Pour combattre l’extrême-droite : changer les rapports entre État et société

Rédigé le 30 avril 2020 par : Jonathan Piron

Extrème-droite Discours de haine

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Les premières semaines de 2020 auront vu des échanges intenses sur la nécessité ou non de débattre avec l’extrême-droite afin de lutter contre elle. La question semble plus que pertinente. Le score du Vlaams Belang aux élections de mai 2019 et sa hausse dans les sondages interpellent quant à la stratégie à adopter. Pour certains, affronter l’extrême-droite en débat pourrait faire ?

L’importance de déconstruire l’extrême-droite du début du XXIème siècle

En prenant le temps de l’analyse historique, il est tout d’abord nécessaire de se rendre compte que l’extrême-droite a toujours été présente en Europe depuis la Seconde guerre mondiale. En Belgique, les mouvements qui se classent dans ce champ politique sont présents de longue date, ayant parfois poussé à des actes de violence extrême comme le meurtre de Jacques Georgin par des membres du VMO en septembre 1970. La nouveauté de l’extrême-droite de ces années 2010 est plutôt sa grande visibilité. Alors que, dans le passé, les mouvements racistes et xénophobes se rassemblaient dans des arrière-salles de cafés, en catimini, ne touchant que des adhérents d’un horizon proche, l’extrême-droite aujourd’hui ratisse plus large, occupe le terrain et médiatise ses actions. La force actuelle de l’extrême-droite tient dans sa capacité à agréger de nouveaux publics en subvertissant à son avantage les transformations du monde. Les réseaux sociaux et l’information horizontale lui permettent de supprimer les corps intermédiaires pouvant bloquer son discours tandis que la perte de confiance dans les institutions traditionnelles permet à son propos de trouver une audience plus réceptive que par le passé.

Le succès de l’extrême-droite se base ainsi sur une caisse de résonance et des outils qui lui donnent plus d’écho. La caisse de résonance est celle d’un espace atomisé. Nos sociétés sont actuellement assommées. Depuis le début du siècle, trois crises globales ont éclaté entraînant de nombreux traumatismes : 2001 et le 11 septembre, 2008 et la crise des subprimes, 2020 et la crise sanitaire. Les institutions démocratiques font l’objet d’un discrédit pour n’être pas parvenues à protéger de ces crises et à les résoudre. Les mouvements et partis d’extrême-droite sont arrivés à tirer profit de la succession de ces traumatismes et de la fatigue sociale qui regarde les mouvements de contestation traditionnels comme ne parvenant plus à s’imposer face aux pouvoirs en place.

C’est dans ce cadre que l’extrême-droite déploie une nouvelle stratégie, différente des générations précédentes. Il est en effet nécessaire de comprendre que l’extrême-droite d’aujourd’hui fait preuve d’une plus grande plasticité et d’une plus grande résilience que les mouvements xénophobes l’ayant précédée. La nouvelle extrême-droite semble ainsi s’habiller d’un logo, d’un verbe de gauche, dénonçant la mondialisation, les inégalités voire même le danger des dérèglements climatiques.  Cette adaptation du discours est issue à la fois d’une réinvention et d’une adaptation face aux publics à toucher. Il faut ainsi écouter les représentants de l’extrême-droite et les entendre parler de leurs stratégies. En avril 2018, dans un colloque intitulé « Fiers d’être Européens », François Bousquet, rédacteur en chef de la revue Éléments expliquait l’importance de « Gagner la guerre culturelle ». Se réappropriant Gramsci, les tenants de la « Nouvelle droite » soutiennent l’idée de la guérilla culturelle : « Nous devons privilégier les stratégies de contournement, de sabotage. […] Nous devons être des guérilleros intellectuels […] Nous devons nous distinguer par notre capacité à inventer et à diffuser une contre-culture, à nous organiser en avant-garde ». Le but est de diffuser partout et par tous les moyens les idées de l’extrême-droite et de petit à petit subvertir les références et valeurs démocratiques. Les médias centraux sont visés pour être retournés contre eux-mêmes. Un outil est, en ce sens, d’incorporer les luttes transversales dans ces débats et d’assimiler des penseurs pourtant non issus de l’extrême-droite afin de gagner en légitimité.

Cette stratégie de la guérilla dans un espace de contestation fatiguée permet donc d’expliquer, en partie, le succès actuel de l’extrême-droite. Sa force est de parvenir, via cette dynamique, à intégrer les espaces de conflictualité tout en détruisant cette conflictualité. En déconsidérant l’adversaire, en l’humiliant, en se moquant de lui, bref en détournant les codes, c’est l’idée même de débat, de dissension, de conflictualité pourtant essentielle à la démocratie qui est ainsi détruit.

Débattre avec l’extrême-droite revient donc à servir sa stratégie. Cet exercice revient à légitimer les partis et mouvements existants, qui cherchent par-dessus tout à se normaliser dans l’espace politique. Cet exercice revient aussi à considérer que ces partis sont les représentants légitimes de leurs électeurs. Débattre avec l’extrême-droite revient, enfin, à prendre d’importants risques dans les échanges d’idées. Ayant pour stratégie la subversion des échanges et la fin de la conflictualité, les partis d’extrême-droite ne cherchent pas les échanges rationnels. Seule la question du sens sert leurs intérêts, consistant à discréditer leurs adversaires.

Une étape supplémentaire : autonomie et nouvelles conflictualités

Cette réflexion sur l’extrême-droite n’est cependant guère originale, étant déjà théorisée. Un autre élément nécessaire est un recul critique de la part des mouvements progressistes sur eux-mêmes. Un problème est également celui de la société hétéronorme, pour reprendre le concept forgé par le philosophe Cornelius Castoriadis. Au sein de cette société, la remise en question des institutions politiques mais aussi économiques et sociales est difficile sinon impossible. L’idée voire l’esprit des démocraties libérales serait figé, ne laissant guère de place à la pensée et à l’action autonome, bref à celle qui parvient à renouveler le système démocratique et à le prolonger. D’ailleurs, si un regard est porté avec attention sur les espaces de débats publics, une grande partie des commentateurs contribue à la défense de cette pensée hétéronorme. L’offre politique est aujourd’hui indifférenciée, unidimensionelle. La reproduction des élites politiques et sociales, qu’elle soit réelle ou perçue, est d’ailleurs souvent pointée comme problématique, perception entretenue notamment par des réseaux sociaux dont l’impact sur nos démocraties devrait être plus étudié. L’espace de contestation, la conflictualité d’une certaine manière, ne sont laissés qu’aux extrêmes qui parviennent à jouer et à instrumentaliser les déceptions et les ressentiments. Au final, la frustration démocratique qui en ressort, le désenchantement politique, trouvent dans le discours de l’extrême-droite un exutoire non pas efficace mais rassurant. Le danger est que les structures de l’extrême-droite finissent par se faire reconnaître comme seules instances défendant ceux qui se définissent comme des abandonnés. À nouveau de cette situation découle une idée de légitimité qui leur est favorable.

Peut-être est-il pertinent, dès lors, de s’interroger également sur la mort du politique qui parsème les sociétés occidentales. L’absence d’un récit historique et d’un projet politique peuvent contribuer à nourrir les frustrations et les ressentiments dans un monde dont les repères semblent mis à terre. Peut-être ce succès est-il dû aussi au déterminisme politique qui habite aujourd’hui nos sociétés et que nous pouvons, par moment, contribuer à façonner.

Dès lors, l’autonomie pourrait être encouragée notamment pour lutter contre les ressorts utiles à l’extrême-droite. Ce travail passe donc aussi par une dissociation des adhérents et des électeurs extrémistes envers leur parti. Ce travail est peut-être le plus compliqué, nous obligeant à sortir d’une idée établie que tout électeur d’extrême-droite est forcément raciste. D’importants travaux nous donnent pourtant les éléments déconstruisant ces préjugés. Ainsi, dans une large étude menée en 2016, le sociologue de l’UCL Benoit Scheuer détaillait les sentiments de cette partie de la population se sentant abandonnée et finalement plus favorable au vote extrême. Loin d’être tous racistes, ces abandonnés, rassemblant près de 25 % de la population belge, s’articuleraient autour de plusieurs profils : de celui qui souhaite se venger à celui en perte de repère en passant par le méfiant ou la personne en attente d’un nouveau récit rassurant. Cette compréhension que les adhérents au discours extrémiste sont loin d’être un bloc uniforme, est fondamentale pour parvenir à lutter efficacement contre l’extrême-droite. À force de considérer les électeurs d’extrême-droite sous l’angle de la méfiance ou du rejet, c’est encore une fois la culpabilisation dont celle-ci a besoin qui est entretenue. Il s’agirait donc d’engager les sociétés vers l’autonomie et d’introduire de nouvelles formes de conflictualité. Réintégrer ceux qui le sont dans des composantes démocratiques renouvelées, les dissocier des irrécupérables et marginaliser ces derniers pourraient être des voies à suivre. 

Conclusion : repenser les liens entre État et société

Il revient donc d’adopter une approche systémique. L’enjeu n’est pas seulement de refuser de débattre avec l’extrême-droite. Le projet ne doit pas être seulement de lutter contre elle, ce qui reviendrait à renforcer son rôle de victime. Il doit être aussi de changer les rapports entre État et société afin notamment de faire disparaître durablement les mouvements d’extrême-droite et de répondre à d’autres déséquilibres sociétaux. Ces actions supposent un engagement à différents niveaux, via différents émetteurs aussi bien culturels que sociaux, économiques et évidemment politiques. Nous ne sommes plus dans les années 30 voire même 70 où les démocraties finissaient via des coups d’État militaires. Les prises de pouvoir de l’extrême-droite aujourd'hui se réalisent via des transformations pas à pas de nos systèmes démocratiques, devenant contrefaits et vidés de leur essence. À l’heure où la Hongrie démocratique a cessé d’exister, avec le vote des pleins pouvoirs à Viktor Orban, cette exigence de sursaut général n’en résonne que plus fortement.

 

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