Quand l’art des communautés minorisées devient marchandise
La popularisation croissante de la scène ballroom, avec son adoption par des figures et industries éloignées de ses origines militantes s’apparente-t-elle à une forme d’appropriation culturelle ? Cette analyse explore les mécanismes de popularisation de la scène ballroom dans les milieux de culture dominante et tente de montrer comment ces pratiques peuvent s’apparenter à de l’appropriation culturelle.

Introduction : Danse, militantisme et résistance
La scène ballroom, un espace culturel, artistique et politique, née des communautés queer[1] racisées, noires et latinx[2], à New York dans les années 60, est pensée comme un lieu où les personnes marginalisées mettent en scène des danses, des performances artistiques et du drag[3]. À travers le voguing, le waacking[4], les compétitions et les performances, la scène ballroom constitue un lieu d’expression, de reconnaissance, mais surtout de survie pour les personnes marginalisées (Bensignor, 2021).
La scène ballroom est également un lieu où les personnes minorisées peuvent nouer des liens de soutien et solidarité, ce qui créé un véritable sentiment de communauté. Les participant·e·s sont réparti·e·s en “maisons”, sous la forme de familles dirigées par un·e leadeur·euse, représentant la figure d’une mère ou d’un père servant de mentor et de soutien à ses membres (Bailey, 2013). Le caractère militant de la pratique est indissociable de la scène ballroom. Son histoire est jalonnée par de la résistance face aux discriminations raciales, sexuelles et de genre (Joseph & Bain, 2024).
Après New York, la seconde grande scène ballroom est Paris. Une figure majeure de ce secteur est Habibitch, un·e artiste et militant·e franco-algérien·ne né·e à Alger dans les années 80. Iel a suivi un parcours mêlant études du genre, engagement militant intersectionnel, décolonial et créatif. Habibitch s’est ainsi imposé·e dans l’univers du voguing et du waacking en France. Dans son œuvre artistique, notamment avec la conférence performative Décoloniser le dancefloor et dans l’épisode The real Paris is burning : repolitiser le dancefloor du podcast Kiffe ta race, Habibitch interroge la politisation des corps en mouvement et la manière dont les espaces de danse queer et racisés sont aujourd’hui traversés par des logiques de récupération, de gentrification et d’appropriation.
Cette réflexion nous amène à poser la question suivante : la popularisation croissante de la scène ballroom, et son adoption par des figures et industries éloignées de ses origines militantes, s’apparente-t-elle à une forme d’appropriation culturelle ? Il est alors intéressant de se pencher sur les origines politiques des ballrooms, ses mécanismes de leur diffusion dans la culture dominante, et les tensions entre reconnaissance et effacement des communautés à l’origine de celles-ci.
Emergence et racines politiques de la ballroom scene
Les ballrooms sont nés en réaction à l’exclusion systématique des drag queens noires et latinx des concours de drag, tenus à Harlem dans les années 1960, qui étaient dominés par des personnes blanches (Bailey, 2013). Ces communautés ont donc créé leurs propres espaces : les “ballrooms”, où les performances ne sont pas seulement artistiques mais aussi politiques. On y célèbre l’extravagance, l’identité de genre fluide, la race[5], la diversité des orientations sexuelles, tout en affrontant symboliquement les normes oppressives d’une société traditionnelle et conservative (Arnold et Bailey, 2009).
Le voguing, une danse codifiée comportant des mouvements stylisés et géométriques rappelant les mannequins dans les magazines comme Vogue, devient alors un outil de contestation. Le voguing est politique car il a été créé comme une réponse à l’exclusion que la communauté queer racisée vivait afin de revendiquer un espace de liberté, d’expression et de fierté accessible aux populations marginalisées. Le waacking, quant à lui, est une danse cousine née sur la côte ouest américaine etpartage les mêmes racines : une culture afro-queer de résistance dans les clubs disco des années 1970. Ces performances corporelles permettent aux danseur·euse·s de se réapproprier leur corps, leur visibilité, et leur pourvoir d’agir (Reed, 2010 ; Chang, 2020).
D’une pratique cachée à sa popularisation
Au fil des années, la scène ballroom s’est fait connaître du grand public, notamment grâce au clip “Vogue” de Madonna dans les années 1990, qui s’inspire directement du voguing new-yorkais. Plus récemment, les séries de télévision comme “Pose” et “Legendary” ainsi que des artistes comme Beyoncé et Miley Cyrus, ont intégré des éléments du voguing à leurs chorégraphies ou esthétiques. Ce succès médiatique a ouvert les portes de cette culture à des publics non-queer et non-racisés.
Cependant, cette popularité s’accompagne de différents phénomènes qui peuvent questionner :
- La gentrification culturelle qui se caractérise par l’entrée d’acteur·trice·s du groupe dominant (des personnes blanches et/ou de classes socioéconomiques supérieures) dans une culture marginalisée, modifiant – volontairement ou non – ses codes et ses objectifs (Hooks, 1992) ;
- La marchandisation de ces espaces culturels en transformant ses pratiques sociales en biens de consommation (Ramos-Lara, 2023).
La problématique n’est pas la popularisation en soi, car cela permet une plus grande visibilité d’une pratique et une culture. Cependant, le fait que ces danses soient parfois utilisées sans mentionner leurs origines historiques et militantes, ni rendre hommage aux communautés qui les ont créées, conduit à une injustice en invisibilisant les personnes à l’origine.
Dans sa conférence Décoloniser le dance floor, Habibitch parle d’un continuum colonial, à savoir un processus par lequel des éléments culturels de populations racisées sont extraits de leur contexte politique, vidés de leur sens, et réappropriés par des industries ou individus issus des classes dominantes. Le manque de reconnaissance de l’historique et la marginalisation des acteur·trice·s du voguing et du waacking participent dès lors à une forme d’appropriation culturelle.
Appropriation culturelle
L’appropriation culturelle désigne le fait pour une culture dominante de s’emparer d’éléments issus d’une culture minoritaire sans en reconnaitre la valeur, souvent dans un cadre marchand. Ce phénomène ne peut se résumer à l’emprunt d’éléments culturels d’un groupe par un autre. L’appropriation culturelle s’inscrit dans un contexte de domination et dans une longue histoire coloniale[6].
En effet, l’histoire coloniale continue de peser sur la manière dont la société perçoit et valorise les expressions culturelles issues des communautés marginalisées. Il y a une invisibilisation, voire une dépréciation, des apports des personnes racisées à la culture, au profit d’une universalisation blanche et occidentale (Fassin, 2018 ; Soumahoro, 2020). Ainsi, les performances artistiques des communautés minoritaires sont souvent détournées sans qu’aucune forme de rétribution ne soit envisagée.
Conclusion : repolitiser les pratiques culturelles
Nous pouvons considérer que la popularisation de la scène ballroom s’apparente bien à une forme d’appropriation culturelle lorsqu’elle est faite sans respect ni reconnaissance de ses racines politiques. Elle traduit un déséquilibre de pouvoir où les cultures de résistance sont souvent réduites à de simples tendances.
Pourtant, des figures comme Habibitch, par leur art et leur prise de parole, rappellent la nécessité de repolitiser la danse et de garder la mémoire vivante des luttes qui l’ont fondée. Si les espaces artistiques queer peuvent être traversés par des logiques capitalistes, ils peuvent aussi devenir des plateformes de revendication. Kiddy Smile, chanteur, DJ, danseur et militant pour les droits LGBTQI+ et contre le racisme, a, par exemple, porté un t-shirt indiquant “fils d’immigrés, noir et pédé[7]. Cet acte a permis d’envoyer un message politique qui avait pour objectif de questionner la place des artistes queer et racisé·e·s dans le milieu des arts ainsi que de visibiliser une identité peu médiatisée, à savoir être à l’intersection de la « race », de la classe et de l’orientation sociale, en tant que personne noir gay issue d’une cité[8].
En Belgique, il existe aussi une scène ballroom avec des figures comme Jhaya Destiny Gabbana ou Les Peaux De Minuit. Ces personnalités organisent des ateliers, des performances et bien d’autres évènements dans un objectif de visibilité et revendication des droits de la communauté LGBTQI+ et des personnes cibles de racisme.
Finalement, reconnaître les dynamiques d’appropriation culturelle dans la scène ballroom, c’est aussi interroger nos rapports à l’art, au pouvoir, et aux héritages coloniaux. Ce n’est pas rejeter la popularisation d’une pratique culturelle mais vouloir sa transmission respectueuse et consciente, où les cultures minoritaires restent au centre de leur narration.
Nell Delvaux.
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Références :
Arnold, E. A., & Bailey, M. M. (2009). Constructing home and family: How the ballroom community supports African American GLBTQ youth in the face of HIV/AIDS. Journal of Gay & Lesbian Social Services, 21(2–3), 171–188. https://doi.org/10.1080/10538720902772006
Bailey, M. M. (2013). Butch queens up in pumps: Gender, performance, and ballroom culture in Detroit. University of Michigan Press.
Bensignor, F. (2021). Le voguing, une danse en pleine lumière. France Culture.
Butler, J. (1990). Gender trouble: Feminism and the subversion of identity. Routledge.
Delporte, S. (2019). Appropriation culturelle : De la protection juridique à la reconnaissance symbolique. Revue internationale de droit comparé, 71(2), 291–312.
Diallo, R., & Ly, G. (2021). The real Paris is burning: Repolitiser le dance floor. Kiffe ta race, Binge Audio.
Fassin, É. (2018, 24 août). L’appropriation culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination. Le Monde. https://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2018/08/24/eric-fassin-l-appropriation-culturelle-c-est-lorsqu-un-emprunt-entre-les-cultures-s-inscrit-dans-un-contexte-de-domination_5345972_1654200.html
Habibitch. (2021). Décoloniser le dancefloor [Conférence dansée].
Hall, S. (1997). Representation: Cultural representations and signifying practices. Sage Publications.
Hooks, b. (1992). Black looks: Race and representation. South End Press.
Joseph, J., & Bain, N. (2024). Leisure as Black survival: Ballroom, vogue, and Black queer and trans+ embodied activism in Canada. Leisure/Loisir, 48(2), 315–332. https://doi.org/10.1080/14927713.2024.2308911
Mercier, A. (2021). Retournement du stigmate. Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. http://publictionnaire.humanum.fr/notice/retournement-du-stigmate/
Paris is Burning (1990). Réalisation : Jennie Livingston.
Pose (2018–2021). Série TV. Créée par Ryan Murphy, Brad Falchuk & Steven Canals.
Ramos-Lara, X. (2023). Queering performance and community: Ballroom culture as the subversion of hegemonic gender, race, and sexuality in “queer” identity formation (Mémoire de master). University of North Carolina at Chapel Hill. https://cdr.lib.unc.edu/downloads/kd17d422d?locale=en
Reed, T. V. (2005). The art of protest: Culture and activism from the civil rights movement to the streets of Seattle (NED ed.). University of Minnesota Press. https://www.jstor.org/stable/10.5749/j.cttttv5w
Soumahoro, M. (2020). Le triangle et l’Hexagone. Éditions de la Découverte.
Young, J. O. (2005). Profound offense and cultural appropriation. The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 63(2), 135–146.
Ziff, B. (1997). Borrowed power: Essays on cultural appropriation. Rutgers University Press.
[1] A l’origine, queer était un terme utilisé comme une injure pour désigner les personnes en dehors des normes genrées et sexuelles. Aujourd’hui, la communauté LGBTQI se l’est réapproprié comme terme parapluie pour les identités et orientations sexuelles différentes de la cisidentité et l’hétérosexualité. Pour aller plus loin : Marie Kirschen, D’où vient le mot queer ?, la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025.
[2] Latinx est un terme non genré qui permet de désigner les personnes de la communauté d’Amérique Latine.
[3] Le drag est une pratique artistique dans laquelle une personne incarne une femme (drag queen) ou un homme (drag king) en jouant avec les stéréotypes et les rôles de genre.
[4] Le voguing et le waacking sont deux formes de danse spécifique à la scène ballroom. Nous reviendrons sur leurs descriptions plus loin dans l’article.
[5] Nous nous referrons à une conception sociologique de la « race ». Il ne s’agit pas d’une réalité biologique mais bien de la manière dont les catégories raciales qui remontent à l’époque coloniale et esclavagiste (« noir », « blanc », « arabe », « asiatique », etc.) influencent encore les représentations que nous avons de ces communautés.
[6] Pour aller plus loin : Fariha Ali, Appropriation ou appréciation culturelle : Quand la culture devient un terrain de pouvoir, BePax, 2025.
[7] Le terme “pédé” est une insulte envers les personnes homosexuelle. La communauté LGBTQ+ se l’est réapproprié, par le processus de retournement du stigmate, pour en faire une identité portée fièrement. Il a, toutefois, toujours un caractère insultant s’il est employé par une personne ne faisant pas partie de cette communauté.
[8] Dans le contexte français, une cité désigne un ensemble de logements construits entre les années 1950 et les années 1970 pour répondre à la crise du logement dans les grandes villes. Ces cités sont, aujourd’hui, majoritairement composées de personnes précaires et/ou racisées.