La confiance, ingrédient nécessaire des sociétés multiculturelles

Rédigé le 22 avril 2008 par : Albert Bastenier

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Lors du travail préparatoire à la publication de la brochure Comprendre et agir dans la société multiculturelle , au fur et à mesure de la réflexion qui a accompagné ce que nous avons appris des personnes interrogées, ainsi que des documents dépouillés au sujet de l’expérience que les uns et les autres ont de la société multiculturelle, il nous est apparu que la confiance était un facteur crucial du fonctionnement social. Une chose sans laquelle, dans la société, nous ne pourrions ni agir ni interagir. Que, de toute évidence, elle est une des forces de synthèse parmi les plus importantes de la vie collective. Que la confiance est ce qui instille en nous un sentiment de sécurité dont nous avons besoin pour développer nos liens sociaux. Et que, peut-être, la société se désintégrerait s’il n’y avait pas une confiance généralisée et suffisante entre ses membres.

 

Déjà dans la vie de ce que j’appellerai les « sociétés ordinaires », c’est-à-dire non multiculturelles, les individus ne sont susceptibles de rester liés entre eux que pour autant qu’ils s’accordent un minimum de confiance les uns aux autres. Car avec elle, on sait à quoi on peut s’attendre de la part des autres. Mais sans elle, les actes en apparence les plus simples et les plus anodins de la vie quotidienne se révéleraient vite impossibles. Et cela parce que la confiance est dotée des mêmes vertus que la routine : c’est l’automaticité de son fonctionnement qui permet que se déroulent de façon habituelle et prévisible un grand nombre de rencontres et d’activités qui, sans elle, seraient fréquemment des occasions de crainte ou d’agressivité. Elle agit donc comme un lubrifiant essentiel des relations sociales. Elle est propice au développement de la sociabilité parce qu’elle intervient comme un mécanisme de réduction du risque et de la complexité. Finalement, on pourrait dire que la confiance intervient comme une sorte d’« institution sociale invisible » qui est au cœur de nos existences. Et que, de la même façon que les règles du droit ou que les principes éthiques, elle fournit un cadre de référence à nos interactions constantes avec les autres.

Or, s’il en va déjà ainsi dans la quotidienneté des « sociétés ordinaires », la chose se révèle plus vraie encore dans les sociétés européennes multiculturelles d’aujourd’hui. Car ces sociétés sont devenues ce que l’on pourrait appeler des sociétés d’éloignement, des sociétés de discontinuité culturelle et donc d’incertitude au sein desquelles, pour un très grand nombre de gens, se pose et se repose continuellement la question de savoir « à qui peut-on se fier », comment et pourquoi ? Dans un contexte où les codes de comportement sont devenus multiples ou même contradictoires, « l’insécurité culturelle » est une réalité vécue par un grand nombre de gens. Et tout cela, on ne l’expérimente évidemment pas sans craintes ni tensions. On y détecte donc des sentiments mêlés et chargés d’une potentielle violence qui est propre à notre temps. Il s’agit bien entendu de sentiments de défiance, d’une défiance que des groupes sociaux culturellement divers et inégalement puissants, mais placés dans une situation de co-présence et d’interdépendance obligée, ont de multiples raisons de faire valoir. Mais il s’agit aussi de pensées liées à la perspective d’un éventuel « choc des civilisations » que la scène géopolitique mondiale alimente. D’un côté, l’insécurité qu’inspire la présence d’identités culturelles et religieuses non occidentales éprouvées comme hostiles. Et de l’autre côté, tous les ressentiments qu’éprouvent les populations nouvellement parvenues en Europe parce qu’elles y expérimentent le mépris culturel et le maintien dans une sous-citoyenneté marginale.

L’établissement d’une confiance suffisante par le dépassement des appréhensions que « l’autre » inspire est ce qui devrait permettre la restauration du tissu social qui a été partiellement défait et qui demande à être reconstitué. Mais notre disposition à entrer dans de tels rapports sociaux les uns avec les autres demeure toutefois extrêmement faible lorsque ces « autres » nous semblent totalement imprévisibles. De part et d’autre la confiance minimale pour s’engager réciproquement dans une telle procédure fait défaut. Et pourtant, cette confiance apparaît bien comme un rouage qui est devenu plus que jamais indispensable au rétablissement d’un monde commun. La question est donc : comment cette confiance sera-t-elle possible entre des personnes qui ne savent rien ou très peu de choses les unes des autres ? Sur quoi la confiance pourra-t-elle faire fond et qu’est-ce qui pourra encore l’engendrer ?  

La confiance dont il s’agit ici n’est pas, bien entendu, la confiance spontanée, immotivée et inconditionnelle qui peut exister au niveau des affects de la famille ou d’une quelconque communauté restreinte. Au niveau de la société, la confiance, c’est plutôt un équivalent (ou en tout cas quelque chose qui est associé) à l’idée de participation et de solidarité au sens large. C’est une chose dont on ressent la nécessité au plan de l’action pratique pour que la société tienne. Et cela particulièrement dans la situation présente, qui n’est pas sans risque et qui, précisément pour cette raison, requiert une sorte d’engagement en faveur d’une confiance qui n’existe plus comme un préalable établi. Sans doute faut-il alors envisager et parler d’une « confiance décidée » ou d’une « confiance choisie ». Car dans un monde peuplé d’étrangers les uns aux autres, il faut une sorte de stabilisation des sentiments qui réduit l’inquiétude face à l’inconnu et qui, de cette façon, permet de parier sur une action qui fonde la possibilité d’un futur commun.

Mais on voit tout de suite que la confiance dont il est question de cette façon excède le registre de la connaissance ou du savoir. Ici, il n’est pas question de faire confiance parce qu’on sait qu’elle sera payante. Il y a au contraire en elle une part de saut dans l’inconnu, une sorte de pari dans le fait que de cette confiance qui littéralement « se donne », on ne sait si elle sera payée en retour. C’est presque en termes de « foi » qu’il faudrait définir ce « moment autre » de la confiance, puisque, d’un côté, on y trouve assurément moins qu’un savoir assuré, mais que, de l’autre côté, on y rejoint bien davantage qu’un savoir. La confiance dont il s’agit ici n’est sans doute pas dépourvue de toute base raisonnable, puisqu’elle vise les intérêts bien compris des parties en présence. Mais elle implique néanmoins une démarche qui va nettement au-delà de ce que la raison assure. Il y a donc dans cette confiance quelque chose que l’on croit et qui est de l’ordre d’une valeur morale sinon religieuse. Elle est le propre de toute situation d’engagement où l’on accepte de « se fier à », de « compter sur », de « dépendre de ». Il y a un risque, mais ce n’est néanmoins qu’ainsi que la confiance décidée ou choisie se transforme en une catégorie de l’agir humain.

Un tel engagement crée une situation dynamique qui est le contraire de l’indifférence, de la passivité et de l’immobilisme. Quand on s’engage de cette façon dans l’accomplissement d’une action, on s’expose évidemment à des conséquences qu’on ne peut jamais entièrement spécifier à l’avance. Mais on le fait en vue de produire un changement, comme une initiative qui cherche à faire advenir quelque chose de souhaitable, à voir se manifester des valeurs qui ne sont pas actuellement réalisées. Et l’ingrédient de base de cet engagement est la confiance. Une confiance qui table sur la bonne foi des autres. Qui peut certes être trompée, mais qui implique toujours l’idée d’un engagement conjoint vis-à-vis d’un monde que l’on veut maintenir ou instaurer comme « commun », c’est-à-dire avec une réciprocité de perspectives qui relève d’une intention morale.

Ce qu’ici on appelle la confiance, c’est en définitive un sentiment que nous éprouvons dans la perspective d’une coopération avec d’autres, dont nous pouvons penser qu’ils nous ressemblent au moins en ceci qu’ils ont les mêmes attentes que nous quant à la réussite d’une coopération dans notre situation de risque ou d’incertitude. Cette incertitude ou ce risque étant celui engendré par les événements historiques et politiques à la source de la société multiculturelle. Ce sont des événements qui ont bouleversé la structure « traditionnelle » d’un état du monde qui n’est plus. Des événements qui ont fait que désormais, dans les rapports entre les « anciens établis » et les « nouveaux venus » au sein des sociétés européennes, la question de la fiabilité mutuelle se pose à nouveaux frais. Comme mode de relation, la confiance est certes une croyance. Mais une croyance susceptible d’engendrer sa vérification. En ce sens, elle est une action qui, lorsqu’elle a lieu, est imaginairement efficiente, symboliquement agissante et réellement productrice d’effets. Elle est un saut, une audace, un « faire avec l’inconnu » qui aujourd’hui, dans les sociétés européennes, nous convoquent à parier sur la dimension trans-culturelle.

Pour conclure, il faut souligner, je pense, qu’on ne peut pas raisonnablement escompter que laissée à elle-même, la vie collective engendrera spontanément la confiance qui lui fait actuellement défaut. L’obtention de cette confiance doit donc être vue comme un projet auquel décident de s’atteler ceux qui perçoivent la nécessité de ses assises. Il faut donc pouvoir compter sur l’intervention dont se montreront capables ceux et celles qui composent ce que l’on peut appeler les « minorités morales ». C’est-à-dire les individus et les groupes qui ne se résignent pas aux égarements de l’ignorance qui incite toujours à la méfiance.

Ce qui décide intuitivement certains groupes d’acteurs à faire le saut de la confiance, c’est certainement pour une part leur enracinement dans une sensibilité. A cet égard, le christianisme n’a certainement aucun monopole à revendiquer puisque, comme religion, il a historiquement autant contribué à produire de la défiance que de la confiance. Néanmoins, dans la mesure où la tradition évangélique s’est toujours voulue attentive à l’accueil et au respect de l’autre, on peut espérer qu’un nombre significatif de celles et ceux qui s’inscrivent dans cette tradition se montreront particulièrement sensibles aux nouvelles exigences de l’heure de l’Europe contemporaine qui est devenue multiculturelle et -surtout avec l’islam mais pas uniquement- est devenue multireligieuse.   

 


 Cette analyse a fait l’objet d’une intervention orale lors de la présentation

officielle de l’étude « Comprendre et Agir dans la société multiculturelle ».


 

[1] Ce groupe de travail a réalisé l’étude « Comprendre et agir dans la société multiculturelle »- Etude BePax - 2008

 

 

 

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