Un combat pluriversel pour la justice sociale [iMag - CBAI]

Rédigé le 23 décembre 2020 par : Ghalia Djelloul

Plaidoyer Politique Intersectionnalité

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Dans le dernier numéro de son magazine Imag, le CBAI consacre un dossier aux mouvements antiracistes intitulé " Antiracismes - Comment faire front commun ? ". L'occasion pour Ghalia Djelloul, notre secrétaire générale, de participer au débat afin de présenter la coalition NAPAR ainsi que de mettre en l'importance de ce travail de plaidoyer politique.

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Initiée en 2016, la Coalition NAPAR regroupe aujourd’hui 65 associations, collectifs et syndicats francophones et flamands – toutefois, toutes les organisations antiracistes belges n’en font pas partie. Dans son Mémorandum pour un Plan interfédéral d’actions contre le racisme, elle met le monde politique face à ses responsabilités. Présentation par l’une des organisations membres.

Tout comme les individus qui les composent, les sociétés changent. Pour autant, les schémas de pensée, pour se dire et se représenter, n’évoluent pas instantanément. Ce sont notamment les mouvements sociaux qui, dans des systèmes démocratiques, rendent visibles certaines réalités, diffusent certaines idées, pour amener à une prise de conscience collective qui accompagne le changement. Alors que nous sommes positionnés différemment sur l’échiquier et l’échelle sociale, notre manque de perspective historique nous empêche de saisir le sens de ce changement. Pourtant, nous sommes traversés par cette dynamique, et sommes déchirés intimement par les contradictions de notre époque.

Ainsi, il existe une tendance à séparer, voire à opposer, la démarche interculturelle de celle de l’antiracisme1, allant jusqu’à la qualifier de « fracture » entre les générations de militants antiracistes. À mes yeux, il n’y a pourtant pas d’opposition ou de dépassement, mais bien un élargissement et une accumulation des problématiques privilégiées par les générations, conduisant à revisiter les questions posées hier sous un angle plus large. Il s’agit, par exemple, de reconnaitre l’impact du racisme non seulement sur les groupes de migrants, mais aussi leurs descendants. Pour ces derniers, la revendication d’une identité « afropéenne » ou d’« Afrodescendants » constitue une interpellation aux « Eurodescendants » pour co-inclure ces autres nationaux dans leur imaginaire, en cessant de les considérer comme provenant d’ailleurs, et ce faisant d’accepter de faire une place à leurs pratiques en arrêtant de concevoir l’intégration comme un processus à sens unique.

L’objet de l’antiracisme porte, en première instance, sur le fonctionnement du pouvoir : économique, politique, médiatique, judiciaire, policier, etc. En remettant en cause l’organisation sociale qui produit des inégalités, et les traces qu’a laissée la période coloniale sur l’ordre du monde, ce courant de pensée et mouvement politique rend pluriversel un combat universel pour la justice sociale et la paix. L’antiracisme mène donc nécessairement au pluralisme épistémologique, qui permet la rencontre des multiples visages que prend l’humanité promue par l’interculturalité.

Une nouvelle étape sur le long chemin de démantèlement du racisme

Dans ce contexte, l’initiative d’une Coalition de la société civile, NAPAR, revendiquant un plan d’action interfédéral de lutte contre le racisme est aussi bien ambitieuse au niveau de l’échelle, qu’innovante dans sa démarche. D’une part, elle porte une lecture transversale du pouvoir, et demande aux autorités d’adopter un plan global qui permette d’actionner le maximum de leviers politiques. D’autre part, elle essaie de produire un changement en profondeur, en tissant des liens entre des collectifs et des organisations différentes, unis autour d’un effort commun pour la prise en charge collective d’une problématique qui nous concerne toutes et tous : celle de la capacité de nos sociétés à accueillir et protéger, à faire une place et accepter, au même titre que les autres, un ensemble de groupes minorisés (les Roms, les migrants extra-européens et leurs descendants).

Décoloniser les mentalités

Inédite et sans doute salutaire, aussi bien au niveau de la forme que du fond, la Coalition NAPAR s’est construite à partir d’initiatives locales visant à porter la voix des personnes impactées par le racisme. À travers leurs vécus, se lisent les traces et permanences de l’époque coloniale, et à quel point les structures sociales n’ont pas été défaites, menant au diagnostic de racisme systémique. C’est parce qu’elle est alignée au niveau micro, et cohérente au niveau macro, que cette coalition n’a cessé de remporter l’adhésion et de se renforcer depuis 2016. Actuellement constituée de 65 membres (syndicats, associations ou collectifs), du nord au sud au pays, elle ne représente pas l’entièreté de la société civile antiraciste. Pour autant, elle a réussi à engranger des réussites importantes. À l’heure où une des organisations à son initiative, le Minderhedenforum, se voit menacée du retrait d’un financement structurel de la part de la Région flamande, il est important de rappeler que la solidarité pardelà les frontières linguistiques a permis à la Coalition de contourner le triomphe du nationalisme au nord du pays.

 L’intersectionnalité au service du fond

Face à l’appel à la « convergence des luttes », entre les tenants d’une approche anticapitaliste, antisexiste, antiraciste, etc., le concept d’intersectionnalité constitue indéniablement un outil pour penser le croisement des systèmes de domination. Pour autant, il n’empêche pas que se reproduise une hiérarchisation des luttes ou des parties prenantes, et ne résout pas la question du comment lutter ensemble.

À ce titre, la Coalition NAPAR est un exemple fructueux de la manière de construire du commun à partir de lieux et de réalités différemment situées, en défaisant les barrières linguistiques, institutionnelles et culturelles qui empêchent de travailler pour avancer ensemble. Malgré la multiplication des niveaux de pouvoir en Belgique, cette initiative parvient à mener un travail de plaidoyer politique qui défait la logique des blocs et piliers. Aussi, elle refuse de se conformer à un agenda politique en particulier, et a d’abord pris le temps de développer une vision commune et de la coucher sur papier.

Grâce à son Mémorandum et à sa centaine de propositions, on comprend que le racisme est à la fois un système, qui a une emprise de manière transversale sur la société et dont les effets concrets se déploient dans tous les secteurs de la société (logement, santé, emploi, éducation, etc.). Aussi, la démarche de rassembler des organisations qui placent le racisme aussi bien au cœur de leur thématique de travail, que de manière périphérique mais non moins essentielle, souligne à quel point le racisme est structurel et dépasse la dimension inter-individuelle.

Enfin, la démarche consistant à placer au centre de la réflexion les réalités vécues par les personnes impactées par le racisme, et les préoccupations des organisations émanant de leur mobilisation ou les prenant en charge, incite les organisations à caractère institutionnel, proches des centres en termes du pouvoir, à se décentrer pour aboutir à une nécessaire réciprocité des points de vue afin de former une coalition. La construction d’un Mémorandum a duré une année et a permis de faire dialoguer les différents types d’organisations. Ce processus fit également une place à des ressources extérieures qui lui permirent de multiplier le type d’expertise : académique, expérientielle, légale, etc. Cette mise en commun relève donc aussi bien d’un effort méthodologique que performatif, pour réclamer une prise en charge collective de la lutte contre le racisme.

À l’agenda politique

Face à la complexité institutionnelle en Belgique, revendiquer un plan interfédéral est une ambition exigeante à l’endroit du monde politique. Cet effort a déjà produit des réalisations probantes puisque l’idée de développer un plan NAPAR fut reprise, aux dernières élections fédérales, par la majorité des partis. Entre temps, l’ancienne première ministre Sophie Wilmès a mis sur pied la conférence interministérielle contre le racisme, aujourd’hui présidée par la secrétaire d’État Sarah Schlitz. Cette dernière a invité la Coalition à prendre part à l’élaboration du premier plan NAPAR attendu pour 2021. Ce délai semble trop court, pourtant l’urgence est pressante.

Depuis la réalisation de son Mémorandum, la Coalition n’a cessé de mener un travail de plaidoyer politique auprès des différents niveaux de pouvoir. Ses efforts ont sans doute contribué au futur lancement de campagnes contre le racisme en 2021 au niveau de la Région de Bruxelles et de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Même au niveau communal, les propositions concrètes d’actions présentées dans ce document inspirent le développement de plans d’actions locaux, comme à la ville de Verviers2, dont le conseil communal adopta une motion en ce sens en juin 2020. Ces réalisations démontrent l’intérêt d’avancer sous forme de coalition et le poids concret que cet acteur collectif peut avoir sur la réalité et l’agenda politique. Il ne s’agit pas là d’une expérience de « convergence », mais bien de « partage » de la lutte. BePax est fière d’y avoir pris place et d’y contribuer pour lutter en mobilisant, ensemble, notre société contre l’un de ces maux qui la rongent de l’intérieur.

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