Inégalités sociales, scolaires, raciales... Quel poids pour la discrimination ?

Rédigé le 20 décembre 2017 par : Laurie Degryse

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Le phénomène des « NEET » a ouvert les yeux sur la situation de nombreux jeunes belges, phénomène particulièrement préoccupant à Bruxelles. Ces statistiques demandent à poser la question du poids du racisme dans l’orientation et sur l’avenir professionnel des jeunes.

Petites-filles-fils, filles et fils de familles d’origine immigrée, quelles sont-les possibilités de mobilité sociales et d’emploi pour les jeunes de deuxième ou troisième génération ?

Une situation perturbante

Travaillant dans un point d’information pour les 12-26 ans d’une commune dite « pauvre » de Bruxelles, j’observe que les demandes de renseignements que nous recevons concernant les possibilités de diplômes ou de formations des jeunes, arrivent souvent après un parcours très chaotique. Souvent, le jeune a déjà été exclu d’un établissement scolaire ou d’une filière qu’il souhaite suivre, a redoublé plusieurs fois, ou se retrouve en étude professionnelle dans une option qui ne l’intéresse pas.

En septembre et octobre 2017, nous avons été submergés de demandes concernant l’accompagnement aux démarches d’obtention de bourses d’études pour les élèves du secondaire. Dans la majorité des familles concernées, le parent principal (lorsqu’il n’est pas seul) est sans emploi depuis 5, 10, 15, 20 ans. De plus, ces personnes ne savent pas utiliser un ordinateur, parfois ne savent pas lire ou écrire, ne parlent pas bien français ou n’ont pas d’adresse e-mail. Malheureusement, ces éléments sont désormais indispensables pour suivre la nouvelle procédure informatisée de la Fédération Wallonie-Bruxelles à destination des plus démunis… Procédure dont la complexité rend perplexe l’ensemble des professionnels du secteur social sur la réelle volonté des pouvoirs public à rendre ce droit accessible aux citoyens qui en ont vraiment besoin. Cela questionne également sur la présupposée gratuité de l’enseignement en Belgique et la mise en place de l’égalité « des chances ».

L’avènement de la méritocratie

Nous sommes passés progressivement de l’Etat social à l’Etat social actif, où dans le premier cas (années 60), les risques sociaux (et donc notamment la perte de son emploi) étaient considérés comme inhérents au fonctionnement de l’ensemble de la société. Les droits étaient inconditionnels (CPAS, chômage,…) et les personnes n’avaient pas à prouver leur mérite pour en bénéficier.

Actuellement, dans le modèle de l’Etat social actif, le principe central est de rester compétitif au niveau mondial. Cela engendre une responsabilisation individuel où l’Etat pousse les individus à être « actifs » : « devoir de performance » dans la recherche d’un emploi, obligation de formation,… ce qui correspond désormais à des « devoirs » et non plus des « droits ». Ces politiques déplacent désormais les risques de la collectivité vers les individus eux-mêmes : la situation de la personne est liée à sa mauvaise volonté, son manque de compétence,… avec cette caractéristique  que ces politiques ciblent des publics déjà fragilisés (mères célibataires, jeunes de quartiers « difficiles »,…).

Cette idéologie est dévastatrice, surtout dans l’enseignement : les écoles qui devraient permettre aux élèves de s’en sortir (écoles à discrimination positive) se retrouvent, au quotidien, à devenir des écoles de l’échec et de la relégation sociale. En effet, les établissements d’enseignement secondaire générale opèrent une sélection sociale et ethnique et ce, via le redoublement et la réorientation scolaire : les inégalités sociales sont donc transformées en inégalités scolaires[1]. C’est une des causes du malaise des jeunes. Une étude réalisée en 2005 et 2006 par Pitts et Porteous[2] montre que les jeunes bruxellois issus de minorités font face à des difficultés d’intégration comme un taux d’abandon scolaire plus important, de moins bonnes performances scolaires, et un plus haut taux de chômage.

Qu’en pensent les jeunes ?

Récemment le terme de « NEET » (« NEEF » en français) est apparu dans les statistiques publiques[3], dénommant ainsi les 18-35 ans qui se retrouvent « ni en emploi, ni aux études, ni en formation ». Ils seraient 12% en Belgique, dont 20,2% des 18-24 ans à Bruxelles (Eurostat 2014). De plus, dans notre capitale, le taux de chômage des jeunes est particulièrement élevé, principalement dans le croissant pauvre : 36,2% pour les 15-24 ans selon l’Observatoire de la Santé et du Social.

Une étude comparative par récit de vie, statistiquement non représentative, réalisée par Cécile Van de Velde dans quatre villes (Madrid, Montréal, Santiago et Paris)[4] explique que le jeune « NEET » se trouve en tension entre l’invitation néolibérale compétitive et le « projet de soi ». Cela se traduit par des expériences d’ajustement (pauses, arrêts, attentes plus ou moins longues, plus ou moins choisies). Elle distingue trois types d’expériences de « NEET » : les « alternatives », vécues comme une victoire du « soi » face à la pression sociale et éducative; les « suspensions », vécues comme un « temps pour faire le plein de soi » avant de reprendre la route; et les « impasses », vécues comme un désajustement durable vis-à-vis du marché de l’emploi ou du système scolaire, subi et non choisi. Cette dernière expérience met fort à l’épreuve l’estime de soi, par une impression de perte de contrôle sur sa vie. Ces individus montrent une forte intériorisation de l’échec et de sentiment d’incapacité face à la compétition éducative ou professionnelle.

« Le phénomène « NEET » nous dévoile, par l’extrême, l’expérience moderne du temps en régime néolibéral »[5]

Ajustements manqués entre l’Etat et les individus…

Selon Edouard Delruelle, professeur de philosophie à l’ULG, la dynamique centrifuge du capitalisme aurait son rôle également, en polarisant aujourd’hui la société entre population centrale (les plus rentables : les classes moyennes autochtones), périphérique (les moins rentables : ayant un espoir d’ascension sociale, acceptant l’universalisme prôné par le centre) et surnuméraire (zones-poubelles de l’humanité : allochtones, « inintégrables », « mauvais » immigrés,…). L’Etat n’aurait, dès lors, que le choix de combiner trois types de traitement adaptés à chacune de ces populations : l’égalité des places pour le centre, l’égalité des chances pour la périphérie, et le dispositif sécuritaire pour les surnuméraires[6].

L’enquête d’Abraham Franssen, « Etre jeune à Ixelles »[7], nous montre que malgré le mélange des origines sociales et culturelles dans certaines écoles, les jeunes se rassemblent spontanément en communautés d’origine, même dans les écoles dites « élitistes ». Cela s’explique par l’impression d’une meilleure compréhension entre pairs, découlant d’une certaine compréhension culturelle ou du partage de pratiques religieuses.

Par ailleurs, l’école est vécue comme ayant une fonction de classement, de hiérarchisation et de sélection des élèves. Elle peut devenir source de nombreuses frustrations pour les jeunes, surtout en termes de « chance égale », de respect interpersonnel, de lieu d’évolution personnelle. D’autant plus pour les jeunes confrontés à une obligation de réorientation vers les filières qualifiantes ou professionnelles qui ne correspondraient pas à leurs attentes ou à celles, souvent plus élevées, de leurs parents d’origine immigrée. Cela se traduit par un sentiment d’injustice qui persisterait au-delà de leur scolarité, et la non-obtention d’un diplôme. Car en effet, ils se retrouvent en tension entre la réalité de leurs difficultés scolaires et les attentes de mobilité sociale de leur famille. Cela engendre une position inconfortable d’entre-deux ne permettant ni l’accès à l’université, ni l’implication dans une formation professionnelle qui, via l’apprentissage, valide des compétences techniques précises et permet plus rapidement un premier emploi.

De plus, la mobilité physique du jeune et le réseau social des parents influencent également son avenir. Les jeunes d’Anderlecht, commune moins favorisée, présentes des pratiques de loisirs plus réduites que les autres, ainsi qu’une moindre mobilité physique. Ce capital socio-spatial varie avec l’ethnicité et le statut socio-économique.

Ensuite, l’inactivité des pères (chômage, incapacité de travail, mise à la retraite anticipée,…) est un facteur souvent évoqué pour expliquer les difficultés des jeunes à trouver un premier emploi. En effet, dans cette situation, il a une moindre capacité à mobiliser des relations sur le marché du travail en faveur de ses enfants.

Enfin, l’identité des jeunes d’origine maghrébine et subsaharienne est nourrie par la « double stigmatisation en raison de leur couleur de peau qui les enferme dans une altérité irréductible et leur confère trop de visibilité et (…) des discriminations socio-politiques et socio-économiques qui tendent à les rentrent invisibles »[8]. Cette double stigmatisation engendre quatre types de réactions comportementales dans l’environnement urbain : le repli, l’affirmation individuelle, la logique de bandes et de territoires, et la logique religieuse. Au niveau de la santé, un tiers des jeunes présentent des signes de souffrance psychologique (OSS, 2013), variant selon leur situation familiale et l’origine socio-économique.

… ajustements manqués entre l’école et les jeunes d’origine immigrée

A Bruxelles, 50% des élèves de première année du secondaire accusent un retard scolaire de minimum une année (contre entre 35% et 42% dans d’autres villes belges). En 2014, près de 15% des jeunes de 18 à 24 ans avaient quitté l’école sans diplôme (pour 10% sur l’ensemble de la Belgique).

En France, 16% des jeunes redirigés vers les filières professionnelles déclarent une orientation non conforme à leur envie : 25% sont originaires d’Afrique subsaharienne, de Turquie et du Maghreb (contre 8% de français). Par ailleurs, le taux d’échec est élevé dans cette filière, particulièrement chez ces jeunes : 23% sont d’origine maghrébine et 28% d’origine d’Afrique subsaharienne parmi ceux qui sortent sans diplôme[9].

Il apparait que le niveau scolaire de la mère influence aussi le parcours de l’enfant : lorsque celle-ci n’a pas fait d’étude, 76,5% des enfants se trouvent dans des filières techniques ou professionnelles. Si la mère a fait des études universitaires, 87% des enfants se retrouvent dans l’enseignement général.

A cela s’ajoute l’influence du lieu de résidence : les jeunes vivant dans les communes plus défavorisées (Saint-Josse, Molenbeek, …) suivent plutôt un enseignement technique ou professionnel. À l’inverse, un jeune résidant dans une commune favorisée aura d’autant plus de chances de suivre l’enseignement général.

En France, s’ils sont enfants d’immigrés du Maghreb, ils sont 41% à exprimer une expérience de discrimination trois ans après leur sortie de la scolarité, et 36 % pour les enfants d’immigrés d’Afrique subsaharienne (contre 10% de français).

« En période de chômage structurel, (…) un fils d’immigré maghrébin a deux fois plus de chances de se retrouver au chômage qu’un Belge de « souche ». »[10]

En effet, le déficit de formation, de qualification et de connaissance des langues utiles à Bruxelles peut expliquer ce taux de chômage, ainsi que le nombre insuffisant d’emplois disponibles. Ajoutons la non-reconnaissance de certaines compétences comme par exemple celles d’autres langues ou dialectes indiquant une capacité d’adaptation.

À diplôme égal, on observe effectivement un taux de chômage plus élevé dans les quartiers défavorisés du croissant pauvre de Bruxelles, comprenant plus de jeunes que la périphérie (population plus âgée), et ce, quel que soit le niveau du diplôme[11] : 48% à Saint-Josse contre 26,7% à Woluwe-Saint-Pierre en 2012 par exemple. Mais rien n’explique cette différence : il y a donc bien un phénomène d’inégalité à l’accès à l’emploi et de discrimination à l’embauche.

Discrimination seule ou problème plus général ?

Nous pouvons constater les liens étroits entre le capital social, spatial, économique et culturel des familles, le niveau de scolarité des parents, l’orientation scolaire contrainte et la frustration des attentes élevées, l’obtention ou non d’un diplôme, le taux de chômage inégal, l’attitude de l’Etat social actif, la pratique des institutions scolaires non inclusives, et le sentiment de discrimination à l’embauche chez les jeunes d’origine immigrée.

De ce fait, comparés aux enfants dont les parents exercent des fonctions de cadres supérieurs, les enfants de personne sans emploi ont 16 fois plus de chances de tomber également dans cette catégorie « sans emploi » que leurs camarades plus aisés.

Si la Belgique se veut respectueuse des minorités, il est dès lors urgent d’agir à tous les niveaux de la société pour permettre un réel espoir d’avenir pour les jeunes d’origine immigrées, qui font partie intégrante de notre population, et de notre avenir.

 


[1] Muriel Sacco, Wendy Smits, Dimo Kavadias, Bram Spruyt et Caroline d’Andrimont, « Jeunesse bruxelloise : entre diversité et précarité », Brussels Studies, Notes de synthèse BSI, n°98, Université Saint-Louis Bruxelles, 2016.

[2] Pitts J. et Porteous D., « Nobody should feel alone. Re-introducing socially excluded, cultural and ethnic minority children and young people to educational and vocational opportunity », European Journal of Social Work, 8(4), 2005, pp 435-450.

Pitts J. et Pourtours D., « Averting ghettoisation : the role of educational services in reducing crime and victimisation in ethnic minority community in Anderlecht, Brussels », Safer Communities, 5(3), 2006, pp 7-13.

[3] Cette catégorie hétéroclite connaît une augmentation sensible dans nos sociétés, surtout depuis 2012.

[4] Cécile Van de Verde & Madeleine Guyot, « Nos futurs : Jeunesse, pressions et injonctions », PAUVéRITé, numéro 13, janvier 2017.

[5] Cécile Van de Verde & Madeleine Guyot, page 13.

[6] Cela peut éclairer les évènements récents à la Bourse…

[7] Abraham Franssen, « Etre jeune à Ixelles », enquête de la « Concertation ixelloise de la Jeunesse », 2016.

[8] Mazzocchetti J., « Sentiments d’injustice et théorie du complot. Représentations d’adolescents migrants et issus des migrations africaines (Maroc et Afrique subsaharienne) dans des quartiers précaires de Bruxelles », Brussels Studies, numéro 63, 2012.

[9] Yaël Brinbaum & Christine Guignard, « Le sentiment de discrimination des descendants d’immigrés : reflet d’une orientation contrariée et d’un chômage persistant », Agora débats/jeunesses, 2012/2 (N°61), p. 7-20.

Source des statistiques : enquête Génération 2004, CEREQ.

[10] Edouard Delruelle, « Egalité des chances et cohésion sociale », actes du colloques « Les places ou les chances? Deux modèles de justice sociale à l’épreuve du terrain », quatrième rencontre du secteur de la cohésion sociale, 15 novembre 2011, page 37.

[11] Alexandre Ansar, «  Les chances et les places : forces et faiblesses de ces deux conceptions de la justice sociale », actes du colloques « Les places ou les chances? Deux modèles de justice sociale à l’épreuve du terrain », quatrième rencontre du secteur de la cohésion sociale, 15 novembre 2011. 

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