièmes voire quatrièmes générations d’individus ayant un phénotype extra-occidental qui sont nés et possèdent la nationalité belge.
Pour des raisons de lisibilité dans la suite de mon analyse, je me concentrerais uniquement sur la notion d’immigré et toutes les constructions sociocognitives que ce groupe représente auprès de l’opinion publique. Il désigne les personnes considérées comme étrangère expressément d’origine extra-occidentales, bien qu’ils soient en termes de pourcentage bien moins représentés que les ressortissants européens internes à l’UE. En effet, en Belgique, les Français et les Néerlandais se retrouvent en haut du classement des personnes de nationalité étrangère.
Un mot, des maux
En Belgique, mais également dans la plupart des états membres de l’Union européenne, la tendance à légitimer des instruments d’action publique visant à restreindre les voies d’accès au territoire ou affecter directement ou indirectement les droits fondamentaux des étrangers est saillante. Et cela, peu importe le statut des individus[3]. En 2015, l’Union européenne repensait sa politique en matière d’asile, commune à tous ses états membres, mais pas toujours saluée par les pays ayant le taux de « passage » le plus élevé tels que la Grèce ou l’Italie. La déferlante de l’idée d’être envahi commençait alors à gagner de plus en plus l’opinion publique et particulièrement les pays dont le taux d’arrivants était le plus faible. Le MR n’a d’ailleurs pas hésité à réclamer un renforcement de la sécurité des frontières européennes à la suite de l’arrivée des demandeurs d’asile provenant de la Grèce, de l’Italie ou des Balkans.
Bien que la thématique de l’asile et de l’immigration soit déjà inscrite au sein des discussions politiques belges depuis plusieurs années, ce phénomène migratoire a mis en lumière l’ampleur des campagnes politiques anti-migration. On peut observer une certaine mue des discours de parti de centre et de gauche qui vont durcir le ton sur les questions d’immigration et véhiculer des discours stigmatisants de manière plus ou moins directe. Tandis que de l’autre côté, les partis plutôt populistes vont utiliser l’idée de la perte de l’identité nationale orientant davantage les citoyen·ne·s à se méfier de l’immigré. Un an après les réformes, en 2016, le blâme accolé aux immigrés se reflète lorsque l’institut de sondage IPSOS mène une enquête aux près des populations européennes. En ce qui concerne la Belgique, sur base d’un échantillon de 500 personnes, l’analyse a pu dégager une photographie de ce que pensent réellement les Belges de la migration. 60 % estimaient qu’il y a trop de migrant·e·s sur le territoire Belge et très peu y voyaient un impact positif.
Les discours tenus par les médias et les politicien·ne·s alimenteraient donc un réel sentiment de racisme et de l’ignorance à l’égard des réalités sociales, économiques et politiques autour des questions de migration. Comme le révèle le sondage IPSOS, la population belge ne voit pas d’emblée les aspects positifs liés à l’immigration. En 2020, le royaume avait un solde migratoire de 41 756 personnes, un chiffre peu élevé comparé à ses voisins. Davantage de personnes ont immigré en Belgique et cela possède de multiples avantages notamment pour la démographie du pays. Il s’agit d’un sujet omniprésent dans l’univers politique et médiatique, mais il sera abordé sous un prisme réducteur. Ces discours opposent deux parties : un groupe problématique — « les immigrés » et les victimes des effets néfastes produits par ce groupe — les citoyen·ne·s belges. Dans ce triangle des acteurs, l’intervention du politique permettrait de résoudre la problématique que représente l’arrivée des immigrés.[4] Partant de ce constat, toutes couleurs politiques confondues mettent l’asile et la migration au cœur de leur campagne politiques.
Prenons le discours tenu par Bart de Wever chef de file de N-Va en 2012 « Le PS est le parti du laxisme. C’est le parti qui a toujours organisé les frontières ouvertes, qui a agi de telle sorte que beaucoup d’immigrants peuvent venir, qu’ils obtiennent la nationalité sans problème. Et qu’ils peuvent voter pour le parti socialiste partout, et notamment à Bruxelles ». Dans le même ordre d’idée, un tweet de son homologue Theo Francken, ancien secrétaire d’État à l’asile et l’immigration « Stop à la migration illégale, stop au chaos de l’asile ». À la lecture de ceci, plusieurs mots nous interpellent. Les deux politiciens relatent l’idée d’un chaos, de l’illégalité, d’une quantité d’immigrants importants et de l’autre côté parle d’une ouverture des frontières sans contrôle. Le champ lexical associé à l’immigration est donc le reflet d’un envahissement. La position du parti nationaliste flamand par rapport à la migration n’est pas un secret, rappelons notamment l’engouement derrière le pacte mondial sur les migrations mieux connu sous le nom du Pacte de Marrakech de 2018. Ce qui est plus étonnant en réalisant des recherches sur les discours des différents partis politiques, c’est de s’apercevoir que d’autres groupes politiques de centre ou de gauche vont à la fois prôner des valeurs et des discours mettant au centre le respect, la solidarité, tout en ayant des discours péjoratifs l’égard de ce groupe cible[5]. C’est le cas notamment dans la ville de Mouscron où la Bourgmestre Brigitte Aubert (Cdh), annonçait lors d’un communiqué sur la situation au centre FEDASIL des mesures pour diminuer l’insécurité dans sa commune qui accueille un centre pour réfugiés et/ou MENA. À la suite de cette lecture, on peut s’apercevoir que les discours qui stigmatisent directement ou indirectement l’immigration ne seraient donc pas l’apanage de la droite ou l’extrême droite.
Le choix des mots est important lorsque l’on désire avoir de l’influence pour une campagne électorale. Les discours tenus par les autorités politico-administratives qui développent et mettent en place les politiques publiques influencent la perception que nous avons sur l’immigré. Souvent le résultat d’un ancrage colonial, ces discours déshumanisants permettent d’avaliser des instruments coercitifs et illégaux à l’égard d’une collectivité, tel fut le cas lorsque le gouvernement Michel I introduisait une redevance pour tous suivis de dossier[6]. Cette approche par l’analyse des instruments permet de tracer le durcissement politique de 2015 à aujourd’hui. Les mesures concernant le traitement des personnes immigrantes en Belgique s’est endurcie voire est devenue criminelles en vertu des droits existants et indignes humainement. Il est important de se rappeler que nous assistions il y a peu à une grève de la faim collective où des hommes et des femmes se sont cousu les lèvres, symbole de ces politiques inhumaines.
Concentrons-nous dès lors sur la construction sociale des problèmes. Selon Deborah Stone politologue américaine, l’élaboration des politiques publiques ne se ferait pas de manière rationnelle, le gouvernement réfléchirait davantage à faire valider son idéologie du monde, avant de trouver la solution pour répondre à un problème donné. La mise en place des politiques publiques serait donc une lutte sans cesse entre les idées et non la volonté de régler un problème. Dans cette quête le problème est souvent détourné vers le flux migratoire ainsi que les problèmes socioéconomiques que cela entraine et beaucoup moins sur les conditions de vie des immigrés.
Je pense donc, je suis
Dans son discours sur la méthode, Descartes utilisait le cogito afin de montrer la conscience de l’homme, de son existence et de sa possibilité d’agir et d’être la chose dont on ne peut douter, c’est que l’on est. À la suite de toutes ces allocutions politiques visant à catégoriser les immigrés de manière péjorative, ne leur enlèverait-on pas leur capacité d’agir, les renvoyant alors comme un non-être ? Au regard des derniers événements survenus depuis 2015, le rabattage médiatique sur les discours politiques indiquait davantage l’inquiétude de redoubler d’efforts pour la sécurité des frontières que les traitements et des atrocités que les immigrés ont subis et subissent encore. Récemment, John Olav Kerr, membre indépendant de la Chambre des lords rappelait les intox autour de la question migratoire à la suite du décès le long de la Manche de plusieurs immigrés. Lors de sa prise de parole, il mit en faute les différentes positions et décisions politiques qui auraient contribué à la prise de risque pour les immigrés qui ne suivaient plus les voies de migration légale. Somme toute, le politique serait-il indirectement complice des passeurs illégaux ?
Dans les théories du constructivisme social s’intéressant à la façon dont nous allons rendre le réel, le distordre pour l’adapter et le conforter à nos croyances. Nos discours quotidiens se construiraient donc grâce à toutes ces catégorisations que nous opérons. En effet, il n’est pas rare de constater ce phénomène auprès de tous les acteurs sociaux impliqués dans les thématiques liées à l’immigration. Le constat de la distorsion entre la réalité du flux migratoire actuel et la perception sur l’immigration est remarquable. Une étude menée par Cevipof[7] essayant de comprendre les intentions des auditeurs et auditrices pour le vote de Marine Le Pen relève que les personnes interviewées sont en accord avec les valeurs du Front national « un· e étranger·ère qui vient en France doit pouvoir adopter l’ADN de la patrie qui l’accueille. » Les votant·e·s ne veulent pas associer le FN au terme xénophobie ou encore racisme, car ce parti va légitimer des discours excluants et racistes sous le prisme de l’identité française. L’utilisation de chaque mot a son importance lorsque l’on aborde des thématiques sociales. Que l’on parle d’un flux ou d’une crise migratoire, notre cerveau ne pourrait connoter ces mots autrement que dans une catégorie alarmante. Marine Le Pen comme bien d’autre personnalité publique use du langage pour gagner le cœur des foules et transmettre une vision du monde. Nommer est un outil politique, alors offrons à des réalités complexes, une complexité de termes pour les refléter au plus près.
Sources
file:///C:/Users/User/AppData/Local/Temp/LPOLS-1223-Action-Publique-NOTES-DE-COURS-finales.pdf
https://www.lalibre.be/international/2014/01/02/les-discours-politiques-sur-la-migration-sont-des-fantasmes-pour-mobiliser-lelectorat-TZXKZTTVHNDTROWYBTA4Z6YQAA/
https://www.cetri.be/Migrations-realigner-les-discours
file:///C:/Users/User/AppData/Local/Temp/Nolevaux_69251500_2018.pdf
https://www.nationalgeographic.fr/histoire/2019/08/reportage-le-periple-des-migrants
https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20170629STO78631/la-crise-migratoire-en-europe
https://madame.lefigaro.fr/societe/interview-filles-jeunes-20-ans-votent-marine-le-pen-front-national-presidentielle-2017-180417-130988
https://statbel.fgov.be/fr/themes/population/migrations
https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/promoting-our-european-way-life/statistics-migration-europe_fr
http://www.gisti.org/spip.php?article3923
https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/lenquete-electorale-francaise-2017
[1] ONU, Réfugiés et migrants.
[2] Cire.be.
[3]https://www.vivreenbelgique.be/11-vivre-ensemble/histoire-de-l-immigration-en-belgique-au-regard-des-politiques-menees#auto_anchor_11
[4] GISTI (avril 2013), figure de l’étranger. Quelles représentations pour quelles politiques ?
[5] Mouvement Réformateur : l’accueil pour les personnes persécutées est la règle. L’Europe ne peut transiger sur ses valeurs d’accueil ni sur le respect des règles d’asile et de la protection internationale pour les réfugiés.
[6] https://dofi.ibz.be/fr/themes/faq/long-sejour/redevance
[7] Sciences Po, l’enquête électorale française 2017.