Entre crise de Crimée et propagande

Rédigé le 11 mai 2015 par : Bénédicte Rousseau

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Un an après l’annexion illégale de la Crimée par la Russie, que retenir de ces événements ? Nous en proposons ici une relecture, nécessairement partielle et incomplète, alors que l’Ukraine dessine un peu plus chaque jour les contours de sa nouvelle identité et que sa situation reste fragile.

2013 : le choix d’une destinée

Vladimir Poutine signait le 18 mars 2014 un traité d’intégration de la Crimée, région du sud de l’Ukraine à majorité russophone, dont il célébrait glorieusement l’anniversaire un an plus tard au pied du Kremlin en compagnie de dizaines de milliers de ses compatriotes. À cette occasion, l’Union européenne a réaffirmé officiellement sa condamnation de l’annexion illégale, c’est-à-dire violant le droit international, de la péninsule de Crimée par la Russie.

En novembre 2013, quand commencent les protestations sur le Maïdan, la place de l’Indépendance au centre de Kiev et lieu traditionnel des rassemblements, l’Ukraine est sur le point de conclure un traité d’association avec l’Union européenne au terme de cinq années de négociations. Ce traité doit lui permettre de s’arrimer au marché européen sans pour autant être membre de l’Union européenne. En réaction à cette association, la Russie propose à l’Ukraine un projet concurrent, celui d’entrer dans son Union douanière, qui prend pour modèle le marché commun européen.

Dès octobre 2011, Vladimir Poutine exprime son projet : la construction de l’Union eurasiatique, c’est-à-dire le retour à un Etat impérial puissant, visant à l’intégration économique, dont on imagine qu’elle sera aussi politique, entre la Russie et ses pays voisins. Il est à vrai dire difficile de voir dans l’Union eurasiatique –  qui a été officiellement inaugurée le 29 mai 2014 avec à son bord la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie – autre chose que l’aspiration russe à une nouvelle forme de bloc soviétique. Dans ces conditions, la Russie presse vivement l’Ukraine, alliés traditionnelle de son économie et deuxième pays d’Europe par sa superficie, d’accepter sa proposition douanière.

En cette fin 2013, tout en continuant ses négociations avec l’Europe, l’Ukraine peine à faire un choix clair entre ces deux projets antagonistes et des manifestants ukrainiens “pro-Europe” descendent sur le Maïdan. Ceux-ci protestent surtout, sous couvert du drapeau européen, contre la corruption du système et la tentative de la Russie d’intervenir dans les choix de l’Ukraine. Ils réclament aussi une meilleure qualité de vie et un système judiciaire efficace. À ce moment se joue véritablement pour l’Ukraine le choix d’une destinée et d’un modèle de développement – européen ou russe. Le choix est de taille.

La révolte ukrainienne, qui aura notamment pour conséquence le renversement du gouvernement dans la nuit du 21 au 22 février 2014, et la crise de Crimée se déroulent sur fond d’une Ukraine qui se cherche une nouvelle identité nationale et tente de trancher les derniers liens qui la maintiennent dans le giron de la Russie. Aux prises avec son devenir, l’Ukraine devient malgré elle le centre d’une crise profonde entre les pays occidentaux et Moscou.

La Crimée : une guerre hybride

La guerre de Crimée commence en février 2014 après le changement de régime ukrainien. La Russie entend in fine placer l’Ukraine sous tutelle, fût-ce par la création de zones de conflits armés ou d’une “minorité de blocage” permettant de contrer les décisions de Kiev.

Pour gagner la Crimée, la Russie s’engage dans une guerre “hybride”, c’est-à-dire “non classique”, éloignée des champs de bataille et faisant appel à une multitude de moyens. Cette stratégie de conquête s’appuie sur quatre leviers :

· L’arme énergétique : la mise sous pression de l’Ukraine, fortement dépendante du gaz russe, par une brusque envolée des prix de son gaz. L’Ukraine et l’Europe, consommatrice de gaz russe via le canal ukrainien, réussissent à contourner cette pression.

· Une prise de contrôle militaire à couvert : des commandos de forces spéciales russes agissent à couvert en soutien aux partisans et combattants ukrainiens pro-russes, n’hésitant pas à faire également appel à des combattants volontaires venus de Russie.

· La propagande : une campagne médiatique russe habilement orchestrée par Vladimir Poutine dans le but d’accentuer la fracture entre les populations russophones et non-russophones et de conquérir l’opinion publique russe.

· Une présence décisive de l’armée russe : un encerclement adroit des forces militaires ukrainiennes présentes en Crimée, dont la majeure partie ne veut pas se battre contre la Russie et démissionnera ou rejoindra finalement les rangs russes.

C’est ainsi que la Russie gagne la Crimée sans presque tirer une balle, prétextant volontiers sa présence en Crimée pour des “raisons humanitaires”, c’est-à-dire que la Russie aime à se poser en sauveur et seule entité capable de rétablir le calme dans ce territoire soumis au chaos.

Le discours de propagande russe, largement relayé par tous les médias russes, tente de démontrer que le nouveau pouvoir ukrainien, plutôt pro-européen, n’est pas en mesure de gouverner le pays. Vladimir Poutine et ces médias n’hésitent pas à réduire la révolution ukrainienne à un “coup d’Etat” et à décrire ce nouveau pouvoir comme dominé par un groupe de “fascistes” qui menacerait non seulement les Russophones ukrainiens mais aussi les Juifs qui feraient l’objet de persécutions.  Plus que tout, le président russe affirme vouloir défendre les Russophones vivant hors des frontières, renouant ainsi avec l’idée d’une “grande Russie” protectrice, et vouloir mettre fin aux “humiliations subies par la Russie”, créant un nouveau rapport de force avec l’Occident.  La cote de popularité de Vladimir Poutine atteint alors des plafonds records dans son pays.

Les organisations juives d’Ukraine publient le 4 mars 2014 une lettre ouverte à Vladimir Poutine déclarant que “ les citoyens russophones (dont les Juifs font majoritairement partie) ne sont pas humiliés ou discriminés, les droits civiques ne sont pas violés en Ukraine, et ceux qui prétendent faire face à une “ukrainisation forcée” mentent”. À vrai dire, la situation est plutôt calme dans une grande partie de l’Ukraine et si les discours de propagande russe ne trouvent pas véritablement écho en Occident, ils deviennent vérité en Russie et contribuent à créer une véritable fracture dans les familles, les groupes, les entités qui auraient le coeur “à la fois à Kiev et à Moscou”.

La Russie se prend à réécrire l’histoire et la géographie de l’Ukraine, afin de soutenir l’idée que l’Ukraine n’est en fait qu’une partie de la Russie avec laquelle elle est restée liée. Il va sans dire que l’Ukraine a une version fort différente de ses relations avec la Russie. Elle décide d’interdire dès la fin mars 2014 les chaînes de télévision russes sur son territoire. Elle en appelle également sur internet au boycott des produits russes et entame la construction d’une tranchée le long de sa frontière Est, ce qui n’empêchera ni la Crimée ni le Donbass de passer in fine sous contrôle russe.

De la propagande d’Etat  

Puisque la guerre se passe aujourd’hui aussi sur le front de la communication, il importe de nommer la relation fusionnelle qu’entretient la propagande politique moderne avec les médias de masse, relation qui se nourrit du paradigme ou pacte consummériste fondateur de la société dans laquelle nous vivons. Dire cette évidence c’est bien entendu reconnaître notre vulnérabilité “originelle” et notre conditionnement, si nous n’y prenons garde, devant ces faits de propagande qui chaque jour sont déroulés devant nos yeux et sur nos écrans, où que nous soyons dans le monde et sous diverses formes politiques ou socio-culturelles.

Vendre une idée, une norme, une valeur, une guerre ou un produit, mais toujours vendre. Bien que les objectifs finaux soient différents, les leviers de communication utilisés par Vladimir Poutine dans la crise ukrainienne ne me semblent pas fondamentalement différents de ceux utilisés par les grands conglomérats de l’agro-alimentaire ou par une certaine scène politique d’extrême-droite, pour ne citer que ces exemples. Sur ce dernier point, les liens étroits qui paraissent exister entre le Front National français et le “système Poutine”, comme la presse internationale l’a récemment commenté, sont édifiants.

Alors, c’est en accueillant nos fragilités, en se gardant de jugements trop hâtifs, en questionnant sans cesse le pourquoi et le comment des choses, que nous pourrons trouver une juste distance face à ces flots quotidiens de propagande, qu’il ne faudrait pas confondre avec ce qu’est la véritable information. Parce que, “si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé” (René Char).


Notre présente relecture des événements se nourrit particulièrement du dernier livre d'Alain Guillemoles, Ukraine, Le réveil d'une nation, paru aux Ed. Les Petits Matins en 2015. 

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