Qu’est-ce que l’ethnostratification ? Mécanismes

Rédigé le 4 mars 2019 par : Anne-Claire Orban

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Dans une précédente analyse, nous explorions le phénomène d’ethnostratification (voir « Qu’est-ce que l’ethnostratification ? Une question en trois dimensions ». Penchons-nous maintenant sur les mécanismes socio-économiques complexes qui expliquent ce phénomène.

Difficile reconnaissance des diplômes et des compétences acquises à l’étranger, demande de la maitrise des langues nationales, processus d’entreprenariat et de niches ethniques, pénurie de travailleurs dans certains secteurs, perte de sens au travail, ... Autant de mécanismes participant au phénomène d’ethnostratification. Arrêt sur chacun d’eux.

Les diplômes et compétences

D’un point de vue administratif, les travailleurs d’origine étrangère peinent à faire reconnaitre leurs diplômes acquis dans le pays d’origine[1]. Sans compter la complexité des démarches pour y arriver : besoin du diplôme de secondaire + le relevé de notes, la preuve d’inscription aux études supérieures dans le pays en question, un extrait de l’acte de naissance original, et une lettre de motivation en français. Connaissant parfois les conditions précipitées d’un départ, difficile de penser à réunir tous ces documents à l’avance... On estime à environ 40% la proportion de personnes nouvellement arrivées et cherchant de l’emploi, possédant un diplôme, mais non reconnu !

De plus, les compétences et les années d’expérience acquises à l’étranger sont rarement reconnues. Cette situation amène ces personnes qualifiées à accepter des postes moins qualifiés ou à entamer, pour ceux et celles qui en ont les moyens, de nouvelles études. Les cas de médecins, avocats, infirmières, à ne pas pouvoir professer dans leur domaine sont nombreux. S’ajoute à cela, la difficulté pour certains d’obtenir un titre de séjour, sans lequel l’employeur n’accepte pas l’engagement. Enfin, comme Jules Bagalwa et Claudio Bolzman le montrent[2], un nombre important d’étudiants d’origine africaine se retrouve sans autorisation de travail après avoir suivi des études en Belgique, avec un visa étudiant.

Nombre d’employeurs demandent la maitrise des langues nationales, alors que cela n’est pas forcément nécessaire dans la fonction. Si le processus de recrutement commence par un test écrit, les personnes d’origine étrangère se voient directement affectées. De plus, lors de la procédure de recrutement, est attendu des candidats qu’ils et elles maitrisent les « codes culturels », stigmatisant alors de façon implicite, parfois inconsciente, les candidats ne maitrisant pas parfaitement l’art de serrer la main, de se présenter, d’écrire un mail avec les formules d’usage, ou tout simplement les attitudes attendues d’un candidat lors de l’entretien.

Ces différents facteurs expliquent le paradoxe des métiers dits « critiques ». Métiers pour lesquels il y a un nombre suffisant de demandeurs d’emploi, mais que la maitrise d’une langue nationale, la demande de diplôme spécifique, la valorisation d’expérience professionnelle, voire les problèmes de mobilité empêchent toute une partie de la population d’y accéder.

Notons enfin qu’il existe des facteurs sociaux, financiers, culturels, familiaux poussant les jeunes d’origine étrangère à éviter les études universitaires longues. Il est démontré par exemple que le nombre d’étudiants universitaires en première année ayant des parents eux-mêmes diplômés de l’université dépasse largement celui des jeunes ayant des parents peu ou pas diplômés. En d’autres termes, l’accès à l’université reste fortement influencé par le parcours des parents (moins grand entre la « culture de l’école » et la « culture familiale » ou parents aux professions mieux rémunérées, permettant ainsi plus facilement de financer un cursus universitaire).

Terminons cette partie par le cas spécifique de Fatma (prénom d’emprunt), rencontrée récemment. Fatma entame des études de médecine à l’ULB. Elle est voilée. A force de subir les remarques de profs, notamment en stage, elle s’épuise... « Beaucoup de filles, elles ont arrêté pour ça ! C’est dur ! ». Fatma a continué ses études jusqu’au bout. Elle est maintenant médecin généraliste mais déconseille à ses stagiaires de commencer ces études. Les discriminations et propos irrespectueux auxquels les jeunes d’origine étrangère pourraient faire face, peuvent entre autres expliquer la méfiance qu’ils et elles auraient face aux institutions de formation comme les universités, aux professeurs principalement masculins et blancs.

Réseaux, niches et entreprenariat ethniques

Tant l’absence de réseau que la trop forte utilisation de ces derniers nuisent à la recherche d’emploi dans le secteur primaire. Un carnet d’adresses peu fourni réduit les chances de se présenter devant l’un ou l’autre employeur. D’un autre côté, Carin Morar Vulcu montre dans son ethnographie sur la présence des travailleurs roumains sur le marché du travail belge[3] que ces derniers recherchent à intégrer des « niches ethniques », et ce, afin de s’insérer rapidement sur le marché de l’emploi et de réduire l’insécurité liée à un environnement inconnu. Les réseaux sont ici sur-utilisés. L’auteure avance le concept de « solidarité-contrainte » qui caractérise le type d’interaction entre roumanophones de diaspora : d’une part, le nouveau travailleur a besoin de liens et de contacts sur le nouveau lieu de vie, d’autre part, les « gang master » (sortes de chefs d’entreprise roumains, des GRH informels, faisant le lien entre les chefs de chantier et la main-d’œuvre) peuvent exploiter à souhait leurs recrues (logement très coûteux, horaires de travail insoutenables, interdiction de contact avec des belges...). Cette situation de niches ethniques, gérées par un GRH de la communauté, supprime dès la base tout pouvoir de revendication des travailleurs, et fournit au système capitaliste, une main-d’œuvre bon marché, corvéable à merci.

Le phénomène de dumping social, visant la mise en concurrence de travailleurs des pays dits développés avec des travailleurs de pays tiers où la main d’œuvre est moins cher, participe pleinement à cette ethnostratification de l’emploi. Acceptant les postes du secteur secondaire pour de bas salaires (mais toujours plus hauts que ceux proposés au pays), les travailleurs étrangers, travaillant « à perte » se retrouvent alors inévitablement dans certaines niches, délaissées par les travailleurs autochtones, au vu des conditions de travail peu enviables.

Enfin, l’entreprenariat ethnique peut représenter une porte de sortie pour réussir sa vie professionnelle. Exercer des métiers d’indépendants peut s’avérer bénéfique pour faire carrière et éviter les obstacles du monde salarial. Commerces en tous genres, petites entreprises, restauration, artisanat sont autant de voies pour éviter la fermeture du marché de l’emploi de la société dite d’accueil.

Pénurie de travailleurs-ses et orientation des CPAS

Il est évident que la pénurie de travailleurs-ses dans certains secteurs pousse les personnes d’origine étrangère vers ces postes délaissés. Elles y trouveront plus facilement de l’emploi et pourront se former facilement grâce aux aides régionales à l’emploi. Certains conseillers CPAS n’aideraient pas non plus à diversifier le choix de carrière, prônant parfois une vision très naturaliste de l’emploi[4] et considérant toute femme afro-descendante comme, « par nature » dévouée à la personne et douée pour le relationnel, notamment avec des personnes âgées. Ces conseillers proposeraient facilement à ces femmes des formations d’aide à domicile ou aide-soignante. Pour les femmes arrivées de l’Est de l’Europe, on les dirigerait plutôt vers la formation d’aide-ménagère... Ajoutons que le fait pour certaines personnes, principalement de première génération, de ne pas considérer la Belgique comme pays de cœur et de désirer « retourner » au pays à la retraite, ne les incite pas à être exigeantes en matière d’emploi. Le passage en Belgique peut être ressenti comme provisoire, et le travail pénible, un mal à prendre en patience avant la « vraie » vie.

Jusqu’à la démotivation

On peut se poser la question des impacts de cette situation d’ethnostratification sur la santé et le développement personnel des personnes concernées. Trop peu d’études se sont encore penchées sur la question. Dans le secteur des soins de santé, nombre d’aides-soignantes, anciennement infirmières dans leur pays d’origine, se trouvent frustrées et démotivées par les tâches quotidiennes à accomplir. Cela entraine une certaine démotivation pour le travail à effectuer. Nul doute que cette démotivation peut se retrouver chez toute personne surqualifiée face à des tâches demandant moins de qualification. Peut s’ajouter pour les personnes d’origine étrangère, un climat d’hostilité envers elles, suite à leurs signes d’appartenance à des communautés diverses (couleur de peau, signes convictionnels, accent, ...) qui peut aggraver la démotivation. Le non-investissement, voire le désir de laisser tomber le poste n’est certainement pas loin. Sans compter les conséquences psychologiques : le non-sens au travail pouvant amener au « brown-out »[5] et à la dépression.

« Trop souvent, l’étranger doit être utile à la société, sans être à sa charge. Mais cette situation place les immigrés dans une situation complexe. S’inscrire dans une démarche d’activation, c’est un travail qui ne va pas de soi. Combien de fois n’ai-je pas entendu : je n’existe pas ici, je ne sers à rien. Beaucoup ne se sentent pas reconnus, certains doivent accepter d’être déclassés, de postuler pour des postes inférieurs à ceux qu’ils occupaient chez eux » Témoignage d’une assistante sociale de l’association pour l’Aide aux personnes déplacées[6].

Frédéric Mertz et Laurence Gillen[7] montrent bien que l’intégration sur le marché de l’emploi primaire favorise l’intégration socio-culturelle des nouveaux arrivés : amitié entre collègues, apprentissage de la langue et de codes culturels, valorisation sociale, revenus corrects et sentiment d’appartenance à la société dite d’accueil. Autant de bénéfices dont une personne engagée dans le secteur secondaire ou dans une niche ethnique ne profitera pas. On peut imaginer qu’un sentiment « d’échec à l’intégration » survienne alors chez ces travailleurs-ses, suivi d’un désir de rester dans l’entre soi et de ne pas se confronter à l’extérieur de sa bulle ethnique.

Enfin, le fait de se voir refuser des postes pour lesquels la personne se sent compétente, ou des postes similaires à ce qu’elle a déjà effectué à l’étranger, le vécu de réponses négatives à répétition, peut également entrainer des troubles psychologiques. Toute personne ayant connu une situation de recherche d’emploi connait ce sentiment d’auto-dévaloristion. Il ne peut être que d’autant plus fort chez des personnes appartenant aux groupes cibles principales victimes de discriminations (femmes, personnes d’origine étrangère, jeunes et personnes en situation de handicap). Le risque de se tourner vers des emplois en pénurie est alors d’autant plus tentant.

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Les mécanismes socio-économiques poussant à l’ethnostratification sont divers et complexes. Des travailleurs-ses se voient poussés vers des secteurs d’emploi spécifiques et en pénurie et servent de variable d’ajustement. Le racisme participe ici à un système d’exploitation capitaliste global, permettant une main-d’œuvre flexible pour faire tourner le secteur secondaire bien utile à tous. Agir contre l’ethnostratification, c’est participer à la lutte sociale. Reste à convaincre certains syndicats.

 


[1] Selon le Service de la Reconnaissance académique et professionnelle des diplômes étrangers, « certaines professions » sont réglementées et demandent un diplôme spécifique, reconnu en Belgique. La liste couvre 32 pages A4... https://business.belgium.be/sites/default/files/downloads/lijst1_gereglementeerde_beroepen.pdf

[2] Dans l’ouvrage « La diversité culturelle dans les PME » sous la direction d’Altay Manço et Christine Barras

[3] Dans l’ouvrage « La diversité culturelle dans les PME » sous la direction d’Altay Manço et Christine Barras

[5] Après le burn et le bore-out, le brown-out serait une crise de sens au travail ressentie par l’employé liée à l’incompréhension et l’absurdité des tâches à accomplir.

[7] Dans l’ouvrage « La diversité culturelle dans les PME » sous la direction d’Altay Manço et Christine Barras.

  

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