Raconter nos histoires pour exister

Pendant la pandémie de COVID-19, une vague d’organisations qui luttent contre le racisme anti-asiatique a émergé en Belgique, réclamant reconnaissance et visibilité face à un racisme longtemps passé sous silence. Parmi elles, Untold Asian Stories, un collectif né du besoin de raconter les expériences des personnes asiatiques en Belgique. Rencontre avec Lotus, 23 ans, étudiante en anthropologie culturelle et cofondatrice du collectif.

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Rencontre avec Lotus du collectif Untold Asian Stories

Pendant la pandémie de COVID-19, une vague d’organisations qui luttent contre le racisme anti-asiatique a émergé en Belgique, réclamant reconnaissance et visibilité face à un racisme longtemps passé sous silence. Parmi elles, Untold Asian Stories, un collectif né du besoin de raconter les expériences des personnes asiatiques en Belgique. Rencontre avec Lotus, 23 ans, étudiante en anthropologie culturelle et cofondatrice du collectif.

Naissance d’un collectif dans un contexte de crise

« C’est toujours difficile de savoir ce qu’il faut dire sur soi… », commence Lotus. Elle raconte que Untold Asian Stories est né d’un enchaînement presque fortuit de différents évènements durant l’année 2020 : après une interview dans un journal où elle évoquait le manque de représentation des Asiatiques, une lectrice la contacte, partageant la même envie de créer un espace de parole. Une troisième personne les rejoint, et le collectif voit le jour.

Créé en pleine pandémie, Untold Asian Stories s’inscrit dans un contexte de montée du racisme anti-asiatique, aggravée par le discours médiatique et une augmentation des préjugés et des agressions envers les personnes asiatiques, souvent accusées d’être porteuses du virus. Pour Lotus, cette période a été un révélateur : « Pour la première fois, notre racisme apparaissait dans les médias et était reconnu comme une discrimination. Mais on disait souvent : “les Asiatiques vivent du racisme pour la première fois”, ce qui était faux. On le vivait déjà, simplement personne n’en parlait. »

Lotus nous explique que durant cette période, des mouvements antiracistes, comme Black Lives Matter[1], ont également inspiré la communauté asiatique à prendre la parole. « Pendant le COVID, on a vu d’autres minorités se lever et revendiquer de l’espace. Et nous, en tant que personnes asiatiques, quand on regardait autour, on ne voyait personne de notre communauté le faire. » Quelques mois plus tard, une fusillade d’Atlanta aux Etats-Unis, où huit personnes, dont six femmes asiatiques, ont été tuées, a provoqué un élan d’activisme pour les communautés asiatiques. « Ce drame a réveillé beaucoup de monde. Ça nous a encouragés à nous organiser, à créer notre propre espace. »

Aujourd’hui, Untold Asian Stories œuvre surtout au renforcement communautaire. Le collectif organise des activités conviviales : repas partagés, ateliers de cuisine, espaces de discussion, expositions, tables rondes. « On veut offrir des lieux où les gens se sentent légitimes, où ils peuvent raconter leurs histoires sans peur. » Les événements ont lieu principalement à Louvain, Bruxelles et Gand. Certains sont ouverts à tou·te·s, d’autres réservés aux personnes asiatiques, pour permettre des échanges intimes et guérisseurs. « Beaucoup de gens, parfois à plus de 30 ans, n’ont jamais parlé du racisme qu’ils ont vécu. Et pour la première fois, ils se sentent entendus. C’est transformateur. » Ces moments de partage permettent de rompre l’isolement et de reconstruire un sentiment d’appartenance.

À travers Untold Asian Stories, Lotus et son collectif ne se contentent pas de dénoncer le racisme : ils le déconstruisent, pas à pas, en recréant du lien, de la confiance et de la parole. « Nous voulons simplement partager nos histoires, pour qu’elles soient crues. Raconter, c’est déjà résister. »

Un racisme différent, souvent invisibilisé

En Belgique, la diaspora asiatique reste peu visible[SU1] . Contrairement aux États-Unis, où les communautés asiatiques se sont implantées dès le 19e siècle, souvent dans des contextes d’exploitation et d’exclusion légale[SU2] [2], les migrations vers la Belgique sont plus récentes et plus dispersées. « Ici, les familles asiatiques ont souvent travaillé dans la restauration ou les services. Elles ont été perçues comme “gentilles”, non menaçantes. Ce n’était pas une présence politisée. ». Résultat : le racisme anti-asiatique en Belgique est largement sous-estimé. Lotus explique que la mission première du collectif n’est alors pas encore la lutte, mais la reconnaissance de ces discriminations. « Nous en sommes à la première étape : raconter nos histoires pour qu’on nous croie. Il faut que la société comprenne que ce racisme existe vraiment, même s’il prend d’autres formes. »

Le poids du mythe de la « minorité modèle »

L’une des grandes causes de cette invisibilisation, selon Lotus, est le mythe de la minorité modèle. Ce stéréotype décrit les Asiatiques comme sages, travailleurs, discrets, bons élèves : ils seraient en ce sens la « bonne minorité », un exemple d’intégration à suivre pour les autres communautés racisées. « On politise les minorités pour les diviser : il faut des “bonnes” et des “mauvaises”. La “bonne” minorité, c’est celle qui ne dérange pas. »

Ce cliché, en apparence flatteur, a des effets délétères. Il pousse les personnes asiatiques à intérioriser leur douleur et à rester silencieuses. « On nous répète qu’on a de la chance, qu’on est les bons, qu’on n’est pas comme les autres… C’est une forme de manipulation. »

Par ailleurs, le mythe de la minorité modèle alimente la division entre communautés racisées. « On nous dit qu’on a de la chance, qu’on est les bons, qu’on n’est pas “comme les autres”. C’est un mensonge qu’on finit par intérioriser. ». Ce stéréotype crée une hiérarchie raciale implicite et empêche la solidarité entre communautés racisées. « Tant qu’on nous voit comme “les bons”, il y aura toujours “les mauvais”. C’est un système colonial, pensé pour nous diviser. »

Ce stéréotype rend aussi le racisme anti-asiatique moins visible : « Si tu fais une blague raciste à une personne noire, tu es raciste. Si tu la fais à un·e Asiatique, tu es drôle. On pense qu’on ne va pas réagir. » Ainsi, le racisme anti-asiatique est souvent perçu comme “moins grave”. Une idée que Lotus réfute fermement : « Il y a peut-être moins d’agressions physiques, mais en termes de continuité, de micro-agressions et de racisme intériorisé, c’est le même système. »

Le racisme anti-asiatique prend également la forme de la sous-représentation dans les médias. L’absence de représentation médiatique renforce le sentiment d’invisibilité. « En Belgique, il n’y a rien, ou presque. Peut-être quelques personnes en Flandre, mais elles ont disparu des écrans. »

Lotus souligne aussi l’importance d’initiatives similaires à celles vues ailleurs, comme aux États-Unis, où plusieurs artistes et acteurs asiatiques sont devenus producteurs pour créer leurs propres récits. « Il faut qu’on reprenne le contrôle sur nos représentations. » Une des ambitions du collectif est devenir une plateforme pour les voix asiatiques. « Raconter nos histoires, c’est notre principal objectif : offrir une scène à celles et ceux à qui on ne la donne jamais. Il y a tellement de personnes talentueuses, mais invisibles. »

Une lente évolution, mais un réveil collectif

Lotus constate une évolution, bien que lente, dans la prise de conscience en Belgique. « Pour moi, qui suis au centre du collectif, j’ai l’impression que beaucoup de choses bougent. Mais ce n’est pas encore visible à grande échelle. » Elle note également une politisation croissante des premiers concernés, la communauté asiatique : « On a été tellement apolitisés à cause du mythe de la minorité modèle. Aujourd’hui, il faut se rassembler, se réunir, s’unir. » Cette mobilisation a aussi un effet intime et libérateur. « Beaucoup de gens changent en rejoignant le collectif. Ils apprennent à reconnaître ce qu’ils ont vécu, à se croire, à répondre quand ils subissent du racisme. C’est une vraie transformation psychologique. »

Pour Lotus, le futur passe aussi par la solidarité entre toutes les communautés racisées afin d’aller contre cette division qui illustre la logique coloniale du système raciste : diviser pour mieux régner. « C’est pour ça que notre travail est important : on ne se connecte même pas entre nous. Comprendre le racisme anti-asiatique, c’est aussi comprendre le racisme dans son ensemble. C’est le même système, avec des visages différents. »

Yasmine Noël & Solange Umuhoza.


[1] « La vie des Noir·e·s compte » en français, Black Lives Matter (BLM) est un mouvement social et politique qui milite contre le racisme systémique. Né en 2013 suite à une série de violences policières aux États-Unis, le mouvement a pris une ampleur internationale en 2020 après la mort de George Floyd, filmée et massivement repartagée sur les réseaux sociaux.

[2] En 1882, les Etats-Unis adoptent la Loi d’exclusion des Chinois, qui a étendu aux Japonais. En 1924, la loi Johnson-Reed impose des quotas basés sur l’origine nationale, limitant ainsi l’immigration de nombreux pays asiatiques. En 1943, le loi Magnuson vient mettre fin à ces restrictions.

 

 

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