Le Grand remplacement comme symptôme

Rédigé le 19 décembre 2019 par : Edgar Szoc

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La « théorie » du Grand remplacement bénéficie d’une adhésion sans aucune proportion avec sa rigueur ni même avec l’audience – relativement faible – que les médias ont pu lui donner. Comment, dès lors expliquer son succès et que signifie-t-il ?

Depuis la disparition des penseurs de ce qu’il est désormais convenu d’appeler les penseurs de la « French Theory » – Derrida, Foucault, Deleuze regroupés dans un ensemble un peu ad hoc –, les déplorations au sujet de la fin du rayonnement intellectuel français dans le monde se succèdent avec une régularité métronomique. La France serait désormais incapable de produire des intellectuels d’envergure mondiale, susceptible de forger des concepts stimulant la pensée aux quatre coins de la planète, et attisant l’enthousiasme des milieux artistiques, militants ou académiques.

C’est faire peu de cas du succès phénoménal de Renaud Camus et de son concept de « Grand remplacement », apparu la première fois dans un libre publié en 2010 (L'Abécédaire de l'in-nocence) et développé l’année suivante dans un ouvrage éponyme. Il est difficile de nier ses effets aussi concrets que tragiques : pour ne prendre que l’année 2019, les auteurs des attentats de Christchurch, d'El Paso et de Poway se sont revendiqués de cette théorie.

Mais que dit cette « théorie » ? Il faut reconnaître à Camus qu’il s’abstient lui-même de toute ambition théorisante : il affirme en effet que « le grand remplacement n'a pas besoin de définition » car ce ne serait « pas un concept » mais un « phénomène », déclarant dans un entretien accordé au site internet de l’Action française : « Un peuple était là, stable, occupant le même territoire depuis quinze ou vingt siècles. Et tout à coup, très rapidement, en une ou deux générations un ou plusieurs autres peuples se substituent à lui. Il est remplacé, ce n’est plus lui. »

Une lubie marginale ?

Il serait facile – et rassurant – de ranger cette théorie parmi les lubies racialistes entretenues par quelques néo-nazis, numériquement insignifiants, capables certes de faire couler le sang mais pas de peser sur le débat d’idées. Ce serait oublier le succès « populaire » que semble remporter ce concept. À titre d’exemple, une enquête réalisée par l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès indique que 53% des Français sont un peu ou tout à fait d’accord avec l’idée que l’immigration « constitue un projet politique de remplacement d’une civilisation par une autre organisé délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques et auquel il convient de mettre fin en renvoyant ces populations d’où elles viennent[1] ».

L’accord complet ou partiel d’une majorité de Français avec cette affirmation apparaît d’autant plus marquant qu’il indique un accord sur la version « dure » ou conspirationniste du Grand remplacement : il ne s’agit pas seulement de marquer son accord avec le constat d’une transformation de la composition génétique de la population, mais aussi avec l’idée que ce changement résulterait d’une volonté délibérée des « élites » politiques, économiques et médiatiques.

Il convient de noter que cette version « dure » de la théorie du Grand remplacement ne correspond pas aux différentes formulations – souvent vagues, il est vrai, et toujours plus littéraires que sociologiques – qu’a pu fournir son « inventeur », Renaud Camus. Il a d’ailleurs lui-même explicitement pris ses distances avec la version intentionnelle de la théorie. Dans une interview au quotidien italien Libero, il affirme ainsi que« Personne n’est à l’origine de ce projet » et ajoute : « Je crois surtout à la force de gigantesques mécanismes historiques, économiques et idéologiques et même ontologiques au sein desquels les institutions et les hommes ne sont que des engrenages parmi tant d’autres[2]. » On peut d’ailleurs raisonnablement faire le pari qu’une partie fondamentale de son succès tient précisément à son manque d’élaboration. À cet égard, la « théorie » est d’une certaine façon parfaitement adaptée à l’ère des réseaux sociaux, dont, c’est le moins qu’on puisse dire, la rigueur argumentative ne constitue pas la valeur fondamentale.

La « théorie » du Grand remplacement : un observatoire de l’espace public

Le succès de la théorie du Grand remplacement se révèle emblématique de la reconfiguration radicale de l’espace public – et donc de la circulation des « idées » – qui découle du développement à grande échelle des réseaux sociaux. Tout ce qui aurait signé son échec il y a quelques décennies – manque d’assises factuelles, absence totale de fondement scientifique, caractère flou, faible médiatisation – participe aujourd’hui à son succès et à sa diffusion.

Le philosophe Michel de Certeau a pu écrire qu’en 1968, on avait pris la parole comme en 1789, on avait pris la Bastille. Peut-être, mais alors la prise ne fut pas très longue. Avant le début des années 2000, avant l’apparition d’Internet, un peu, et des réseaux sociaux, surtout, qui disposait en effet de la capacité effective de s’adresser à plus de mille personnes à la fois ? Qui d’autre qu’une infime minorité de la population détenait la capacité exorbitante dire au monde ce qu’il fallait penser de son cours ? L’accès à la parole publique large était de facto restreint à des groupes si limités qu’une énumération exhaustive en est possible : mandataires politiques, journalistes, universitaires, leaders syndicaux, (grands) patrons, haut clergé, vedettes de la culture et éventuellement du sport. Une infime minorité de la population se voyait donc socialement confier la mission de dire la vérité sur le social. Celui qui a sans doute le plus finement exprimé ce verrouillage, c’est… Coluche : « Dans les milieux autorisés, on s’autorise à penser. Alors ça ! Le milieu autorisé c’est un truc, vous n’y êtes pas vous hein ! Vous n’êtes même pas au bord. Vous y êtes pas du tout. »

En l’occurrence, il aurait été plus juste d’évoquer une autorisation à parler, et plus précisément à parler publiquement – accompagné de l’attente légitime d’être écouté. Cet accès à la parole publique a fait l’objet en moins de quinze ans d’une ouverture massive dont toutes les conséquences n’ont sans doute pas encore été mesurées. Il n’est pas exagéré de réactiver un couple ancien et d’évoquer en matière de liberté d’expression publique le passage d’un droit formel à un droit réel. Ce bouleversement s’accompagne d’une autre évolution, qu’il accentue peut-être : le discrédit généralisé de la sphère politique – qui apparaît au mieux comme le notaire, au pire comme l’otage des équilibres si peu équilibrés des marchés mondiaux. Comment s’étonner dès lors de la prééminence du registre de l’indignation dans la manière dont les « citoyens lambda » s’emparent de cette possibilité nouvelle de dire « leur » vérité sur le monde ?

Puissance d’expression versus impuissance politique ?

La puissance nouvellement acquise de l’expression vient ici pallier l’impuissance longuement sédimentée de l’action politique, dans un cercle vicieux apparemment inextricable. Il n’est pas question ici de donner les coordonnées permettant de nous sortir collectivement de ce cercle vicieux, mais de rappeler que dans ce qui apparaît à certains yeux comme un ingrédient de la crise de la démocratie – la « Tour de Babel » des réseaux sociaux – constitue, au moins dans son principe, une des plus formidables avancées de la démocratisation. Que cette rupture radicale dans les conditions d’accès à la parole publique se soit produite en un laps de temps si court explique sans doute également que nous n’ayons pas encore trouvé les moyens d’un exercice fructueux de cette liberté nouvellement acquise. On peut – il faut – déplorer la médiocrité généralisée du débat public qui a accompagné l’essor des réseaux sociaux. Mais il faut en même temps « s’autoriser à penser » le formidable espace de démocratisation qu’il ouvre.

Que ce soient les théories de la terre plate, la domination mondiale des reptiliens ou le Grand remplacement, ces « visions du monde » qui étaient jadis reléguées à quelques polycopiés vendus dans les sous-sols crasseux de librairies stigmatisées ont désormais « pignon sur web ». En l’absence des « gatekeepers » qui garantissaient jadis un seuil minimal de rigueur aux idées en circulation dans l’espace public, on voit désormais coexister sans perspective ni hiérarchie, les théories les plus farfelues aux côtés de résultats de dizaines d’années de recherche.

Cette transformation s’est produite tellement rapidement que nous n’avons probablement pas pris conscience de son caractère vertigineux. L’accès nouvellement acquis à la parole publique a jusqu’ici essentiellement pris la forme prévisible du retour du refoulé. Un des principaux enjeux des années à venir consiste sans doute en l’élaboration d’une nouvelle « éthique de la discussion » qui ne soit pas pensée sur le mode du dialogue entre élites « autorisées » mais sur celui du forum radicalement ouvert.

 


[1] Voir https://jean-jaures.org/sites/default/files/redac/commun/productions/2018/0108/115158_-_rapport_02.01.2017.pdf

Les limites méthodologiques de ce genre d’étude sont nombreuses. La principale consiste à demander aux répondants de se positionner de manière relativement binaire sur des affirmations susceptibles d’être interprétées de nombreuses manières très différentes. Il serait dès lors nécessaire de compléter ce volet quantitatif par une série d’entretiens approfondis permettant de comprendre un peu plus précisément ce à quoi croient les répondants qui disent être d’accord avec cette « hypothèse théorique ». On remarquera toutefois que la phrase soumise en l’espèce paraît relativement univoque

[2] Renaud Camus, Gli immigrati sono l’arma dei nuovi communisti, Libero, 5 octobre 2015. 

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