Racisme et réseaux sociaux : le juge ou l’informaticien ?

Rédigé le 22 décembre 2017 par : Edgar Szoc

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À l’heure où, pour une part grandissante des citoyens, les réseaux sociaux constituent la première source d’informations – sans hiérarchie, travail éditorial et classement autre que celui imposé par nos « amitiés » et le fonctionnement obscur des algorithmes, il est vital de se demander quels liens ce nouveau mode de sociabilité et de « consommation » de l’information entretient avec le racisme et les appels à la haine.

C’est un truisme : l’apparition de l’Internet en général et des réseaux sociaux en particulier a opéré des transformations considérables des modes de communication de l’information mais également des « affects politiques ». Sans énumérer ici l’ensemble de ces transformations, il peut être utile de revenir sur les effets parfois paradoxaux de l’une des principales d’entre elles : la démocratisation radicale du processus d’édition, de publication ou de diffusion d’une information. Pour s’en donner une idée, il suffit de se remémorer à quel point était réduit, avant l’apparition d’Internet, le cercle des gens susceptibles de s’adresser à plus de mille personnes à la fois. Ne se trouvaient dans cette situation privilégiée que quelques mandataires politiques, de rares scientifiques ou experts, des représentants de la société civile, des syndicats et des patrons triés sur le volet et un nombre réduit de vedettes – à qui on ne donnait par ailleurs la parole qu’à propos de sujets touchant à leur « expertise ».

Une horizontalisation ambigüe

Désormais si les barrières à l’entrée de la diffusion massive n’ont pas disparu, elles ont fondamentalement changé de nature : ce ne sont plus quelques « gatekeepers » qui sont chargés de décider qui a une parole suffisamment légitime et « autorisée » que pour pouvoir être diffusée. Ou, en tout cas, à côté de l’ancienne logique médiatique qui perdure, sont apparus de nouvelles règles si pas de légitimité, en tout cas de publicité, qui font dépendre la visibilité sur les réseaux sociaux non pas de la reconnaissance de cette légitimité par ces fameux « gatekeepers » mais de la maîtrise des règles et des codes de cette grammaire particulière aux réseaux sociaux.

Nul ne contestera les vertus démocratiques de cette « horizontalisation » des processus d’édition, publication et diffusion de l’information, qui permet au moins potentiellement aux 2 milliards d’utilisateurs que compte Facebook – pour ne parler que de ce réseau-là, de bénéficier de porte-voix dont ils étaient privés jusque-là. Mais nul ne pourra contester non plus que 2 milliards de porte-voix ne facilitent pas nécessairement l’audition et que, via Facebook et autres réseaux du même type, c’est le café du commerce qui s’invite dans la « consommation » de l’information.

Au centre du sujet se trouve la capacité d’actions des plateformes (Facebook, Twitter, Instagram, etc.) en matière de régulation et de modération des contenus qui y sont déposés par les utilisateurs – ainsi que l’établissement des critères présidant à cette régulation et cette modération. Il se fait que la question vient d’être posée à nouveaux frais par un nettoyage de grande ampleur que Facebook a récemment opéré parmi ses utilisateurs et surtout ses « pages » ; « opération de grande ampleur », mais dont l’ampleur exacte est bien évidemment difficile à déterminer dans la mesure où Facebook, qui est le seul acteur à disposer de ces informations ne souhaite pas les divulguer. En l’absence d’informations émanant de la société elle-même, on en est réduit à devoir se reposer sur le travail de quelques journalistes.

Potacherie et extrême droite

Au premier rang de ceux-ci, mentionnons le travail des « Décodeurs », une section spécialisée du Monde. La tentative de dénombrement des pages supprimées auxquels ils se sont astreints aboutit à des chiffres aussi incomplets qu’impressionnants.

À lui seul, l’échantillon de pages supprimées réunissait plus de 54,2 millions de fans Facebook (pour les 139 pages sur 147 pour lesquelles les « Décodeurs » ont pu retrouver des données[1]. Il convient toutefois de signaler, pour ne pas donner à ce chiffre plus d’importance qu’il n’en a en réalité que ces 54,2 millions de « fans » ne représentent pas autant de personnes distinctes : une même personne étant susceptible d’être « fan » de plusieurs de ces pages à la fois – situation d’ailleurs probable et fréquente pour des pages offrant des contenus idéologiquement similaires, comme c’est le cas de bon nombre des pages d’extrême droite qui ont été supprimées par Facebook).

Parmi les pages supprimées, le cas de celle de NordPresse (site satirique, équivalent belge du « Gorafi », qui diffuse des informations délibérément fausses ou absurdes – et d’un goût souvent douteux sans pour autant enfreindre aucun prescrit légal en matière de liberté d’expression) est à la fois emblématique et atypique. Emblématique parce que cette suppression intervient au moment même où Vincent Flibustier (le pseudonyme sous lequel s’est fait connaître le propriétaire du site) gagnait un procès contre un journaliste de SudPresse, qui validait dès lors le statut de « potacherie acceptable des blagues de NordPresse. Voilà donc NordPresse dans la situation quelque peu absurde d’être innocent aux yeux de la justice belge mais coupable à ceux de Facebook. Atypique parce que dans le recensement effectué par « Les décodeurs », NordPresse constitue d’ailleurs la seule des pages supprimées à figurer dans la catégorie « parodie » – les catégories connaissant le plus de suppressions étant, par ordre décroissant, « Piège à clics », « Politique » et « Santé ».

Une demande sociale

Facebook, qui a annoncé en mai 2017 que son équipe de modérateurs allait passer de 4 500 à 7 500 personnes. C’est d’ailleurs la première fois que l’entreprise californienne, d’habitude très discrète sur ce genre d’informations fournissait des chiffres – mais rien que des chiffres, donc – sans précision sur, par exemple les profils affectés à ce type de tâches qu’on peut supposer éprouvantes, ni la formation dont ils bénéficient. Un mois plus tard, l’entreprise révélait, avoir passé en revue en moyenne 288 000 messages considérés comme relevant du « Hate speech ».

Cette vigilance accrue répond indubitablement à une demande sociale formulée tout azimut mais là où le bât blesse, c’est qu’il s’agit d’une réponse privée et opaque à une demande sociale. Outre l’opacité, ce qui est susceptible d’inquiéter dans la façon dont Facebook entend répondre aux demandes sociales qui lui sont faites, c’est aussi le caractère relativement univoque des réponses adressées à des demandes de natures très hétérogènes : lutter contre les « fake news », interdire la diffusion d’appels à la haine, ou éviter les manipulations du jeu démocratique. On ne peut que constater que la nouvelle ardeur du site à censurer certains des contenus qui y sont déposés s’est manifestée dans la foulée d’une Commission d’enquête du Sénat américain sur une possible manipulation par les Russes de Facebook et des autres réseaux sociaux en vue de favoriser l’élection de Donald Trump.

Si l’arrivée des mass-medias du XXe siècle, comme la radio ou la télévision a permis l’avènement de la propagande, du fait même de leur centralité, de leur verticalité et de la capacité qu’ils avaient de « permettre à un seul de parler à toute la population », il semble que la supposée horizontalité et décentralisation des réseaux sociaux ne les protègent en rien de la manipulation et d’une propagande 2.0, qui doit seulement se montrer beaucoup plus subtile que jadis, et veiller à effacer les traces de ses pas dans l’apparence de la multitude. Mais la lutte contre cette nouvelle forme de propagande ne devrait-elle pas prendre des formes différentes de celles visant à lutter contre les appels à la haine ? Quoi qu’on pense de la réponse à cette question, nous ne pourrons pas participer à la prise de décision en la matière.

En somme le cœur de la problématique consiste en ceci : ce qui s’apparente le plus à la version contemporaine du forum antique constitue en réalité un espace entièrement privatisé dont le propriétaire est le maître absolu en matière d’appréciation de l’espace à accorder à laisser à la liberté d’expression et des limites à apporter à celle-ci, au nom de la lutte contre le racisme ou la propagande.

 


[1] Voir « Face aux fausses informations, le discret ménage de Facebook » dans la page « Les décodeurs » du site Internet du Monde. Disponible sur http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/12/19/face-aux-fausses-informations-le-discret-menage-de-facebook_5231767_4355770.html

  

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