Santé mentale des primo-arrivants, et si l’on semait des carottes ?

Rédigé le 30 avril 2020 par : Anne-Claire Orban

Migration Diversité

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« Faire de l’interculturalité », « œuvrer au vivre-ensemble », « entreprendre un dialogue interculturel », « faire tomber les stéréotypes », oui mais comment ? Cette analyse présente une pratique innovante dans le domaine de l’interculturalité : le jardinage et le travail manuel comme motifs de rencontres entre demandeurs.euses d’asile et volontaires belges.

Samedi 10h30 : Arrivée des groupes en train. Certain.e.s viennent du centre Croix-Rouge de Tournai, d’autres du centre de Belgrade ou encore de celui d’Yvoir. A leurs côtés, des volontaires, soit venu.e.s individuellement, soit via l’asbl JAVVA, partenaire du projet. En tout, un groupe de 25 personnes, réunies pour un week-end, avec comme objectif commun de participer à la vie d’un potager. Au programme : construction d’abris pour animaux, récolte des cultures d’hiver, semis de printemps et construction de mobilier de jardin !

Ce projet de « faire ensemble », les responsables l’ont pensé depuis plusieurs mois, voire années. Leur expérience, tant dans l’intergénérationnel et l’interculturel à Bruxelles que dans des camps de réfugiés en Grèce, les a convaincus de penser l’interculturel par l’action. « Après avoir coordonné plusieurs projets de dialogue interculturel et intergénérationnel, je me suis rendu compte que ce qui fonctionne le mieux, ce n’est pas de se regarder l’un l’autre, mais bien de regarder dans la même direction, l’un à côté de l’autre, autour d’un objectif commun. C’est dans cette seconde configuration que les stéréotypes tombent le plus facilement et que les frontières entre « nous » et « eux » s’effacent », raconte une responsable. « De plus, quand il y a l’obstacle de la langue, ça coince souvent. Dans notre projet, nous n’avons besoin que d’un minimum de langage puisque nous communiquons par les mains et les gestes. Nous sommes donc ouverts à toutes les personnes arrivées en Belgique, qu’elles maitrisent ou non le français ou l’anglais. »

Un impact positif sur la santé mentale

Ce projet de potager interculturel s’inscrit dans un projet plus large d’amélioration de la santé mentale des jeunes primo-arrivants, financé par la fondation Roi Baudouin. L’impact de la migration sur la santé mentale est important : stress post-traumatique, anxiété, dépression, ... A cela s’ajoutent l’incertitude de l’avenir et la recherche de nouveaux repères dans une société encore inconnue. Le projet de travail manuel collectif offre une réponse thérapeutique collective et participe au processus de résilience psycho-sociale des participant.e.s[1].

Les porteurs du projet se sont inspirés de pratiques mises en place, notamment, dans les camps de réfugiés grecs. L’un d’eux se rappelle : « Dans les camps en Grèce, les psychologues proposaient des séances thérapeutiques collectives : des groupes de manucure pour les femmes, des matches de foot pour les hommes et les enfants, des randonnées regroupant réfugiés et habitants grecs, ... En réalité, cela fonctionnait super bien ! Les réfugiés se mettaient à parler, de façon informelle et détendue, soit entre eux ou elles, soit avec le ou la psy accompagnant le groupe. La thérapie, c’était le groupe et l’action collective. »

En plus d’offrir un espace pour pratiquer le français, se faire de nouveaux réseaux, se dépenser physiquement, apprendre de nouvelles compétences (maraichage, jardinage, cuisine, outillage, construction...), le projet tend à renforcer l’estime de soi des participant.e.s en proposant des tâches variées, où chacun.e peut prendre des initiatives en fonction de ses propres compétences.

Quels résultats après un weekend ? « ça fait du bien de quitter le centre ! Là-bas, on tourne en rond ! » ; « Ici on est un peu en vacances, comme une petite famille » ; « Est-ce possible de revenir tous les samedis ? » ; etc. Mais le témoignage le plus fort, d’un jeune palestinien, a été celui-ci :

« Maintenant, quand je souhaite une bonne journée à quelqu’un, je sais ce que c’est une bonne journée. J’avais oublié depuis les années où je voyage. Maintenant que je dis à quelqu’un que je vais bien, je sais ce que ça veut dire d’aller bien. Ici j’ai pu enfin me reposer. Merci à tout le monde pour ce moment. »

Et un nœud : l’alimentation...

Si de prime abord, on pourrait croire que la difficulté réside dans la communication entre les membres du groupe, il n’en est rien. Entre le français, l’anglais, l’arabe, les gestes, les traductions et les sourires, la communication se crée doucement et, au fil du temps, de plus en plus efficacement.

Ce qui coince, ce sont les repas. Dans le groupe se côtoient des personnes aux habitudes alimentaires très diverses : des régimes végétariens, vegan, halal. Face à cela, les responsables avaient opté au préalable pour la méthode de Dounia Bouzar, anthropologue française, du « plus grand dénominateur commun ». C’est-à-dire d’opter pour un menu commun qui convienne à tous les régimes alimentaires, soit dans ce cas, un repas vegan, composé de pâtes et de légumes, fromage râpé en option. Le résultat était catastrophique. Si les volontaires ont plus ou moins apprécié ce repas, la plupart des demandeurs.euses d’asile n’ont pas touché à leur assiette.

Si la méthode du « plus grand dénominateur commun » fonctionne à merveille sur papier en rassemblant les différents régimes alimentaires en un seul repas, dans la pratique, cela fonctionne moins. En effet, ce compromis passe sous silence toutes les spécificités culturelles et oublie à quel point les habitudes alimentaires servent, entre autres, à renforcer sa cohésion, à affirmer une identité, où à se distancier. Dans notre cas, il y avait une volonté forte d’affirmer une identité « arabe » (dans ce cas, palestinienne) et « africaine » de la part des personnes en demande d’asile. Un refus ostentatoire de manger des pâtes (« un truc de blancs », « aucun goût ») et un désir fort de partager un repas « de chez eux » comme certains l’avançaient, du riz et du poulet (« le riz, c’est la base pour nous », « moi, mon corps, il est habitué au riz et au manioc ! »).

Le lendemain, les responsables ont proposé à quelques personnes demandeuses d’asile de composer le repas pour l’ensemble du groupe. Au menu : riz aux épices, poulet frit et sauce aux oignons. Ici ce sont les végétariens et végan du groupe qui ont opté pour les pâtes de la veille ou du riz blanc. Difficile pour les responsables de trouver un équilibre entre tous ces desiderata contradictoires, que ce soit la solution universaliste de Dounia Bouzar ou particulariste, les deux options ne satisfont pas l’ensemble du groupe.

Quelle approche proposer alors ?

Restent deux options pour penser l’alimentation en contexte interculturel : la démarche interculturelle de Cohen Enrique,  et l’approche interculturelle de Bruno Derbaix. Si la première prône le dialogue et la recherche de compromis, la seconde propose la découverte de l’ « Autre » dans ses spécificités.

  1. Margaret Cohen-Enrique, psychologue clinicienne à Jérusalem, propose une démarche en trois temps : la décentration (prendre conscience que ses propres normes sont situées et subjectives), la découverte du cadre de référence de l’ « autre » (écouter les normes de l’ « autre », ce qui fait sens pour lui ou elle), le dialogue et la négociation (trouver une manière de faire qui plaise à l’ensemble du groupe).Dans notre cas, cela signifie prendre un temps en début de week-end pour penser l’alimentation ensemble, avec le groupe entier. Les responsables ne décident plus des menus au préalable mais laissent le groupe choisir ensemble un menu, qui convienne à tous et toutes.
  2. Bruno Derbaix, sociologue et philosophe, animateur au « Mouvement des Institutions et Ecole Citoyenne », propose une démarche, sur le long terme, en deux temps : faire connaitre ses propres spécificités et reconnaitre celles des autres puis, construire une culture commune. Cette deuxième étape prend son sens face à des institutions désireuses de mettre en place un projet d’inclusivité à long terme, et moins dans notre cas. Néanmoins, la première étape est intéressante. Dans notre cas, il s’agirait de laisser à chacun.e un temps pour faire découvrir une spécificité culinaire. Chaque repas serait pris en charge par un sous-groupe désireux de promouvoir un plat particulièrement apprécié au sein du sous-groupe. 

***

Ce projet interculturel d’inclusion de personnes en demande d’asile dans un tissu social plus large répond à un champ peu investi dans l’accueil de personnes migrantes : la santé mentale de ces dernières. En effet, une approche conventionnelle de la santé mentale, par des entretiens individuels avec un.e psychologue, rencontre différents freins : d’une part, cette approche demande un investissement financier non négligeable, tant pour la rémunération de psychologues que pour celle de traducteurs.trices, d’autre part, ce type d’approche est parfois peu connu des personnes en demande d’asile, peu habituées à une prise en charge psychologique individuelle, ce qui réduit l’efficacité thérapeutique.

Face à l’impact psycho-social de l’épreuve migratoire, et au vu de l’inadéquation des outils de la psychologie conventionnelle face à ce public, des projets tels que celui présenté ici nous semblent intéressants à mettre en lumière. La résilience des personnes migrantes est pensée plus en termes sociaux que psychiques. C’est ici par l’insertion sociale, le développement de réseau, la maitrise de la langue, la sociabilité, la valorisation individuelle, que les personnes en demande d’asile peuvent retrouver l’énergie de rebondir. 


[1] La résilience est un processus dynamique impliquant la reconstruction identitaire positive d'une personne dans un nouvel environnement après des stress importants ou des traumatismes dans son parcours de vie. La résilience sera possible par de nouvelles expériences constructives, parfois par la réflexion ou la parole, plus rarement par l'encadrement médical d'une thérapie.

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