Violence et religion en démocratie

Rédigé le 24 octobre 2016 par : Bernard Van Meenen, Edgar Szoc

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La violence médiatisée des actions entreprises par Daech, que ce soit « ici » ou « là-bas » nous contraint à nous reposer les questions des liens entre violence et religion – questions qu’on avait peut-être évacuées un peu trop rapidement…

Plus que jamais, on le claironne et le souligne : la religion et la violence entretiennent des liaisons dangereuses. Sur le constat, l’accord se fera aisément, quitte à ajouter qu’en la matière, il n’y a décidément rien de neuf sous le soleil. Mais au-delà du constat, s’il s’agit de préciser ce qu’on désigne ou ce qu’on comprend par « religion », l’accord se fera déjà plus difficilement. On peut distinguer, schématiquement, trois positions en présence :

- La première insiste sur l’instrumentalisation – souvent mutuelle –  entre politique et religion, et qui peut fonctionner tant comme argument à charge qu’à décharge, soit du politique, soit du religieux.

- La seconde se concentre sur l’écart entre des idéaux religieux – amour, justice, paix, fraternité – et les réalités qui les démentent, la religion « réelle » étant le fait d’êtres humains faibles et ballottés au gré de leurs passions, sur un chemin encore long vers la cohérence entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font. Un chemin qui n’est d’ailleurs sans doute pas moins long pour les non-croyants.

- La troisième souligne qu’il existe entre la religion et la violence, sinon un lien essentiel, du moins un risque permanent, qui est à rechercher du côté d’un certain rapport religieux avec la vérité : si celle-ci est connue et possédée par les uns, il faudra alors qu’elle s’impose à tous les autres.

Ces trois positions ne sont évidemment pas exclusives l’une de l’autre, et chacune connaît ses défenseurs et ses opposants au gré de combinaisons multiples. Mais elles se rencontrent fréquemment autour de l’idée que la religion ferait peser des « dangers » à la démocratie et à la paix, et de la « défense » que celles-ci exigeraient.

Une spécificité monothéiste ?

Parmi les trois positions mentionnées, il se fait que la dernière, tantôt défendue, tantôt combattue, apparaît régulièrement dans les débats impliquant les monothéismes. Et en effet, le judaïsme, le christianisme et l’islam se retrouvent souvent sur le banc des prévenus, quand s’affrontent les réquisitoires et les plaidoiries consacrés aux rapports entre religion et violence. Il ne s’agit donc pas d’évacuer la question ainsi soulevée, à laquelle l’actualité dramatique a malheureusement donné une vigueur renouvelée.

Les conceptions monothéistes de la vérité ne sont-elles pas inévitablement entraînées sur une pente d’intolérance et d’enchaînements successifs vers la violence, puisque la vérité tient à « Un » qu’on suppose être le « Même » pour tous, et que l’attachement à ce « seul » Dieu peut prendre l’allure d’une passion et d’un zèle ne laissant guère de place à la différence, et encore moins à la contradiction ? Et dire qu’il y a trois monothéismes ! Si au moins il n’y en avait qu’un seul, on éviterait cette espèce de contradiction très irritante pour la logique monothéiste ! En effet, pourquoi plus d’une religion, s’il s’agit d’un seul et même Dieu ? Affirmer qu’il ne s’agit au fond que de trois « formes » différentes, ou de trois « variantes » dans l’adhésion au même Dieu, chacune d’entre elles ayant sa légitime conception des deux autres, voilà qui ne satisfera pas les monothéistes les plus convaincus. La longue histoire des violences que se sont infligées entre elles les trois religions de révélation du Dieu unique, témoigne précisément qu’en bien des cas, il n’y a pas de rival plus identifiable pour un monothéiste, qu’un autre monothéiste.

Compte tenu de cela, il paraît justifié de rappeler ici que le rapport entre religion et violence commence dans la religion elle-même, et que cela représente actuellement un enjeu non négligeable pour les démocraties. Considérer la violence comme seulement « accidentelle » dans la religion, peut-être est-ce un effort pour distinguer raisonnablement les choses. Effort louable, sans doute, au service d’une conception « vertueuse » de la religion. Mais face à des effets religieux violents, on risque alors de sous-estimer le fait que des croyants ne regardent pas leur religion comme « du dehors ». Et c’est pourquoi, appeler ces croyants à l’évaluation raisonnable de leur parole et de leur action religieuse, vues d’un point de vue extérieur restera fort probablement à l’état de vœu pieux. Car l’échelle d’évaluation de la violence n’est pas la même à l’intérieur ou à l’extérieur du champ religieux, ce qui représente une difficulté considérable et rebelle à la compréhension dans un contexte démocratique.

On peut en donner deux exemples. Le premier concerne la discrimination entre hommes et femmes, une forme de violence battue en brèche en contexte démocratique. On sait que, suivant la doctrine de l’Église catholique, seuls des hommes sont ordonnés prêtres et évêques. Or pour l’Église, cette disposition ne peut être assimilée ni de près ni de loin à une quelconque discrimination injuste envers les femmes. Ne pas voir que ce n’est pas une discrimination, c’est ne pas comprendre le catholicisme « de l’intérieur », comme le déclarent régulièrement les défenseurs de la doctrine officielle. Autrement dit, le marqueur « discrimination » ne franchit pas la frontière de l’institution catholique, quoi qu’il en soit des déclarations non moins officielles de cette même Église sur le refus de toute discrimination entre les êtres humains, y compris de celles qui sont basées sur le sexe. Religion, violence et démocratie.

Le deuxième exemple est plus inattendu. Le 23 novembre 2010, le quotidien La Croix contenait un article portant le titre suivant : « Interdire la polygamie, est-ce opprimer une religion ? ». Cela concernait une affaire portée devant la Cour suprême d’une province du Canada, au sujet de deux hommes appartenant à une dissidence mormone, qui avaient revendiqué leur polygamie comme compatible avec la liberté religieuse garantie par la Constitution. L’affaire n’aurait sans doute pas attiré l’attention, si elle n’avait fait entrevoir de possibles répercussions du côté des musulmans au Canada. Il serait bien sûr paradoxal qu’une pratique matrimoniale d’inspiration religieuse, jugée inacceptable et condamnable dans une démocratie moderne, puisse trouver une légitimité sociale par le recours à la notion démocratique de liberté religieuse, quelle que soit la religion. Certes, en décembre 2011, le juge canadien a confirmé l’interdiction de la polygamie. Mais quant à ce qui est susceptible de faire violence au principe de la liberté religieuse et à son application, la question est bel et bien posée … aux religions elles-mêmes, tout comme à la démocratie. Celle-ci ne saurait donc faire preuve de distraction en matière d’usage de la « liberté religieuse »…

La liberté, mesure de la religion en démocratie

Le rapport qu’entretiennent les religions, en particulier le monothéisme, avec le principe de la liberté religieuse constitue en effet un révélateur essentiel. Sans l’ombre d’un doute, le principe figure parmi les Droits humains, assorti des conditions d’exercice compatibles avec l’ordre public. On sait que cela ne suffit pas, loin de là, pour y gagner partout tous les croyants de toutes les traditions religieuses, mais l’on peut penser aussi qu’il est préférable que les Droits humains ne se « diluent » pas dans une sorte de vulgate éthico-spirituelle à vocation supposée universelle. Car cela comporterait le risque d’estomper la spécificité des formes religieuses de la violence, ou des formes violentes de la religion, au nom de textes, de traditions, de doctrines ou de préceptes qui, de toute manière, se considèrent eux-mêmes sans nécessité de « conversion » aux Droits Humains.

Voilà pourquoi le principe de la liberté religieuse est tellement important pour apprécier le moment et la manière dont les religions entament leurs dérives violentes. Il y a lieu de ne pas l’oublier : les religions se sont haïes entre elles, avant de s’opposer violemment à la démocratie. Cela signifie que, depuis longtemps, les religions se sont mutuellement refusé la liberté, et qu’elles ont aussi porté leur soupçon ou leur hostilité envers la liberté que leur annonçaient la démocratie et son pluralisme. Or par essence, le principe de la liberté religieuse implique qu’en matière de convictions ou d’adhésion, on laisse être quiconque, qu’il ait ou non une religion, qu’il y arrive, en parte ou y revienne, moyennant le respect de l’ordre public dont l’État est le garant. Cela revient à la maximisation du choix individuel en matière religieuse – de ce point de vue, une profession de foi religieuse est donc une « profession libérale » –, et cela entre nécessairement en tension, sinon en conflit, avec le « vouloir être social » inhérent à la compréhension qu’une religion a d’elle-même et de son influence dans la société et la culture.

Or dans une société comme la nôtre, si l’on prête attention aux effets violents liés à une cause religieuse, on constatera que cela touche toujours à la visibilité, à la signification et à l’empreinte sociale de la religion. Il en découle une conséquence, pour le moins interpellante actuellement : là où la religion n’est pas privée de liberté d’expression, pas plus qu’elle n’est autorisée à s’imposer, elle pose problème socialement en tant que religion dans une démocratie. De grands penseurs de ce problème, comme Grotius, Spinoza ou Kant savaient cela jadis, mais on semble l’avoir aujourd’hui oublié, derrière le paravent de la religion considérée comme « affaire privée ». Mais quoi de plus léger qu’un paravent ?…

Doit-on en conclure qu’entre religion et démocratie, qui sont l’une et l’autre « chose publique », il y a loin de la coupe aux lèvres ? Oui, car il n’y a pas encore de véritable dialogue entre les religions d’une part, et les modalités démocratiques d’assomption de la violence d’autre part, dans l’espace aussi exigeant de la confrontation et du débat, espace à rouvrir et à renouveler sans cesse. La démocratie a été et reste un rapport de force, elle n’est certainement pas non-violente en soi. Quant aux religions, si elles s’y connaissent en confrontation, c’est beaucoup moins le cas en matière de débat. Aujourd’hui encore, leur rapport avec la démocratie reste un « laboratoire », c’est-à-dire le lieu d’un travail de recherche et d’élucidation, arrimées à la liberté sans cesse confrontée à son « autre » de toujours, à savoir l’interdit portant sur la liberté de penser. C’est sur cette liberté-là que se focalise la violence, qui la combat sans lésiner sur les moyens, même dans les enceintes démocratiques. Et c’est de cette liberté-là aussi que des croyants entendent vivre publiquement, sans négliger le combat à mener à l’intérieur même de leur propre tradition.

  

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