Théorie du Grand Remplacement : apparition ou renouveau ?

Rédigé le 25 août 2020 par : Anne-Claire Orban & Edgar Szoc

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Si l’on peut être tenté de croire en la nouveauté de théories fantasmant le remplacement des populations européennes par des populations étrangères, ce fantasme n’est pourtant pas neuf. L’explosion de telles théories sur les réseaux sociaux passe sous silence les origines de cette pensée islamophobe et raciste, remontant aux années 1970.

Depuis la disparition des penseurs de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « French Theory » -Derrida, Foucault, Deleuze regroupés dans un ensemble un peu ad hoc, les déplorations au sujet de la fin du rayonnement intellectuel français se succèdent avec une régularité métronomique. La France serait désormais incapable de produire des intellectuels d’envergure mondiale, susceptibles de forger des concepts stimulant la pensée aux quatre coins du monde, et attisant l’enthousiasme des milieux artistiques, militants ou académiques.

C’est faire peu de cas du succès phénoménal de Renaud Camus et de son concept de « Grand remplacement », apparu la première fois dans un livre publié en 2010 (L'Abécédaire de l'innocence) et développé l’année suivante dans un ouvrage éponyme. Il est difficile de nier ses effets aussi concrets que tragiques : pour ne prendre que l’année 2019, les auteurs des attentats de Christchurch, d'El Paso et de Poway en 2019 se sont revendiqués de cette théorie, tout comme huit ans plus tôt, Anders Breivik, responsable des massacres d’Oslo et Utøya.

Mais que dit cette « théorie » ? Il faut reconnaître à Camus qu’il s’abstient lui-même de toute ambition théorisante : il affirme en effet que « le grand remplacement n'a pas besoin de définition » car ce ne serait « pas un concept » mais un « phénomène », déclarant : « Un peuple était là, stable, occupant le même territoire depuis quinze ou vingt siècles. Et tout à coup, très rapidement, en une ou deux générations un ou plusieurs autres peuples se substitue à lui. Il est remplacé, ce n’est plus lui. »

L’ambiguïté a longtemps plané sur la paternité de l’expression. Sur la base de malentendus et d’une absence de vérification des sources, des historiens ont pensé pouvoir l’attribuer à Maurice Barrès plutôt qu’à Renaud Camus. Il est désormais bien établi que c’est ce dernier qui l’a utilisée pour la première fois [1].

Si le terme est neuf, le concept a une généalogie, qui est aussi celle de la crainte de submersion des populations européennes. Il convient toutefois de remarquer que l’essentiel de ses antécédents historiques a plutôt trait à une prise de pouvoir de certaines minorités (au premier rang desquelles les Juifs) qu’à un véritable processus de substitution génétique d’une ou plusieurs populations à une autre. C’est ce type de fantasme qu’exprime par exemple Édouard Drumont dans son best-seller, La France juive, qui accuse les Juifs de vouloir détruire la « francité » par ruse : « Pour réussir dans leur attaque contre la civilisation chrétienne, les Juifs en France ont dû ruser, mentir, prendre des déguisements de libres penseurs. S’ils avaient dit franchement : "Nous voulons détruire cette France d’autrefois, qui a été si glorieuse et si belle, pour la remplacer par la domination d’une poignée d’Hébreux de tous les pays", nos pères, qui étaient moins ramollis que nous, ne se seraient pas laissés faire « détruire cette France d'autrefois qui a été si glorieuse pour la remplacer par la domination d'une poignée d'Hébreux de tous les pays[2] ».

Ce que Drumont affirme pour la France, certains l’affirmeront pour le monde. Dans un entretien accordé à Libération, l’historien Nicolas Lebourg attribue « La thèse d’un changement de population » à « des milieux néonazis qui, à partir des années 50, voyaient là l’œuvre du complot juif pour instaurer une dictature ploutocratique mondialiste. Et appelaient donc à l’alliance avec l’URSS et/ou la Chine maoïste[3] ». Pour L’historien, après la Seconde guerre mondiale « se développe, dans les organisations internationales d’extrême-droite, l’idée que l’immigration est le fruit d’un complot juif, visant à remplacer la race blanche par une humanité métisse vivant partout des mêmes marchandises. La dépénalisation de l’avortement donnera lieu à de semblables discours sur le génocide des petits enfants blancs par la "juive Veil"». Renaud Camus se serait donc emparé d’un schéma narratif et explicatif préexistant et l’aurait simplement vidé de sa substance antisémite à laquelle il aurait substitué la thématique plus contemporaine du choc des civilisations.

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Dominic Thomas vont un pas plus loin en expliquant le succès de la formule par l’élimination de son noyau antisémite :« l'antisémitisme et le racisme biologique hiérarchisant sont clairement des facteurs de marginalisation sociale » et affirment que le « mythe du “grand remplacement” n'a connu le succès qu'une fois disjoint de la notion de “complot juif”[5]. » Pour stimulante que puisse apparaître cette interprétation, il ne faut toutefois pas oublier que la première accession de Renaud Camus à une notoriété dépassant quelques cercles littéraires s’est faite à l’occasion de l’affaire dite « Panorama » : dans son journal de 1994 (paru en 2000 sous le titre « La Campagne de France »), Renaud Camus s’amuse à compter le nombre de journalistes juifs de cette émission de France Culture et à en déplorer la surreprésentation : « Les collaborateurs juifs du Panorama de France Culture exagèrent un peu tout de même : d’une part ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six ou cinq sur sept, ce qui, sur un poste national ou presque officiel, constitue une nette sur-représentation d’un groupe ethnique ou religieux donné ; d’autre part, ils font en sorte qu’une émission par semaine au moins soit consacrée à la culture juive, à la religion juive, à des écrivains juifs, à l’État d’Israël et à sa politique, à la vie des juifs en France et de par le monde, aujourd’hui ou à travers les siècles. C'est quelques fois très intéressant, quelquefois non ; mais c'est surtout un peu agaçant, à la longue, par défaut d'équilibre. » Le parcours de Renaud Camus est marqué de nombreux revirements parfois déstabilisants pour qui essaye de retrouver la cohérence d’une pensée ou d’une vision du monde : celui-ci en constitue un des exemples les plus flagrants (voir encadré biographique).

D’autres historiens trouvent des racines au Grand remplacement, qui sont bien antérieures au néo-nazisme d’après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, selon Gérard Noiriel, la fin du XIXe siècle avait déjà vu prospérer des pamphlets alarmistes prophétisant la fin de la race et de la civilisation. D’après lui, « à partir des années 1960 les arguments culturels et religieux ont remplacé les arguments biologiques, mais le discours du déclin national par leur faute demeure. Pourtant, dans aucun pays d’immigration les prédictions catastrophistes ne se sont concrétisées[6] ». La « théorie » du Grand remplacement marquerait dès lors en quelque sorte le retour de la génétique en politique.

Quant à Maurice Barrès, s’il n’a pas inventé le terme, l’attribution de paternité dont il a été l’objet ne s’est pas effectuée sans quelques motivations qui ont rendu cette erreur crédible. Dans un article de 1900 retrouvé par l’historien Laurent Joly, se retrouvent des formulations étrangement proches de celles auxquelles recourra Renaud Camus plus d’un siècle plus tard : « Aujourd'hui, parmi nous, se sont glissés de nouveaux Français que nous n'avons pas la force d'assimiler […] et qui veulent nous imposer leur façon de sentir. Ce faisant, ils croient nous civiliser ; ils contredisent notre civilisation propre. Le triomphe de leur manière de voir coïnciderait avec la ruine réelle de notre patrie. Le nom de France pourrait bien survivre ; le caractère spécial de notre pays serait cependant détruit[7]. »

À côté de ces racines théorisantes et purement idéologiques, d’autres ouvrages de nature plus littéraire illustrent le caractère ancien de l’obsession « remplaciste » et son imprégnation dans la culture. L’un d’entre eux, au moins, a constitué un énorme succès de librairie : « Le camp des saints » de Jean Raspail. Paru pour la première fois en 1973 et réédité huit fois depuis, ce roman a connu une diffusion dépassant grandement les seuls cercles d’extrême-droite. L’intrigue en est simple : dans le delta du Gange, un million de personnes s’emparent de cargos en route vers l’Occident – et plus précisément la Côte d’Azur. Les pouvoirs publics sont incompétents, l’armée impuissante et la population française trop veule pour les arrêter. Dans le delta du Gange, un million de « miséreux » prennent d'assaut des cargos. Le lecteur assiste donc à cette invasion à la fois pacifique et destructrice dans un ton qui renvoie fréquemment à l’Apocalypse de Saint-Jean. Plus récemment, Soumission, de Michel Houellebecq se plaît à « anticiper » l’élection d’un président musulman en France et les vicissitudes qu’elle fait subir au pays...

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« Ils sont partout! », « On nous musulmanise! », « Rendez-nous notre Père Fouettard! », autant de manifestations du fantasme d'un remplacement des populations blanches européennes par des populations dites « étrangères ». En reliant des changements sociétaux des plus divers, les théories d'un grand remplacement offrent une explication peu scientifique, réductrice et naïve, aux évolutions de la société européenne, mais accessible à tous et toutes.

Que répondre aux tenants de telles théories fantasmées ? Différentes analyses (Campio, Vandewinkel et Copetti, Szoc 2016) avancent l’inefficacité d’une politique publique de lutte contre le complotisme. En effet, l’adhésion aux théories du complot ne serait que le symptôme d’un mal plus profond, à savoir l’effondrement de la confiance dans les institutions publiques, politiques et médiatiques.

Il est toutefois envisageable d’agir à plus petite échelle, auprès des personnes autour de nous, qui, faute d’informations adéquates, glissent lentement vers l’adhésion à ces théories. La nouvelle étude de Bepax, « Grand remplacement ou grand fantasme ? Des réponses pour déconstruire » offre aux lecteurs.trices des pistes de compréhension et des réponses à mobiliser face aux tenants de telles théories fantasmées.

 


[1] Voir Jacques Pezet, Maurice Barrès avait-il vraiment utilisé l'expression « grand remplacement » un siècle avant Renaud Camus ?, Libération, 21 novembre 2019. 

[2] Edouard Drumont, La France juive, Ch. IV.

[3] Dominique Albertini, « Pour le Front national, il y a l’Occident chrétien et la barbarie », Libération, 19 août 2014.

[5] Pascal Blanchard, Dominic Thomas et Nicolas Bancel, Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale, Paris, La Découverte, 2016.

[6] Frédéric Joignot, « Le fantasme du « grand remplacement » démographique », Le Monde,‎ 23 janvier 2014.

[7] Cité dans Laurent Joly, Naissance de l’Action française, Paris, Grasset, 2015, p. 87.

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