Des fleurs aux « nègres » inconnus

Rédigé le 1 octobre 2018 par : Pauline Thirifays

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« On ne peut pas changer tout ce qu’on affronte, mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas. L’Histoire n’est pas le passé, c’est le Présent. Nous portons notre histoire avec nous. Nous sommes notre histoire. »
JAMES BALDWIN

Malaise d’une épiphanie

Cela se passe à Lisbonne – à Belém plus exactement – dans le Jardim do Ultramar. Le jardin d'Outremer a été créé au début du siècle dernier. Ses sept hectares sont plantés d'espèces exotiques très rares, africaines et asiatiques. On s’y rend pour l'époustouflante allée de palmiers, pour son lac, pour le jardin japonais caché. On y admire les essences tropicales provenant des anciennes colonies. On s’y rend après la visite du monument aux découvertes (le Padrão dos Descobrimentos), proue de bateau immaculée sur l’embouchure du Tage, pointant les horizons merveilleux que ses héros ouvrirent pour le Portugal et l’Europe en partant depuis ce point à la conquête d’un monde qui leur appartenait forcément. On ne peut le regarder, superbe de blancheur et de promesses, que gonflé de quelque chose qui ressemble à l’orgueil des fils d’aventuriers. On oublie souvent que ce monument fut construit en 1941 sous la dictature du nationaliste Salazar et qu’on ne peut en ignorer le dessein…

Ils sont deux. Au milieu des touristes qui déambulent dans le jardin d’Outremer, plus personne ne les voit. Ils sont des espèces exotiques parmi des espèces exotiques. Des spécimens, pas des personnes. Ils ne sont pas là pour eux-mêmes mais pour représenter leur espèce. C’est le sommet de l’essentialisation. D’ailleurs, ils n’ont pas de nom. Il y a un homme et une femme semble-t-il. Privés de leur corps, ils offrent aux passants la typicité de leurs traits que l’on appelait naguère dans tous les manuels scolaires « négroïdes ».

Je les ai pris en photo. J’en ai fait deux portraits en gros plan. Je crois que j’avais envie de les photographier comme des gens et pas comme des objets. Je crois que ce socle nu sous leurs têtes, vide de toute plaque, qui ne leur offrait même pas une identité avait quelque chose d’obscène que j’ai voulu réparer.

Face à la litanie du déni, tisser pour révéler le réel

Oh, bien sûr, certains diront que c’est de l’art. Qu’aucun personnage de sculpture d’art n’a de nom ni d’identité. Qu’il faut y voir un hommage à leur beauté ; une beauté que nous sommes si peu capables de décrire en dehors de poncifs connotés et de métaphores réifiantes – leur allure ‘féline’, leur peau ‘d’ébène’. Mais comment ne pas voir qu’il n’y a pas de plaque indiquant le nom de l’artiste, alors ? Mais comment ne pas voir qu’aucune autre sculpture dans ce jardin ne vient justifier leur présence ? Mais comment ne pas voir qu’ils sont postés à l’entrée d’une parcelle du jardin dédiée aux espèces africaines ? Comment nier l’état d’esprit qui a dû les voir naître au début du siècle dernier, alors que des zoos humains existaient en Europe jusqu’à l’expo universelle de 1958 à Bruxelles ?

Comme à chaque fois qu’un malaise fait irruption dans le quotidien, dénoncé par des militants ou des quidams qui souhaitent mettre un visage sur un problème diffus, structurel, et donc par définition évanescent ; l’habiller de réalité pour lui donner corps et lui offrir une chance d’être appréhendé par ceux qui n’en n’ont pas encore une conscience précise, il y a toujours les avocats de l’ancien monde - qui n’ont pas compris qu’ils faisaient déjà partie du passé - pour ramener l’exemplatif au particulier, à l’accidentel, à l’insignifiant, à l’exceptionnel, au fortuit. Tétanisés par une réalité qui les effraie, leur fait honte ou suscite en eux une ingérable culpabilité, ils choisissent la voie du déni et tentent de rendre illisible toute oppression structurelle en parant de toutes les excuses hypocrites les épiphanies les plus flagrantes.

Dans ce contexte, le travail du militant, ou simplement de l’homme honnête, qui souhaite seulement rétablir la juste vérité, consiste à relier les indices insignifiants du quotidien pour les rendre signifiants ; comme les fils à l’arrière d’une tapisserie dont la cohérence du dessin n’apparaît que lorsqu’on la retourne.

Apocalypse d’une peu glorieuse blanchité

Les têtes sculptées du jardin d’outremer comme les statues des militaires sécessionnistes aux USA ou les innombrables monuments bruxellois rappelant le passé colonial de la Belgique[1] font partie du paysage. Ces monuments appartiennent à nos villes occidentales et à notre quotidien, si bien que les couleurs de l’oppression qu’ils célèbrent se sont fondues dans le sépia de l’Histoire et du temps qui passe. Comme des grenouilles plongées dans une eau qui chauffe, nous ne percevons pas les changements de température. Nous ne remettons pas en question ce toujours-déjà-là qui semble ne gêner personne. Nous laissons aux associations de lutte contre la négrophobie ou le racisme la tâche de se lamenter, sans remettre en question nos propres choix ; sans prendre la mesure des blessures infligées à ceux qui se reconnaîtront dans les visages déshumanisés de ces statues lisboètes, ravalés au rang de spécimens d’espèces à exposer. Mais outre cette question cruciale des blessures ignorées que nous continuons d’alimenter en détournant les yeux, il y va de notre capacité à nous inventer en tant que société moderne, métissée et pacifiée. Fils d’esclaves, filles de négriers ; filles d’indigènes, fils de colons ; nous formons un tout dans le tumulte du présent. C’est notre histoire commune qu’il faut assumer ; notre avenir commun qu’il faut composer. Il ne s’agit donc pas des autres, il s’agit bien de nous. Ces statues ne parlent pas de « négritude » ; elles sont un miroir peu glorieux d’une blanchité qui peine, dans nos sociétés modernes métissées, à se reconnaître oppressive, hégémonique, dominante et nantie de privilèges invisibles, mais mesurés par toutes les enquêtes sociologiques qui s’intéressent de près ou de loin au racisme. Tous les stigmates de la colonisation que nous refusons de regarder pour ce qu’ils sont réellement sont l’apocalypse (c’est-à-dire au sens étymologique une révélation, un dévoilement) d’une névrotique blanchité.

Rajouter une couche au palimpseste

Que faire alors ? Se débarrasser de ces reliques coloniales pour se débarrasser de la violence symbolique qu’elles génèrent, et par la même occasion des blessures non cicatrisées qu’elles engendrent et de l’insupportable culpabilité qu’elles charrient ? Certainement pas. Et d’ailleurs, j’entends déjà le chantage à la censure… Il ne s’agit pas de changer le passé ni de le réécrire, mais de changer le présent ; d’ajouter une couche au palimpseste. Il ne s’agit pas d’interdire ou de refaire le passé, mais de le regarder en face et de prendre la parole pour se distancier des processus essentialisants de naguère et de la brutalité de la colonisation. Avec une petite plaque, par exemple. Une plaque qui ferait en sorte que ce que l’on regarde comme un animal de foire ne soit plus le visage aux traits exotiques, mais celui qui a offert ce visage en spectacle comme un objet, et qui appartient désormais à une histoire révolue.

De telles plaques ne seraient pas de l’ordre du détail. Y voir de futiles réparations seulement symboliques serait une erreur. De telles initiatives seraient au contraire concrètement et directement opérantes. En contribuant à la prise de conscience générale de l’omniprésence de la colonisation dans nos espaces publics, elles mettraient en lumière, en miroir, la colonisation de nos inconscients collectifs par les réflexes colonialistes et racistes dont nous pourrions alors peut-être nous purger.

Mémoires vives

Le retard mémoriel dans nos sociétés est énorme en ce qui concerne le passé colonial ; d’innombrables monuments laissés en l’état qui en sont les stigmates en témoignent dans nos espaces publics. L’heure de vivifier nos mémoires a sonné depuis longtemps. Mais travailler à rendre la Mémoire vive n’a pas tellement à voir avec le passé. La Mémoire vive, c’est une démarche qui consiste à affûter notre qualité de présence au monde présent.

Tant que l’on verra des monuments aux nègres inconnus, alors qu’il y a tant de statues aux blancs connus décorées de laiton et d’inscriptions glorieuses jalonnant notre Histoire, je continuerai à en faire des portraits. Des portraits humains. Des portraits de prochain avec qui je veux construire notre Histoire. Ensemble. Au présent.

Analyse développée pour BePax sur base d’un premier article paru sur lignedecrète

 


[1] Le COLLECTIF MÉMOIRE COLONIALE ET LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS organise d’ailleurs dans la capitale des visites guidées. Le thème de ces visites est la colonisation belge à travers le patrimoine. Elles permettent de découvrir la face cachée de l’histoire coloniale belge à travers les monuments, statues, bâtiments et autres  infrastructures qui trônent dans nos rues. 

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