Le rappeur français Orelsan a récemment sorti un nouveau titre intitulé « L’odeur de l’essence ». Celui-ci a rapidement séduit un public assez nombreux et s’est attiré d’excellentes critiques : « un regard implacable et une plume toujours aussi aiguisée » pour le Parisien, « Le titre est une déflagration » pour le Monde et « paroles explosives et clip sensationnel […] un retour flamboyant » pour CNews. En terme comptable, le titre est également un succès : la vidéo sur youtube en était déjà à plus de trois millions de vues après 48h. Tandis que du côté militant, il y a eu une véritable célébration du texte par un nombre important de personnes identifiées comme progressistes. Pourtant, à bien y regarder, le texte d’Orelsan n’est pas vraiment de nature émancipatrice et il semble plutôt relever d’un discours de la confusion tel que ceux qui minent nos démocraties de façon latente depuis plusieurs années.
Un vernis progressiste
A première vue, le fait que ces paroles séduisent à gauche n’est pas tout à fait étonnant. Pris isolément, beaucoup de passages de la chanson manifestent un parti pris engagé. Dès le début, Orelsan envoie ses tirs vers la frange réactionnaire de la société :
« la nostalgie leur faire miroiter la grandeur d’une France passée qu’ils ont fantasmée
(Regarde), l’incompréhension, saisir ceux qui voient leur foi dénigrée sans qu’ils aient rien demandé
(Regarde), la peur, les persuader qu’des étrangers vont v’nir dans leurs salons pour les remplacer »
On le voit notamment ici, après avoir dénoncé le nationalisme, tourner en dérision la théorie complotiste et raciste du « grand remplacement ». Il fustige également l’islamophobie en manifestant ce qui semble être une solidarité avec les musulmans concernant l’acharnement dont ils font l’objet de la part de l’Etat français.
Plus loin, il se désole encore tour à tour du vote FN privant d’avenir les jeunes et du succès de stars du web fascistes se réfugiant dans une posture pseudo-subversive :
« Tous les vieux votent, ils vont choisir notre av’nir
Mamie vote Marine, elle a trois ans à vivre
Youtubeurs fascistes, pseudo subversifs »
Pris isolément, ces différents passages – et d’autres auraient encore pu être cités – nous donnent à voir un réel texte politique et engagé. Ce sont d’ailleurs souvent ces extraits qui étaient mis en avant lors des partages visant à souligner la dimension politique positive du texte.
Pensée antisystème et complotisme
Si on approche le texte de manière globale, en tentant de reconstituer l’impression générale induite par le patchwork de ses coups de gueule, on constate qu’en fait, ce qui ressort du texte d’Orelsan, c’est une petite musique bien connue ; celle de la confusion et de la pensée antisystème.
Ainsi, tout d’abord, le monde décrit par Orelsan est un monde où tout irait mal à cause d’un « on » jamais nommé. Quelques extraits pour l’illustrer :
« On n’assume pas d’être alcoolique, c’est relou d’en dire du mal
On prend des mongols, leur donne des armes
Appelle ça « justice », s’étonne des drames
On soigne le mal par le mal et les médias s’en régalent
On fait les mongols pour plaire aux mongols
On va tomber comme les Mongols
On croit plus rien, tout est deepfake
On voit qu’une seule forme de richesse »
Cette tendance à faire du discours politique l’égrenage de problèmes divers sans jamais en travailler les phénomènes sous-jacents ou les mécanismes structurels qui les construisent est en fait une logique tout à fait dépolitisante. C’est laisser à penser que le politique serait en fait avant tout une histoire de posture. C’est largement la tendance qui semble s’imposer ces dernières années, comme le succès de ce clip le montre une nouvelle fois.
On pourrait légitimement se demander en quoi ceci serait un problème. Cela nous amène à notre second point : ces discours dépolitisants sont en fait marqués politiquement. En effet, il faut se poser la question de qui va engranger les dividendes de la victoire rhétorique de tels discours dans la société. Et, il n’aura pas échappé aux observateurs politiques de ces dernières années que cela a largement profité à l’extrême droite ou à la droite populiste. Ce sont des ressorts rhétoriques similaires qui ont façonné les succès de Trump ou Bolsonaro. Bien sûr, on peut arguer que les extraits cités au début de cet article sont à l’antipode de figures telles que celles ici citées. Mais cela serait négliger le reste du texte. Dans celui-ci, Orelsan utilise des références régulières qui sont beaucoup plus proches de ces univers. « Faut qu’on reboot, faut qu’on reset, On croit plus rien, tout est deepfake » dans ces deux lignes, il y a plusieurs éléments à décortiquer ; la référence au « grand reset », tout d’abord. The Great Reset (La Grande Réinitialisation dans son édition française) est un livre sorti avec un succès confidentiel à l’été 2020. Il est en revanche devenu une obsession dans certains milieux complotistes depuis le début de cette année. Selon cette théorie complotiste qui fait fureur en ce moment, ce livre exposerait tous les projets néfastes concoctés dans l’ombre par des “élites” pour nuire aux honnêtes citoyens, depuis la mise à sac des démocraties jusqu’à l’instauration d’un nouvel ordre mondial en passant par la mise en place d’une dictature sanitaire et d’une société de « technosurveillance ». Orelsan mentionne aussi le “deepfake”, en faisant l’affirmation que tout serait faux en permanence (« tout est deepfake »). Ceci affermit une vision d’un monde où la vérité serait cachée, et qu’il faudrait donc la « révéler », soit concrètement ce qui s’avère être le cœur de la pensée confusionniste. Ceci est renforcé par le fait qu’il écrit juste après « Corrompu, j’suis né dans l’système », une utilisation d’un vocabulaire issu directement de cet imaginaire. Ce dernier est un fil rouge indéniable du texte ; du début « Les jeux sont faits, tous nos leaders ont échoué Ils s’ront détruits par la bête qu’ils ont créée » à la fin « D’une époque où , uh, putain, les Moutons veulent juste un leader charismatique »[1]. Impression encore renforcée par les références constantes à Matrix dans la scénographie, à nouveau pour montrer l’aspect inéluctable du “système” en assimilant notre monde à la “matrice” des célèbres films[2].
Séduire tous les publics
Pour que chacun s’y retrouve, Orelsan coche un maximum de cases, maximisant le public potentiel ainsi flatté. Certaines allusions problématiques sont à peine masquées :
« Qu’est c’qui nous gouverne? La peur et l’anxiété […] Plus l’temps d’réfléchir, tyrannie des chiffres ».
Ce passage peut difficilement résonner autrement dans cette période qu’une critique de la prise au sérieux de l’épidémie que nous vivons. Ainsi on récupère au passage – sans jamais porter le flanc aux critiques puisque tout est suggéré – un groupe cible potentiel de plus avec un texte qui semble avoir perdu toute épine dorsale politique. Cette tendance est complétée par l’évocation récurrente de lieux communs, avec lesquels tout le monde sera d’accord “Plus personne écoute, tout l’monde s’exprime, personne change d’avis, que des débats stériles”, “L’intelligence fait moins vendre que la polémique”,… Quand le propos ne semble carrément pas être une charge réactionnaire envers les militants: “Tout est réac’, tout est systémique (Regarde) Dès qu’un connard fait quelque chose de mal Quelque part le monde entier d’vient susceptible. “
Esthétiser la violence jusqu’à la justifier
Même le titre du morceau est très évocateur du champ lexical du confusionnisme ; « L’odeur de l’essence » semble ne décrire la violence que pour – quelque part – la légitimer. C’est vrai pour le texte mais c’est aussi vrai pour l’image: le clip se déroule avec un arrière-plan qui n’est pas sans rappeler un JT sur Russia Today: un égrenage de chaos, de contestations, de violences. Ce sont des ressorts tout à fait identiques à ceux utilisés dans le scénario du film Joker de Todd Phillips dont la fin aboutit aussi à une même violence rendue inéluctable.
La comparaison avec Joker peut même être étendue à un autre aspect : celui de l’intention des auteurs. Evidemment, dans ce papier critique, il n’est pas question de prêter des intentions quelconques à ceux-ci. Chez Todd Phillips, il y a même eu l’affirmation dans des interviews, d’une volonté, via son film, de critiquer le néo-libéralisme. Soit un propos politique situé et donc pas une thématique confusionniste. Non, nous ne voulons pas parler des intentions, mais plutôt des effets. Car c’est cela la problématique à laquelle on s’intéresse lorsque l’on cherche à aborder politiquement un phénomène. Or, qui s’est finalement emparé sur le long terme de la thématique et du discours véhiculé par Joker ? C’est majoritairement l’extrême droite[3]. Les masques ou maquillages de Joker sont depuis systématiquement présents dans les manifestations de l’Alt-right aux USA et tout récemment un homme a poignardé 18 personnes dans le métro de Tokyo en affirmant par après s’être inspiré du Joker[4].
Si nous nous intéressons aux effets, il semble assez clair ces dernières années qu’agiter des discours et du vocabulaire confusionnistes ne profite ultimement jamais à la gauche et au combat progressiste, ou seulement très provisoirement.
De la défense des opprimés à leur bashing il n’y a visiblement qu’un pas
Il est d’autant plus troublant de voir que le texte a été perçu comme un pamphlet contre les systèmes de dominations alors que si l’on se penche sur certains passages spécifiques du texte, il semblerait que ce soit le phénomène inverse qui est à l’œuvre. D’abord avec cette répétition à l’envi du terme “mongols”, utilisé ici clairement comme un synonyme d’ ”imbéciles”. Pourtant, ce ne sont pas les puissants qui subiront les conséquences négatives de ces mots, mais bien les premiers concernés par ce terme. Sur Facebook, Alexandra Peskova a ainsi écrit cette réaction à la chanson d’Orelsan, écouter les premiers concernés, et ils étaient nombreux à s’exprimer sur le sujet, permet de mieux saisir la nature problématique du propos:
“Dégoût et tristesse voilà ce que cela [l’odeur de l’essence] évoque en moi.
Nous nous battons toutes et tous pour faire changer les mentalités pour que le monde découvre nos enfants pour ce qu’ils sont sans les réduire à un mot ou une définition archaïque sortie d’un monde ignorant. J’ai le sentiment aujourd’hui que -comme d’autres malheureusement – il vient saccager les petits pas que nous faisons et piétine nos efforts. Honte à toi Orelsan.”
Les associations concernées sont d’autant plus dépitées qu’elles avaient déjà par le passé interpellé Orelsan sur l’utilisation du même terme dans des chansons précédentes.
Mais le validisme n’est pas le seul rapport de domination qui se voit ainsi renforcé. Ainsi, plus loin Orelsan écrit: « Connard facho, connasse hystérique ». Il y a là un aplatissement de tout: on met sur le même pied fascistes et féministes. La critique légitime de l’un donnant de la légitimité à la critique problématique de l’autre. Si la signification d’ ”hystérique” n’a selon vous rien à voir avec cela, nous vous renvoyons à la très abondante litérature féministe sur la question. Or, concernant le sexisme et l’homophobie, ce n’est pas comme si Orelsan en était à son coup d’essai. En 2011 il écrivait dans Suicide social : « Adieu lesbiennes refoulées, surexcitées, qui cherchent dans leur féminité une raison d’exister. Adieu ceux qui vivent à travers leur sexualité, danser sur des chariots, c’est ça votre fierté ? Les Bisounours et leur pouvoir de l’arc-en-ciel qui voudraient me faire croire qu’être hétéro c’est à l’ancienne. Tellement tellement susceptibles, pour prouver que t’es pas homophobe faudra bientôt que tu suces des types » . Avant cela, en 2009 il avait déjà fait polémique avec la chanson sale pute dont tout le texte consiste à adopter la posture d’un homme d’une violence misogyne grave. Voici quelques extraits pour s’en faire une idée: “J’déteste les petites putes genre Paris Hilton. Les meufs qui sucent des queues de la taille de celle de Lexington. T’es juste bonne à te faire péter le rectum. Même si tu disais des trucs intelligents t’aurais l’air conne. J’te déteste j’veux que tu crèves lentement. J’veux que tu tombes enceinte et que tu perdes l’enfant. […] J’vais te mettre en cloque (sale pute) et t’avorter à l’Opinel. Sale pute.”
Pour aucune des deux chansons, le rappeur n’est revenu en arrière après les interpellations des associations féministes et lgbt+. Dans ce contexte, il n’est pas vraiment envisageable de s’intéresser au texte de “L’odeur de l’essence” sans le lire à la lumière de la discographie passée d’Orelsan.
Cette lecture n’a pas une vocation morale: à nouveau beaucoup d’autres textes sont bien plus problématiques que “l’odeur de l’essence” sur la question de la perpétuation des rapports de domination, mais c’est parce que le texte était célébré sur cette dimension que le décalage devait être souligné.
La posture d’un locuteur cynique et rebelle, hors du champ des responsabilités
Malgré ce qu’il assurait dans son entretien récent au journal Le Monde[5], Orelsan reste cynique dans la posture qu’il adopte ici. Cette attitude, qui consiste en un “Mépris des conventions sociales, de l’opinion publique, des idées reçues, généralement fondé sur le refus de l’hypocrisie et/ou sur le désabusement, souvent avec une intention de provocation[6]”relève de la posture. Cela signifie qu’elle n’a d’autre but que de donner une consistance à celui qui l’adopte. Son efficacité à changer le monde est nulle.
Dans le cas d’Orelsan, la dépolitisation de son discours le rend inopérant ; il ne s’agit que d’une litanie qui étourdit sans engager ni prise de conscience réelle (ce sont essentiellement des poncifs) ni changement. Il ne peut en être autrement puisqu’il se place (et place son auditeur) dès le départ dans la posture du spectateur. “Regarde” est son mantra. Aucune remise en question, aucune compréhension des problèmes dénoncés à l’aune de nos propres actions. Tout se passe comme si lui et ceux qu’il place de son côté de la lorgnette étaient étrangers au fonctionnement malade du monde qu’il décrit. Dans ces conditions, rien ne peut sortir comme espoir ni force de changement ; seulement de la colère contre les quelques coupables désignés, vagues et lointains, imaginés pour être haïs ; les élites, les médias, les politiques. Bref, c’est ce qu’on appelle de l’huile sur le feu. Ou de l’essence.
De quoi l’adhésion à ces propos d’Orelsan est-elle le nom ?
Laissons Orelsan. Ses casseroles passées nous laissaient déjà entendre une certaine inconscience de la portée politique que pouvaient revêtir ses paroles. Une récente interview donnée au journal Le Monde nous le confirme lorsqu’il affirme, alors qu’on l’interroge sur ses prises de position abordant le complotisme ou les violences policières : « Mon message, c’est plus : “Détendons-nous, tout le monde n’a pas le même degré de lecture.” On peut avoir des amis qui aiment bien ça, juste pour le côté fiction, piment, et qui postent des trucs sans trop y croire non plus. »[7].
Laissons Orelsan, donc. « Pour ou contre Orelsan » n’est pas le sujet. Non. L’engouement pour le dernier opus d’Orelsan est plutôt un symptôme. Car en effet, s’il est clair qu’Orelsan n’a pas vocation à être un artiste engagé apte à guider par sa clairvoyance et sa conscience aigüe des enjeux politiques, on peut se demander pourquoi son dernier opus a semblé être une révélation tenant du génie à tant de militant.e.s.
L’engouement provoqué dans le champ progressiste par la sortie de « L’odeur de l’essence » semble être malheureusement un signe (de plus) d’une grande difficulté à percevoir les enjeux actuels au sein de l’arène du débat public dans nos démocraties. La difficulté à reconnaître et à dénoncer les relents de discours antisystème nous condamne à vivre le ressac qui malmène nos démocraties avec une longueur de retard. Les Soral, les Dieudonné, les Michel Colon, les Etienne Chouard seront toujours dénoncés trop tard à gauche. Pendant ce temps, ils auront eu beaucoup de temps pour (dé)former toute une génération politique nourrie aux grilles de lectures antisystèmes et qui aura tant de mal à s’en défaire, aveuglé par l’obsession des élites, de l’occident ou de « Big Pharma » lorsqu’il s’agira de défendre concrètement les droits humains ici ou ailleurs, défendre plus de justice sociale ou encore de plaider pour des stratégies collectives de sortie de crise sanitaire ou climatique. Orelsan n’a rien d’un Soral, évidemment. Mais ses textes considérés comme engagés à gauche exhalent de légers relents de la même pensée antisystème qui décidément séduit toujours, envers et contre tout. Si le monde a une odeur d’essence, nous avons décidément une drôle de fascination pour les pyromanes qui y mettent le feu.
[1] « Ne pas être un mouton » étant une référence centrale du discours conspirationiste.
[2] Sur le recyclage de Matrix 20 ans plus tard par la pensée conspirationiste, lire notamment ceci: https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/03/31/comment-matrix-a-fait-passer-la-pilule-du-complotisme_5443755_4408996.html
[3] Voir notamment cet article pour plus de détails : «Comment l’extrême droite s’est emparée du Joker » https://www.lesoir.be/260418/article/2019-11-14/comment-lextreme-droite-sest-emparee-du-joker
[4]https://www.rtbf.be/info/societe/detail_l-assaillant-du-train-a-tokyo-admirait-le-personnage-du-joker-selon-les-medias?id=10871065
[5] “ Je voulais me débarrasser du côté cynique. En tout cas, je ne voulais pas que cela devienne mon principal trait de caractère, et ce n’est pas ce que je préfère chez moi. Je trouve que, maintenant, le monde n’a pas besoin de plus de cynisme.” Stéphanie BINET, Orelsan : « Le monde n’a pas besoin de plus de cynisme », 19 novembre 2021 sur https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/11/19/orelsan-le-monde-n-a-pas-besoin-de-plus-de-cynisme_6102677_3246.html
[6] https://www.cnrtl.fr/definition/cynisme
[7] Stéphanie BINET, Orelsan : « Le monde n’a pas besoin de plus de cynisme », 19 novembre 2021 sur https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/11/19/orelsan-le-monde-n-a-pas-besoin-de-plus-de-cynisme_6102677_3246.html