Quelle équité dans le financement des cultes ?

Rédigé le 6 février 2012 par : Nicolas Bossut

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Selon une étude du sociologue Jan Hertogen, 623.000 Belges seraient musulmans, soit 5,8% de la population . Pourtant, les musulmans ne reçoivent que 2,1 % des fonds publics attribués aux cultes. Comment expliquer une si grande disparité ?

La loi sur le financement des cultes remonte en Belgique à l’indépendance. En 1830, seuls trois cultes étaient alors reconnus par l’Etat : le culte catholique dans lequel se reconnaissait alors plus de 90% de la population, le culte protestant et le culte israélite.

Implications d’une reconnaissance

La reconnaissance d’un culte a plusieurs conséquences. Tout d’abord, l’Etat paie les traitements et les pensions des ministres du culte. C’est d’ailleurs pour lui une obligation constitutionnelle[1]. En contrepartie, il exige une tutelle sur la comptabilité des organes représentatifs des cultes reconnus.

Les autorités religieuses ont par ailleurs l’opportunité, si elles le désirent, de proposer au gouvernement de reconnaître des communautés religieuses locales. Cette reconnaissance est officialisée par un arrêté royal qui fixe le nombre de ministres du culte attaché à chacune de ces communautés. Elle implique la mise en place pour chacune d’entre elles d’un établissement public de culte, appelé ‘Fabrique d’Eglise’ chez les catholiques, chargé de la gestion temporelle des biens de la communauté. En outre, les communes ou les provinces sont tenues de mettre à disposition de ces ministres du culte un logement ou, le cas échéant, une indemnité de logement.

Toutes ces mesures ont été décidées, à l’époque, en raison du service social prodigué aux fidèles et, pour l’Eglise catholique, à titre de compensation suite aux confiscations qu’elle avait dû subir à l’occasion de la Révolution française. Elle font partie de l’héritage belge du Concordat signé en 1801 par Napoléon.

Ce n’est qu’en 1959, avec la signature du Pacte scolaire, que l’organisation de l’enseignement des religions dans le réseau scolaire officiel, primaire et secondaire, sera fixée. Les cultes reconnus et la morale laïque pourront désormais faire enseigner leur doctrine ou leur philosophie par des enseignants qu’ils auront désignés par eux-mêmes et qui seront financés par l’Etat.

Les implications, notamment financières, sont donc nombreuses et justifient que nous nous y attardions.

Reconnaissance des cultes

Les évolutions que connaîtra notre pays vont l’amener progressivement à étoffer la liste des bénéficiaires de la loi sur le financement des cultes. Tous seront soumis aux mêmes conditions. Ils doivent pouvoir revendiquer un nombre suffisamment élevé d’adhérents, être établi dans le pays depuis un certain temps, présenter un intérêt social pour la collectivité, n’avoir aucune activité contraire à l’ordre public et être structuré, de manière à avoir un organe représentatif auprès de l’autorité civile.

Les anglicans entrent dans la danse les premiers, en 1870. Leur reconnaissance ne donne lieu à aucun débat particulier à l’époque. Il est vrai que le nombre d’anglicans présents en Belgique était déjà très limité.

Suivent en 1974 les musulmans. Les enjeux sont ici bien différents. La présence musulmane s’est considérablement accrue en Belgique suite à la signature de conventions d’immigration avec la Turquie et le Maroc (1964), la Tunisie (1969), l’Algérie et la Yougoslavie (1970). Alors que l’Islam constitue déjà la seconde religion de Belgique[2], aucune structure officielle n’existe pour encadrer les croyants. Émue par cet état de fait ou par opportunisme politique, l’Arabie saoudite qui, au contraire d’autres Etats, ne dispose d’aucune diaspora significative,  fait pression sur la Belgique. En 1967, elle obtient du Roi Baudouin la jouissance du pavillon oriental situé dans le Parc du Cinquantenaire à Bruxelles. Le Centre islamique et culturel de  Belgique s’y installe. Entre 1971 et 1974, plusieurs propositions de reconnaissance du culte islamique furent déposées à la Chambre ou au Sénat[3]. C’est finalement en plein crise pétrolière que les parlementaires acceptèrent finalement de reconnaître le culte islamique.

L’Eglise orthodoxe fut ensuite reconnue à son tour en 1985. Elle fut suivie en 1993 par la laïcité organisée qui exigea elle aussi d’obtenir un financement et obtint pour cela la révision constitutionnelle nécessaire[4].

La difficile représentation des cultes

Parmi les différentes conditions de reconnaissance de cultes, l’une d’entre elles, l’obligation d’être structurée et de fournir un interlocuteur unique à l’Etat, posa toujours problème aux différents cultes et plus particulièrement aux musulmans. Cette obligation avait été taillée sur mesure pour l’Eglise catholique, fortement hiérarchisée et organisée.

Les musulmans sont par contre, à l’inverse des catholiques et tout comme les juifs et les protestants, divisés en mouvements et confréries entre lesquelles le ressentiment est parfois puissant. L’Etat, en faisant l’impasse sur ces particularismes et en leur imposant de s’unir pour être financé, va à l’encontre de plusieurs siècles de tradition.

De 1978 à 1991, le Centre islamique et culturel de Belgique, contrôlé par l’Arabie saoudite, est l’unique interlocuteur des autorités belges, mais sa légitimité est contestée. Après de nombreux rebondissements, il fut décidé de soumettre au vote des fidèles la nomination d’un Exécutif des musulmans de Belgique. Les élections eurent lieu le 13 décembre 1998. 48.000 électeurs se présentèrent et les résultats furent validés le 6 janvier 1999[5].

Malheureusement, l’Etat imposa aux candidats un screening opéré par la Sûreté grâce à un tour de passe-passe qui lui permit au prix d’une hypocrisie non feinte de ne pas enfreindre sa propre constitution qui lui impose de ne pas intervenir dans la nomination ou dans l’installation des ministres d’un culte quelconque[6]. Cette injustice provoqua une colère légitime de la part des musulmans. Les dés étaient pipés. Un nombre important de candidats, pourtant élus, furent récusés parce qu’ils n’avaient pas l’heur de plaire à la Sûreté ou au ministre en place.

Toutefois, en février 1999, Tony van Parijs, Ministre de la Justice, présenta les noms des 16 membres du nouvel Exécutif des musulmans. Dès les premiers jours, il fut la cible des critiques des candidats récusés, déclenchant de vives tensions en son sein et le neutralisant.

Injustice dans le financement des cultes

Aujourd’hui, presque 15 ans après l’élection du premier Exécutif des musulmans, ce dernier est toujours dans la tourmente. Pourtant, sans son aide, la nomination des professeurs de religion islamique et des inspecteurs chargés de les contrôler, le paiement des traitements des imams et la reconnaissance de nouvelles mosquées sont quasiment impossibles.

L’inégalité dans le financement des différents cultes ne cesse en conséquence de se creuser. Ainsi, en 2008, les musulmans ne recevaient que 2,1%  des montants attribués aux cultes et convictions[7] reconnues alors qu’ils représentaient la même année 12% de la population francophone[8]. Même en imaginant qu’il n’y ait aucun musulman en Flandre, l’injustice est criante.

Connaissant le climat politique actuel marqué par une montée sans précédent d’un populisme anti-musulman, cette situation de blocage à laquelle l’Etat lui-même n’est pas étranger ne doit pas déplaire à tout le monde. Pourtant, cette iniquité risque de coûter cher au vivre-ensemble belge. Annemie Turtelboom, nouvelle ministre en charge des cultes, sera-t-elle capable de rétablir le dialogue ou d’apporter des propositions innovantes pour rattraper ce retard ?

Vers une réforme du système ?

Dans ce contexte, certains, comme Felice Dasseto[9], n’hésitent pas à remettre en cause l’édifice tout entier du financement des cultes et à avancer l’idée d’un impôt dédicacé. Chaque citoyen aurait la possibilité d’indiquer sur sa feuille d’impôt quel culte ou institution de la laïcité, voire quelle organisation caritative, il aimerait financer. Étant donné l’état actuel de la pratique religieuse, bien éloignée des modèles traditionnels, cette proposition pourrait fondamentalement changer la donne. Le débat reste ouvert.

 


[1] Les traitements et pensions des ministres des cultes sont à la charge de l'État; les sommes nécessaires pour y faire face sont annuellement portées au budget. (Art 181 § 1 de la Constitution Belge)

[2] Chr. Laporte, Plaidoyer pour un véritable islam belge, in La Libre Belgique, 2 février 2012

[3] El Battiui M., Kanmaz M., Mosquées, imams et professeurs de religion islamique en Belgique, état de la question et enjeux, Bruxelles, 2004

[4] Les traitements et pensions des délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle sont à la charge de l'État; les sommes nécessaires pour y faire face sont annuellement portées au budget (Art 181 §2 de la Constitution belge)

[5] El Battiui M., Kanmaz M., op. cit.

[6] L'État n'a le droit d'intervenir ni dans la nomination ni dans l'installation des ministres d'un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication. (Art. 21 de la Constitution belge)

[7] Financement des cultes en Belgique (2008) (selon J.F. Husson, « Le financement des cultes et de la laïcité et des cours philosophiques », Courrier hebdomadaire, CISP, n. 1703-1704, 2000, cité dans C. Sägesser, Cultes et laïcité, Crisp,  dossier n. 78 : 35)

Organisations convictionnelles

Montants (millions €)

%

Culte catholique

Laïcité organisée

Culte protestant-évangélique

Culte islamique

Culte orthodoxe

Culte israélite

Culte anglican

275,2

 25,8

   8,1

  6,9

  2,6

 1,3

 0,6

85,8

  8,0

  2,5

  2,1

  0,8

  0,4

  0,2

Total

320,6

100,0

À ce montant de 320,6 millions d’euro qui concerne les dépenses de personnel et les dépenses relatifs aux bâtiments du culte ou aux Maisons de la laïcité, il faut ajouter le montant relatif à l’engagement des enseignants de religion et de morale dans les établissements scolaires primaires et sécondaires.

[8] Selon le Baromètre du religieux 2008, étude réalisée en Communauté française par le bureau d'étude Sonecom pour le compte de la Libre Belgique, de Dimanche paroissial, de la RTBF, de Lumen Vitae et de l'Université catholique de Louvain, 43 % des Belges francophones se disent catholiques, 17 % se disent athées, 12 % musulmans, 10 % agnostiques et 0,8 % déclarent se reconnaître dans la laïcité organisée.

[9] Dasseto F., La loi des cultes, une loi du passé, in Signes des temps, janvier-février 2012 

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