Ouvrir la boite de pandore : travailler la fragilité blanche

En plongeant dans les réactions émotionnelles de Belges et Néerlandais·es blanc·hes vis-à-vis de la figure folklorique du Père Fouettard (Zwarte Piet aux Pays-Bas), Cecilia Marziali plaide pour que les sentiments liés à la fragilité blanche, tels que la honte et la culpabilité sur lesquelles cet article se centre, servent comme une force motrice vers un antiracisme constructif informé.

Infos pratiques

Chaque 6 décembre, Saint-Nicolas vient nous rendre visite, accompagné par le personnage du Père Fouettard, son célèbre assistant. En ce jour, des personnes blanches se mettent de la peinture noire sur le visage – elles se griment en noir -, elles mettent du rouge à lèvres vif, portent une perruque afro noire et des boucles d’oreilles en forme de cerceaux dorés ; elles se déguisent en Père Fouettard, ce qui revient à (re)mettre en avant une représentation hautement raciste des personnes Noires qui trouve ses origines dans l’histoire coloniale belge. De nombreux·ses belges, très majoritairement blanc·hes, refusent de voir (ou d’admettre) le caractère indéniablement discriminatoire du personnage folklorique dont l’apparence est justifiée, le plus souvent, par l’idée selon laquelle il serait passé par la cheminée pour livrer des cadeaux. La présence du personnage dans les fêtes de Noël est également normalisée et justifiée par le fait qu’il s’agisse d’une tradition ; selon cet argument, le fait que quelque chose soit récurrent dans le temps deviendrait une raison suffisante pour ne pas le remettre en question.

Ce que cette position néglige, c’est qu’on ne peut pas délier la tradition du contexte qui l’a vu apparaître, de son histoire. Le temps n’efface pas la douleur, surtout lorsque celle-ci est perpétuée par des nations ayant une longue histoire coloniale à laquelle elles n’ont jamais vraiment fait face. Du point de vue de l’histoire de l’art, le Père Fouettard correspond à la représentation stéréotypée des esclaves africain·es pendant la période coloniale européenne. Ces dernier·es étaient dépeint·es comme ayant des traits corporels très exagérés, tels que de grosses lèvres rouges et des cheveux afro. Une telle parodie des Noir·es était fondée sur la croyance scientifique selon laquelle ils et elles étaient des êtres inférieur·es et manquaient donc de « perfection physique »[1]. Outre l’apparence du Père Fouettard, c’est son jeu de rôle en tant que personnage « joyeux luron », dont la mission est de faire rire les enfants, qui pose question et qui dénote du caractère raciste de la tradition belge. En effet, la colonisation a vu une forte utilisation des corps noirs comme source de divertissement pour les corps blancs. Il s’agissait d’une pratique particulièrement dénigrante mise en avant dans le but de rabaisser et de déshumaniser les Noirs, considérés comme incapables d’engagement rationnel ou intellectuel[2].    

En tant que blanche ayant vécu à la fois en Belgique et aux Pays-Bas – où l’on célèbre le même personnage folklorique sous le nom de « Zwarte Piet » – j’ai souvent été étonnée par la résistance des personnes locales blanches à l’idée qu’une des principales traditions nationales puisse être raciste. Comment se fait-il que pour moi, ainsi que pour de nombreuses autres personnes internationales blanches, le racisme ancré dans le personnage soit si évident, alors que pour de nombreux·ses Belges et Néerlandais·es blanc·hes, il semble être peu visible et/ou difficile à accepter ? Bien que je sois consciente du pouvoir de la tradition et d’avoir été socialisé·e à certaines festivités depuis l’enfance, je sous-estimais la joie attachée à des personnages tels que le Père Fouettard et Zwarte Piet. Apparemment, leur caractère « ludique » fait qu’il est impossible pour certain·es d’imaginer que leur présence puisse être néfaste. Cependant, conformément aux théories post-structuralistes de la performance, le jeu et le racisme vont de pair. Gloria Wekker parle d' »amusement innocent » pour décrire le processus par lequel le jeu masque les pouvoirs oppressifs.  L’acte d’amusement induit les gens en erreur car il efface complètement le passé colonial, douloureux et humiliant. En rendant la souffrance non seulement imperceptible, mais aussi en la remplaçant par l’affichage d’émotions positives, le racisme structurel n’est pas remis en question et le statu quo est maintenu[3].

Accepter le racisme du Père Fouettard et de Zwarte Piet signifie bien plus que de cesser de célébrer ces personnages. Admettre que les personnages sont racistes implique d’admettre que l’on a été raciste. Et, comme nous le rappelle l’universitaire Sara Ahmed, « se déclarer raciste, ou avoir été raciste dans le passé, implique souvent une politique culturelle d’émotions »[4].  Je trouve particulièrement intéressants les sentiments et les affects que nous traversons en tant que personnes blanches lorsque nous réalisons que, d’une manière ou d’une autre, nous avons commis des actes racistes ou eu des pensées racistes. Pour en arriver là, il est d’abord important de reconnaître que le racisme n’implique pas seulement des actes violents directs envers une ou des personnes racisées. Le racisme, dans sa dimension individuelle (sans négliger ses autres dimensions, qui viennent d’ailleurs également légitimer cette tradition), réside également dans les actes silencieux de tous les jours – les présupposés que l’on fait sur une personne racisée sur base du groupe auquel on la rattache, et les manières dont ces présupposés nous poussent à agir envers elle. Nous devons commencer par admettre que nous avons ces pensées. Être socialisé·e en tant que personne blanche en Europe occidentale signifie être socialisé·e en tant que personne raciste.

Étant donné les similitudes indéniables entre le Père Fouettard et Zwarte Piet dans la tradition belge et néerlandaise respectivement, je trouve approprié d’inclure certaines des expériences que j’ai recueillies pendant mon séjour à Maastricht, aux Pays-Bas. J’ai mené des entretiens avec des personnes locales blanches qui célébraient auparavant Zwarte Piet et qui considèrent aujourd’hui ce personnage raciste. Lorsqu’elles ont décrit le processus qui a conduit à ce changement de perspective, elles ont mis l’accent sur le large éventail de réactions émotionnelles qui se sont déclenchées en elles. Selon l’universitaire Robin DiAngelo, ces réactions sont dues à la « fragilité blanche ». Il s’agit de l’incapacité des blanc·hes à gérer le stress racial découlant des conversations sur le racisme ou des réactions au fait d’avoir été raciste, par exemple. Ce stress déclenche des mécanismes d’adaptation inefficaces, qui ne remettent pas en cause le statu quo, mais qui le réaffirment : « ces actions comprennent l’affichage extérieur d’émotions, telles que la colère, la peur, la culpabilité et des comportements tels que le fait d’argumenter, d’opter pour le silence ou de quitter la situation génératrice de stress »[5].  Dans la lignée de DiAngelo, la chercheuse Cheryl Matias identifie la honte comme un autre sentiment qui prend souvent naissance lorsque les blanc·hes sont confronté·es à leur racisme.

Les récits des personnes qui ont participé à ma recherche reflètent la littérature sur le sujet. Ils décrivent le moment où ils ont accepté la réalité du personnage Zwarte Piet comme un point de non-retour. Une fois qu’on reconnait le racisme derrière le personnage, on ne peut plus le nier. Pour beaucoup de mes participant·es, l’éducation a joué un rôle très important dans l’acquisition de cette conscience. L’apprentissage de l’histoire coloniale européenne et des représentations des personnes esclavagisées à cette époque leur a permis d’avoir une perspective différente de la tradition. D’autres soulignent l’importance d’écouter et de lire les expériences des personnes racisées autour de la période de la célébration. Leurs récits les ont amené·es à se demander dans quelle mesure une tradition nationale aussi importante est inclusive et comment/si elle pourrait changer pour le devenir. La réaction du public international, qui vit peut-être dans des pays où le grimage en noir est ouvertement reconnu comme une pratique raciste, a également eu une influence sur les participant·es. Nombre d’entre elles et eux ont éprouvé de la honte et de la culpabilité du simple fait qu’ils et elles ont pris part à la célébration d’une tradition raciste ou parce qu’elles ont réalisé trop tard à quel point cette figure folklorique est problématique. Ceux et celles qui ont incarné Zwarte Piet sont certainement ceux et celles pour lesquel·les ces émotions étaient les plus explicites.

Malgré les limites que DiAngelo explique lorsqu’il s’agit de la fragilité blanche, il est important de prêter attention à la manière dont elles peuvent être surmontées. Les histoires que j’ai recueillies montrent clairement une première période de déni et de refus lorsqu’il s’agit de reconnaître son racisme en tant que personne blanche. Cependant, les personnes avec lesquelles j’ai discuté étaient également conscientes que s’enfermer dans ces sentiments ne les aurait menées nulle part. Au contraire, en nous apitoyant sur nous-mêmes en tant que blanc·hes, nous nous plaçons dans la position illégitime de victimes.

Je ne saurais trop insister sur le fait que, en tant que personnes blanc·hes, nous devrions considérer les sentiments de honte et de culpabilité comme le signe d’une nouvelle prise de conscience dans notre expérience blanche, plutôt que comme quelque chose qui nous empêche d’agir. Plus précisément, nous devrions nous engager dans ce que Matias appelle la décolonisation de l’esprit blanc et instrumentaliser ces émotions réactionnelles – en faire un lieu de remise en question de notre privilège blanc et de notre contribution au système d’oppression raciale[6]. S’orienter vers une attitude antiraciste constructive en tant que personne blanche implique de dépasser la fragilité blanche.


[1] Brienen, R. P. (2014). Types and stereotypes: Zwarte Piet and his early modern sources. In Dutch racism (pp. 179-200). Brill Rodopi.

[2] Smith, J. L. (2014). The Dutch Carnivalesque: Blackface, Play and Zwarte Piet. In Dutch racism (pp. 219-238). Brill Rodopi.

[3] Wekker, G. (2016). White innocence: Paradoxes of colonialism and race. Duke University Press.

[4] Ahmed, S. (2004). Declarations of whiteness: The non-performativity of anti-racism. borderlands, 3(2), 1-15.

[5] DiAngelo, R. J. (2011). White fragility. International Journal of Critical Pedagogy, 3(3), 54-70.

[6] Matias, C. E. (2016). Feeling white: Whiteness, emotionality, and education. Brill Sense.

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