Sommes-nous réellement libres sur Internet ? Illustration avec l’affaire Prism

Rédigé le 10 octobre 2013 par : Géraldine Duquenne

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Depuis quelques décennies, Internet a pris inconsciemment dans nos vies une place grandissante voire incontournable. Le bouleversement social engendré par la diffusion massive de cet outil est énorme et difficilement mesurable. De ce fait, Internet pose de nombreuses questions au sujet de l’individu, de ses libertés et de son identité même. La récente affaire du programme de surveillance globalisée Prism a replacé ces interrogations au premier plan, suscitant des positions controversées. Elle vient rappeler l’urgence d’un encadrement réglementaire démocratique, éthique et éclairé du respect de la vie privée et des technologies qui la mettent en balance.

Rappel des faits

Le 6 juin, le Washington Post et le Guardian révèlent l’existence du programme Prism, un programme de surveillance généralisée permettant aux services de renseignement américains d’avoir accès aux données circulant sur les serveurs des grands groupes informatiques tels que Google, Facebook, Microsoft, Skype… Ces révélations sont le fait d’Edward Snowden, un ancien agent de la NSA (Agence Nationale de Sécurité américaine) qui a reçu récemment un asile provisoire d’un an en Russie. Par la suite, d’autres journaux ont suggéré que la collecte indiscriminée de données ne serait pas l’unique apanage des Etats-Unis.

Ces découvertes violant certains droits fondamentaux de l’être humain, droit de propriété et droit au respect de la vie privée[1] entre autres, ont suscité des réactions variables selon les milieux. Après quelques interventions mal assurées de dirigeants européens, les Etats membres ont renoncé à formuler une exigence commune d’explication à leur partenaire « indéfectible ». La Commission concluant que la question des renseignements relevait de la compétence des Etats membres[2].

Pourtant, dès 2004, le rapporteur spécial des Nations Unies pour la liberté d’expression, son homologue de l’Organisation des Etats américains et le représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OCSE) pour la liberté des médias, appelaient conjointement les gouvernements à protéger les lanceurs d’alerte[3] contre « toute sanction juridique, administrative ou professionnelle s’ils ont agi « de bonne foi » »[4]. Qui peut contester que les déclarations d’Edward Snowden soient d’un intérêt public éminent. Le citoyen a le droit de savoir le traitement dont ses données font l’objet comme l’énonce la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne à l’article 8.2.

Malgré cette atteinte à leur souveraineté et à leurs principes, les pays de l’Union Européenne n’ont pas pour autant freiné le lancement des négociations sur le Traité de libre-échange transatlantique. Viviane Reding, vice-présidente en charge de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté a même accepté « une dilution de la législation européenne sur la protection des données privées »[5] dans le cadre des négociations. Le Traité de libre-échange apparaît comme l’une des manifestations (courantes à notre époque) de la primauté accordée à l’économie sur le droit public qu’il convient d’interroger aujourd’hui.

L’argument sécuritaire des Etats-Unis

Disposer d’une politique sécuritaire efficace est une prérogative légitime et nécessaire pour un Etat. Cependant, depuis les événements du 11 septembre, cette dimension a pris des proportions exceptionnelles aux Etats-Unis. Les lois facilitant les démarches des services de sécurité agissant en secret se sont accumulées depuis 1978 avec la promulgation de la loi FISA qui établit un système juridique secret pour veiller à la sécurité nationale[6].

L’attitude des USA dans le cadre de l’affaire PRISM démontre la liberté avec laquelle ils s’accommodent des Traités internationaux au nom de leur politique sécuritaire aigue. Se faisant les chantres de la liberté d’expression, ils semblent au contraire adopter des mesures de censure qu’ils jugent non-démocratiques dans d’autres pays. L’argument de la menace terroriste permet de justifier beaucoup d’agissements. Le gouvernement prétend en effet lorgner sur la vie privée de ses citoyens et de la communauté internationale dans un but protecteur. Usant à maintes reprises de l’« Espionnage act »[7] et du « Patriot Act »[8], la poursuite des ennemis de l’Etat se fixe sur des critères qui laissent parfois dubitatifs.

Est-il réellement indispensable de mettre en place un système de surveillance d’une telle ampleur pour faire face à quelques cibles isolées et souvent bien connues ? Des dispositifs tels que Prism contribuent à faire planer un climat de crainte et de suspicion dans la société. La peur est assurément un ingrédient efficace pour faciliter l’acceptation du renoncement à sa propre liberté. Le New York Times écrivait au lendemain des révélations : « Mr Obama démontre une vérité bien connue : l’exécutif use de tout le pouvoir qu’on lui donne et en abuse souvent »[9].

Qui gouverne Internet ?

En décembre 2012 eut lieu le sommet de l’UIT (Union internationale des communications, agence affiliée aux Nations-Unies) à Dubaï où 193 pays s’étaient donné rendez-vous pour forger des accords censés faciliter les communications. Le débat a notamment porté sur un plus grand rôle de l’UIT dans la supervision du réseau informatique mondial. Les Etats-Unis s’y opposèrent fermement. Toutefois,  la majorité des pays s’accordèrent sur une résolution annexe invitant les Etats membres à « exposer dans le détail leurs positions respectives sur les questions internationales techniques, de développement et de politiques publiques relatives à Internet »[10].

La réaction des Etats-Unis est à mettre en lien avec la forte dépendance d’Internet vis-à-vis des entreprises américaines. Dès les années 90, lors de l’expansion d’Internet, les Etats-Unis ont déployé des efforts énormes pour institutionnaliser leur suprématie. Ils ont confié la gestion des domaines à une agence créée par leurs soins : l’IANA (Internet Assigned Numbers Autority), elle-même membre d’une association californienne de droit privé, l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers). L’Europe ne bénéficie donc d’une souveraineté nationale du réseau que sous la surveillance du pouvoir américain.

Confusion entre privé et public

Le droit de l’UE nécessite des ajustements pour s’adapter à l’économie numérique moderne. Le 25 janvier 2012, la Commission a présenté un projet de règlement relatif à la protection des données personnelles ainsi qu’un projet de directive en matière de recherche et de poursuite des infractions pénales, le DPR (Data Protection Regulation)[11]. L’adoption de ce texte est prévue pour 2013/2014 mais les plus pessimistes voient cette date repoussée, sous la pression des lobbyistes des entreprises du secteur du web[12] qui ont déposé plus de 4000 amendements au texte.

Derrière la politique de l’Etat américain semblent se profiler les intérêts financiers des grandes entreprises. Le monde numérique offre un marché alléchant pour les géants de l’Internet. Leur coopération relèverait donc moins de questions de sécurité que de la possibilité de diffuser vers chaque internaute une publicité taillée sur mesure. En effet, nos données représentent une véritable mine d’or, estimée à la somme de 315 milliards de dollars selon une étude américaine[13]. Les lobbyistes de l’informatique, pour beaucoup d’anciens membres d’institutions européennes, ne souhaitent pas laisser des restrictions tarir cette importante source de revenus au nom de valeurs leur semblant obsolètes.

Aujourd’hui, l’imbrication du secteur privé et de nos gouvernements semble constituer une nouvelle forme hybride d’instance décisionnaire. Les diktats des politiques d’austérité mis en place par la Troïka dans divers pays ne s’harmonisent pas avec les principes démocratiques et souverains des Etats. La répartition des instruments de pouvoir pose question et ne rassure pas le citoyen réduit au silence.

Et le citoyen dans tout ça ?

L’absence d’instances de contre-pouvoir véritable révèle bien la position malaisée du citoyen. Impuissant et résigné face à l’outil Internet dont la complexité le dépasse, il préfère se détourner de sa compréhension globale. La découverte de la collecte massive de ses données personnelles ne semble pas gêner son quotidien, le laissant presque séduit par l’argument sécuritaire au détriment de l’exercice de ses droits et libertés. Mais il lui incombe pourtant de rester vigilant à cette usurpation progressive de sa vie privée et de conserver un œil critique sur les décisions de ses élus afin de ne pas se réveiller surpris trop tard.

L’état actuel des choses en matière de dispositif sécuritaire ne laisse-t-il pas entrevoir les dérives du futur ? En Angleterre, les systèmes de vidéosurveillance de sociétés privées sont mis à disposition du citoyen, encouragé à signaler la moindre infraction constatée chez ses concitoyens. L’érosion de la sphère privée individuelle et la centralisation concomitante des instruments de gestion rendent inévitables les abus. La crainte de se diriger vers une société du soupçon marquée par un conformisme anticipatif qui conditionne les comportements de façon auto-disciplinée est justifiée.

L’enjeu pour l’Europe est de taille si elle veut montrer que la défense de ses principes fondateurs, dont le citoyen est le centre de gravité, est toujours le moteur de ses décisions. Il en va de la confiance du citoyen dans les références que lui offre l’Europe actuelle et dans les institutions chargées de protéger ses droits. Nos démocraties risquent une perte de crédit supplémentaire si les Etats ne se défendent pas pour imposer un cadre juridique aux entreprises multinationales et non l’inverse et ainsi prouver que le capital humain vaut plus que le capital financier.

 

 


[1] Attesté par l’article 12 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et repris dans de nombreux textes nationaux ainsi que dans la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne à l’article 7 « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications » et à l’article 8.1. « Toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel le concernant », 8.2. « Ces données doivent être traitées loyalement et sur la base du consentement de la personne (…) », 8.3. « Le respect de ces règles est soumis à une autorité indépendante ».

[2] MEVEL Jean-Jacques, « Espionnage, L’Europe recule face à la Maison Blanche », dans Le Figaro.fr, 05/07/2013, http://www.lefigaro.fr/international/2013/07/05/01003-20130705ARTFIG00829-espionnage-l-europe-recule-face-a-la-maison-blanche.php

[3] Désigne des individus qui communiquent des informations confidentielles ou secrètes, malgré leur obligation officielle ou autre, de préserver la confidentialité ou le secret.

[4] ASSANGE Julien et DELOIRE Christophe, « Espionnage de la NSA : « L’Europe doit protéger Snowden », dans Le Monde, 03/07/2013, http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/07/03/l-europe-doit-proteger-edward-snowden_3441022_3232.html

[5] « L’Oncle Sam se comporte très très mal », dans Le Monde, 01/07/2013, http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/07/01/l-oncle-sam-se-comporte-tres-tres-mal_3439575_3232.html

[6] PRICE David, « Quand le peuple américain refusait qu’on espionne Al Caponne », dans Le Monde Diplomatique, pp. 10-11, août 2013

[7] Loi de 1917 sur la poursuite des espions/lanceurs d’alerte employée à 9 reprises depuis son existence dont 6 fois sous la présidence d’Obama.

[8] Loi anti-terroriste établie suite au 11 septembre qui permet de détenir toute personne soupçonnée de projet terroriste sans inculpation préalable.

[9] RICHE Pascal, « Cette fois, Big Brother vous regarde pour de vrai », dans Rue 89, 07/06/2013, http://www.rue89.com/2013/06/07/cette-fois-big-brother-regarde-vrai-243067

[10] SCHILLER Dan, « Qui gouvernera Internet ? », dans Le Monde Diplomatique, Février 2013,http://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/SCHILLER/48763

[11] JOANNIN Pascal, « Quelle protection européenne pour les données personnelles ? », Question d’Europe, Fondation Robert Schuman, 03/09/2012, http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0250-quelle-protection-europeenne-pour-les-donnees-personnelles

[12] EUDES Yves, « Très chères données personnelles », dans Le Monde, 02/06/2013, http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2013/06/02/tres-cheres-donnees-personnelles_3422477_3208.html

[13] Ibid 

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