Ces artistes qui choquent…

Dans le contexte d’une société sécularisée, les relations entre l’art et les mondes de la foi s’avèrent de plus en plus problématiques. Les médias ont récemment, et moins récemment, fait état de conflits entre artistes et croyants. A différentes reprises, certains croyants se sont sentis blessés par des expressions artistiques, qu’elles soient plastiques ou théâtrales.

Infos pratiques

On se souvient de l’émotion suscitée dans une partie du monde musulman par la publication de douze dessins caricatures de Mohammed par Kåre Buitgen dans le journal danois Jyllands-Posten en 2005. Au printemps 2011, il y eut la dégradation à Avignon de la photo de l’œuvre Piss Christ de l’artiste américain Andres Serrano. Il s’agit d’une peinture d’un Christ en croix sur laquelle a uriné l’artiste. Quelques semaines plus tard, le spectacle Sur le Concept du Visage du fils de Dieu du metteur en scène italien Romeo Castelluci a suscité la controverse. Elle avait déjà été montrée en Allemagne, en Belgique, en Norvège, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Russie, aux Pays-Bas, en Grèce, en Suisse, en Italie et en Pologne mais c’est en France qu’elle a suscité des commentaires autres qu’artistiques. La pièce se déroule devant un agrandissement d’un tableau d’Antonello da Messina montrant un visage du Christ. On y évoque la relation d’un fils avec son père âgé et déchéant qui n’a plus la maîtrise de ses intestins. Le fils, à bout de nerfs, finit par exploser en colère et en larmes. Père et fils quittent la scène qui est alors occupée par des enfants qui viennent jeter des grenades vers le portrait du Christ, sans jamais dégrader le visage. L’image est alors défigurée, salie et saccagée au point de disparaître. Elle est remplacée par un verset du psaume 22 : You are my shepherd, le mot ‘not’ s’ajoutant en alternance pour signifier le doute qui peut s’installer face à l’apparente absence de Dieu dans la souffrance humaine. C’est lors de sa reprise au Festival d’Automne à Paris que l’émoi de certains fut grand, au point de déranger le déroulement du spectacle. Lors des manifestations, les participants ont scandé leur opposition, estimant le spectacle ‘blasphématoire’. Dans la foulée, les mêmes opposants tentèrent d’empêcher le bon déroulement d’un autre spectacle Golgotha picnic de Rodrigo Garcia. Et récemment, le caricaturiste Plantu  et le journal Le Monde ont été mis en examen pour avoir dessiné et publié une caricature présentant le pape sodomisant un enfant. J’ai eu l’occasion de voir le spectacle de Castellucci mais malheureusement pas celui de Garcia. Ma petite expérience d’aumônier des artistes fait naître en moi quelques réactions que je partage ici avec vous.

Tout d’abord, la critique se focalise autour de la notion de ‘blasphème’ que le Robert définit comme : parole qui outrage la Divinité. Le terme se retrouve régulièrement dans la Bible dans ce sens-là. Plus particulièrement, il intervient pour décrire les critiques des scribes contre Jésus. Il sert aujourd’hui aussi de prétexte pour justifier de nombreuses actions. Au Pakistan, le gouvernement qualifie les Chrétiens de blasphématoires afin de leur confisquer biens et libertés. Ce n’est pas un terme à utiliser à la légère. Il est clair que celui qui l’utilise se trouve aujourd’hui rapidement en opposition avec les principes de la liberté d’expression. L’instrumentaliser pour des fins de pouvoir ou d’influence me semble pervers.

Les réactions négatives aux expressions artistiques citées ici proviennent, au départ en tout cas, de groupuscules peu représentatifs des Chrétiens. Les trois protestations et actions en France émanèrent d’un groupe d’intégriste, lié à la Fraternité Saint Pie X (issus de la mouvance intégriste de Mgr Lefebvre) et schismatique de l’Eglise catholique romaine. Il ne s’agit donc pas d’une réaction majoritaire, loin de là. L’ampleur médiatique donnée aux protestations ne reflète en rien le nombre de personnes impliquées dans ces manifestations ou quelconque opinion dominante. Malheureusement, certains journalistes n’ont pas su éviter un certain amalgame mettant tous les Chrétiens dans le même sac. Très vite, tous les Chrétiens se sont retrouvés dans le camp des victimes blessées par les artistes. Une minorité vociférante et bien organisée donc, qui a réussi à embarquer les médias pour faire parler d’elle et à étaler un épiscopat français divisé.

Troisièmement, face à l’amalgame rapidement opéré par les médias, présentant les opposants au spectacle de Castellucci comme des Chrétiens, voire des catholiques, l’archevêque de Paris, le cardinal André Vingt-Trois a eu raison de dénoncer les méthodes d’un groupuscule lefebvriste qui fait de la foi un argument de violence. D’autres évêques ont réagi par la suite. Mgr Cathenoz (Avignon) qui était déjà monté au créneau à quelques jours de la clôture de l’exposition où était montré le Piss Christ y voyant une action franc-maçonne antichrétienne, s’est dit choqué et blessé. Mgr Trincard du Puy-en-Velay est également intervenu dans le débat et a exprimé sa sympathie avec ceux qui se sentaient choqués par ce qu’ils n’avaient pas vu. Il y eut cependant des réactions plus nuancées et plus intéressantes. Dans un document circonstancié, Mgr Pascal Winzer, président de l’Observatoire Foi & Culture de la Conférence Episcopale française, a invité les Chrétiens et ses frères dans l’épiscopat au dialogue, condamnant sans équivoque les tournures violentes que les protestations avaient prises. L’Eglise de France a donc donné une image peu unifiée dans le débat. Lors de la reprise du spectacle de Castellucci en Belgique en février dernier, l’évêque d’Anvers, Mgr Johan Bonny, a publié, après avoir pris le temps d’aller voir le spectacle et après avoir discuté avec le metteur en scène, un compte-rendu remarquable dans De Standaard qui reconnaissait la validité et la force de la question exprimée dans le spectacle. Jan Koenot SJ dans Tertio, Hans Geybels, ancien porte-parole du cardinal Danneels, dans De Morgen et moi-même dans Dimanche ont pris position dans le même sens. Il est donc clair que la notion de blasphème est subjective. La perception française est nettement différente de celle dans notre royaume. 

Utiliser le mot de ‘blasphème’ ou agiter le spectre de la ‘christianophobie’ à des fins médiatiques et de propagande me semble dangereux mais paraît toucher une corde sensible auprès de certains chrétiens qui attendent de la foi des réponses tranchées plutôt qu’un chemin de rencontre avec le Christ. Les raisons pour cette évolution sont sans doute multiples et les sociologues de la religion y trouveront matière à réflexion. Le Chrétien a besoin d’une sainte provocation et doit pouvoir être bouleversé par les cris de ce monde, également exprimés par les artistes. La croix du Christ était déjà un scandale pour les juifs, mais celui-ci a interpellé Paul et l’a conduit vers la conversion. Les artistes, par définition et par le rôle même qu’ils jouent dans la société, se doivent de nous provoquer. L’art ne peut pas être que plaisant et décoratif. Il doit aussi nous inciter à la réflexion. Il est tout à fait normal que cela soit dérangeant. Fustiger les artistes au point de bannir certains de notre sphère culturelle parce qu’ils dérangent, coupe les croyants d’un chemin de ressourcement dont ils ont besoin pour que le message de l’Evangile résonne au sein de ce monde dans un langage qui soit pertinent pour l’homme d’aujourd’hui. C’est aussi en écoutant et en se confrontant à l’expression artistique contemporaine que le Chrétien trouvera des lieux où partager la joie de ceux qui sont dans la joie et la peine de ceux qui sont dans la douleur.

Partagez :

Pourrait vous intéresser…

Hommage à Camille Baise

C’est avec une infinie tristesse que nous avons appris le décès de Camille Baise. Camille a œuvré de nombreuses années au sein de BePax. Il...

La semaine de lutte contre le racisme

Dans le cadre de la journée de lutte contre le racisme, BePax organise en mars, une semaine d'ateliers et de formations citoyennes à Bruxelles et...

Café politique : un regard critique sur les discours politiques

Dans le cadre des prochaines élections politiques, nous avons le plaisir de vous inviter à notre tout premier Café Politique !...

Formation citoyenne – Introduction à l’intersectionnalité

Le 6 mars, dans le cadre de la lutte pour les droits des femmes, BePax organise une formation citoyenne sur l’intersectionnalité dans l’objectif de sensibiliser...