Réagir face au racisme dans l’enseignement

Rédigé le 29 janvier 2021 par : Anne-Claire Orban & Nicolas Rousseau

Taille de police réduire police agrandir police

L’école perpétue des inégalités en termes de race, de classe, de genre, de santé ou encore de convictions religieuse et philosophique. Le système d’enseignement belge, par sa structuration et les imaginaires qui y circulent, favorise ainsi une partie des élèves en leur permettant d’accéder par la suite aux positions plus valorisées symboliquement, socialement et économiquement.

Si l’on se concentre sur les inégalités raciales, une récente étude d’Unia[1] sur la diversité dans l’enseignement belge francophone indique qu’au niveau fondamental, les élèves « étrangers hors Union Européenne » sont principalement présents dans les écoles à faible indice socio-économique. Au niveau secondaire, en Fédération Wallonie-Bruxelles, il y a une surreprésentation des élèves dits « étrangers » dans les filières techniques et professionnelles. Ces constats illustrent d’une part la hiérarchisation des établissements scolaires selon la position socio-raciale des élèves et d’autre part, l’ethnicisation de l’enseignement, résultant entre autres du processus d’orientation précoce et en cascade.

Comment en arrive-t-on à ces inégalités structurelles ? Ces dernières se matérialisent-elles également au sein des salles de classe, voire dans les relations entre   enseignant·e·s et élèves ? L’environnement et le climat d’une salle de classe et d’un établissement scolaire semblent favoriser dès le plus jeune âge certain·e·s élèves au détriment d’autres.

C’est pourtant « banal » non ?

Bien souvent, c’est à l’école que les élèves non-blanc·he·s expérimentent les premiers renvois  à leur statut racial. Par exemple, certain·e·s élèves, enseignant·e·s ou encadrant.es leur demandent d’où iels viennent ou leur demandent « d’expliquer comment cela se passe « chez eux » » alors que ces enfants sont nés deux rues plus loin. Et lorsqu’iels expliquent venir de Namur ou de Charleroi, cette réponse apparait insuffisante et débouche sur une autre question : « Vraiment, d’où viens-tu ? ». A l’école comme dans la société, le fait d’être racisé.e continue d’être perçu comme incompatible avec le fait d’être Belge, tout simplement. 

À nos yeux, ces observations illustrent un constat important : dans le monde de l’école comme à l’échelle de la société, il y a une profonde méconnaissance quant à la manière dont le racisme fonctionne et concernant les effets qu’il produit sur le vécu des individus. Et ce alors même qu’il continue de structurer profondément les rapports sociaux.

Le plus souvent, le racisme est perçu comme de l’hostilité de la part d’individus envers d’autres en raison d’une couleur de peau, d’une origine, d’une ethnie, d’une religion ou d’une nationalité différente. Il serait donc question, avant tout, de stéréotypes, de peur, de haine et de rejet de la différence. Des ressentis qui peuvent ensuite prendre différentes formes : l’agression, l’insulte, la moquerie... Cette perception, extrêmement majoritaire à l’échelle de la société, renvoie le racisme à sa dimension individuelle (ce sont des individus qui sont racistes) et morale (ces individus racistes sont de mauvaises personnes). Il s’en dégage une vision très binaire, avec d’une part des personnes racistes emplies de haine et de peur, et d’autre part des personnes tolérantes et progressistes, ouvertes à la diversité des idées et des horizons. Cette vision binaire occulte toute la dimension structurelle du racisme et laisse à penser à toutes celles et ceux qui s’estiment tolérant·e·s et ouvert·e·s d’esprit qu’ils et elles ne sont pas concerné.es par le racisme. Or le racisme dépasse la question de notre intention individuelle. Et pour comprendre cela, un détour par l’histoire est nécessaire.

Une histoire longue et violente

La colonisation belge en Afrique centrale a notamment reposé sur une importante propagande coloniale[2]. Cette dernière se caractérisait notamment par une imagerie construite, travaillée, pensée pour justifier auprès de la population la nécessité « d’accompagner » les populations noires, jugées moins aptes à raisonner et à imager le futur, vers la lumière et la civilisation. Toute cette imagerie (que l’on retrouvait sur de multiples supports, calendriers, paquets de cigarettes, jeux de cartes, etc...) véhiculait des stéréotypes et caractéristiques infériorisants envers les populations africaines : fainéantes, bêtes, exotiques, lentes, peu intelligents, animalisées, sales, ...

Malheureusement, les mouvements d’indépendance des pays colonisés n’ont pas entrainé la décolonisation des esprits et des structures sociales. Nous sommes toujours actuellement dans ce « continuum colonial », ces imaginaires structurant encore nos interactions et le fonctionnement de nos institutions. Quelques exemples parmi d’autres témoignent des traces de cette période coloniale : les pratiques de Blackface, présentes en masse dans le folklore belge ; les statues historiques dans l’espace public, renvoyant héroïquement à une histoire pourtant sombre ; le monde du cinéma où les personnes noires se voient orientées vers les « rôles de Noir·e·s » (rôles stéréotypés négativement voire dégradants et enlevant toute singularité aux acteurs.trices) rarement au premier plan ; les insultes dans les stades de foot où des cris de singe renvoient aux pensées évolutionnistes de l’époque ; ...

Cette histoire coloniale s’inscrit toujours dans notre mode de vie, voire structure ce dernier. Elle participe au racisme actuel, à la source de violences physiques, morales, symboliques, psychiques, économiques sur les personnes concernées. Les manifestations du racisme sont multiples et diverses : discriminations, coups et blessures, micro-agressions, invisibilisation, paternalisme, ou encore des questions « banales », des remarques, des étonnements, voire des blagues blessantes reposant sur les imaginaires coloniaux. Ces manifestations sont quotidiennes et omniprésentes. Ce qui explique que les propos tenus dans une classe, entre un enseignant et son élève, puissent en réalité prendre une tout autre ampleur au vu de l’écho qu’ils créent avec le monde extérieur et les violences racistes quotidiennes.

C’est ainsi que des questions, remarques ou étonnements qui peuvent paraitre relativement banals ou bienveillants pour des personnes blanches peuvent avoir un impact négatif considérable sur les élèves non-blanc·he·s. Ces étonnements, questions, remarques, emprunts d’imaginaires coloniaux séculaires, renvoient sans cesse les élèves concerné·e·s à l’altérité, à une position moins valorisée. Ces questions, remarques, étonnements font surtout écho à un passé colonial violent et au racisme systémique qui sévit toujours dans notre société. Ces propos ou gestes ne sont pas anodins et singuliers. Ils sont le reflet d’une société qui ne s’est pas repensée, qui n’a pas rompu avec son passé colonial et la hiérarchie raciale qu’elle a créée. Société dont l’enseignement fait partie.

Est-ce que je suis responsable de tout cela ?

Il n’est pas question ici de pointer du doigt les enseignant.e.s ni de remettre en cause leur intention, le problème n’est pas là. Nous espérons qu’aucun·e enseignant·e ne désire perpétuer des inégalités, qu’elles soient raciales ou sociales, dans sa classe. Mais les meilleures intentions n’immunisent pas contre la possibilité de véhiculer ou de reproduire des violences racistes de manière inconsciente. Et nous sommes tous et toutes concerné.es. Pourtant, lorsque ces micro-agressions sont dénoncées ou mises en avant,  les personnes blanches répondent souvent que : « ce n’est pas du tout l’intention : « je pose cette question avec grand intérêt », « je n’ai pas dit cela pour mal faire » ; etc. Tant de réponses défensives pour nier le caractère problématique de leur comportement, suscitant souvent des émotions fortes comme la culpabilité, la honte, la colère, la gêne, ... Cet ensemble d’émotions et de sentiments se fait appeler « fragilité blanche »[3] et renvoie au fait qu’en tant que personne blanche, nous ne percevons pas réellement où est le problème car nous ne vivons pas la même expérience sociale. Nous ne vivons pas le renvoi continuel à l’altérité en Belgique ; nous ne sommes pas refusé·e·s à un emploi parce que nous sommes blanc·he·s ; etc. Nous vivons, pensons, jouons, aimons, dans une société pensée par des Blanc·he·s, pour des Blanc·he·s, c’est-à-dire dans une société structurée autour de la blanchité, au même titre qu’elle l’est par le patriarcat ou le capitalisme.  

Cet écart de perception entre les personnes considérées comme appartenant à la norme et celles considérées comme hors-norme, de par leur prétendue origine ou leur couleur de peau par exemple, suscite des émotions diverses que l’on se situe de l’un ou l’autre côté. « Fragilité blanche » pour les un·e·s, « stress racial » et impacts sur la santé mentale (colère, énervement, tristesse, dépression, ...) pour les autres. Aux professeur.es qui nous lisent, pensez-y la prochaine fois que vous êtes face à un·e élève racisé·e qui vous semble « sur-réagir » par rapport à un propos ou geste vu comme banal de votre côté : cet élève ne réagit pas seulement à votre geste ou propos, mais à toute l’histoire et au racisme systémique que votre geste illustre peut-être, indépendamment de votre intention.

Cette société blanche dans laquelle nous sommes né·e·s nous empêche de voir, entendre, comprendre les expériences vécues par les personnes non-blanches. L’enseignement est également structuré autour de la blanchité. Regardez les photos du corps professoral et des directions. Comment repenser l’enseignement avec un personnel homogène ? Quelle image est renvoyée aux élèves ? Quelle image est renvoyée aux parents racisés et comment ces derniers se sentent-ils considérés et représentés dans l’enseignement ? Comment ces derniers vivent-ils les rencontres avec le corps professoral ? Toutes ces questions sont à se poser en étant conscient.es de la racialisation des rapports sociaux. Certain·e·s sont en position de domination, d’autres non. Et ceci impacte indubitablement la relation.

Que puis-je faire alors ?

La prise de conscience de cet écart de vécu et d’expérience dans une même société, ainsi que des effets des couleurs de peau, des dites « origines » et des convictions des élèves sur l’expérience scolaire est une première étape.

Prendre conscience de la méconnaissance au sujet de l’histoire coloniale et de l’ignorance du continuum colonial en est une seconde. Cette méconnaissance pousse à invisibiliser certaines situations problématiques. Au contraire, accepter l’existence d’angles morts et accepter sa responsabilité dans la perpétuation d’une structure sociale inégalitaire. Reconnaitre que notre position offre des privilèges auxquels l’ensemble de la société n’a pas droit, premier privilège, l’aveuglement aux questions raciales et la liberté psychologique que l’on en tire.

Puis rebondir. Rebondir en s’informant. Les sources ne manquent pas. Rebondir en écoutant. Ecouter les vécus des personnes concernées. Ecouter, sans contredire, sans s’expliquer, sans nier, sans contre argumenter. Juste écouter attentivement.

Et s’excuser. S’excuser d’avoir commis un acte violent envers un·e interlocuteur·trice même sans en avoir eu l’intention. S’excuser sans « oui mais », s’excuser humblement, avec empathie.

Enfin, chercher à s’améliorer et à améliorer le système scolaire :

Sur la posture de l’enseignant·e :

Outre les points ci-dessus,

  • Créer un marqueur « anti-stéréotypes » lors de vos moments de correction : un post-it, un objet, qui rappelle que vous êtes empreints de préjugés et que ceux-ci ne doivent pas intervenir dans les cotes des élèves ou anonymiser les copies
  • Demander à tous·tes les élèves de prononcer leur nom et de dire un mot sur eux ou elles pour se présenter à l’ensemble de la classe (et non juste aux élèves aux noms vus comme « venant d’ailleurs »)
  • Modifier son langage pour éviter de futures remarques blessantes
  • Réfléchir aux préjugés coloniaux lors de rencontres de parents d’élèves
  • ...

Au niveau de l’institution :

  • Repenser les fêtes scolaires pour éviter les violences reproduisant des stéréotypes (Père Fouettard par exemple) et chercher des alternatives
  • Orienter éventuellement les élèves non-blanc·he·s vers des associations de lutte contre les discriminations qui pourront les encadrer et assurer un suivi (CCIB, Bamko-Cran, Unia)
  • S’assurer que les manuels pédagogiques ne véhiculent pas de préjugés et pouvoir en parler et les visibiliser si c’est le cas
  • Soutenir la parole de personnes non-blanches lors de revendications liées au racisme, sans toutefois parler à la place de ces dernières. Ne jamais spontanément remettre en cause la parole d’une personne concernée. Ecouter et soutenir.
  • Etre attentif·ve à la prise de parole de personnes non-blanches, lors des conseils de classe ou des discussions entre enseignant·e·s
  • Sensibiliser la direction à ces questions et proposer des formations pour l’ensemble des enseignant·e·s
  • Inventer des dispositifs inclusifs permettant la reconnaissance de tou·tes dans l’école en vue de créer une culture scolaire commune
  • Réaliser des dispositifs à l’interne pour pouvoir reporter des situations de discrimination et prévoir des mesures fortes en cas de problème
  • Désigner une personne de confiance conscientisée aux questions de racisme, notamment à la charge raciale, et former cette dernière à ces questions spécifiques. Une personne ressource pouvant d’une part répondre aux questions des enseignant·e·s et d’autre part, soutenir les élèves racisés ou leurs parents lors de vécus difficiles à l’école.
  • Prendre la parole lors des conseils de classe ou lors de discussions entre enseignant·e·s pour sensibiliser à ces biais et tenter de minimiser leur impact dans l’orientation des élèves
  • Refuser de rire aux blagues teintées de racisme (de sexisme, d’homophobie, de pauvrophobie, ...)
  • Veiller à la diversité des publics dans les associations de parents
  • Veiller au travail commun entre les directions, les enseignant·e·s, les PMS, les parents, ...
  • ...

En salle de classe :

  • Ne pas hésiter à proposer des élèves non-blanc·he·s pour les premiers rôles lors de fête d’école, d’une olympiade de math, d’un concours de déclamation
  • Visionner des films, des pièces de théâtre, où les rôles premiers sont joués par des acteurs·trices non-blanc·he·s
  • Laisser les personnes non-blanches aborder le sujet des origines familiales ou de leur histoire elles-mêmes, quand elles le désirent, avec qui elles le désirent
  • Proposer un cours sur les discours coloniaux, la propagande coloniale et l’histoire coloniale, en invitant une association ou une personne adéquate pour aborder le sujet
  • Rechercher et visibiliser des inventeurs·trices non-blanc·he·s passé·e·s sous silence au fil des siècles
  • ...

Cette analyse présente le contenu théorique de l’outil pédagogique de Bepax sur le poids du passé colonial dans l’enseignement. Vous aurez tout le loisir d’entrer plus en profondeur dans le sujet dans le courant du mois de février 2021, avec notamment des analyses de cas concrets, tirés du monde de l’enseignement. Restez informé·e·s via notre site internet www.bepax.org ou via notre newsletter.

 


[2] Voir notamment à ce sujet le travail du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte Contre les Discriminations et de Coopération par l’Education et la Culture.

[3] Voir les travaux de la sociologue étatsunienne Robin Di Angelo

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies pour vous proposer des contenus et services adaptés.
Accepter