Petit guide du refoulement des voix minoritaires

Rédigé le 24 août 2021 par : Yasmine Kaddouri

Féminisme Droits des femmes

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Il est intéressant de prendre du recul sur les attaques violentes et répétées que l’antiracisme subit ces dernières années. En proposant dans cet article un parallèle avec les attaques contre le mouvement féministe, nous essayons de réfléchir ensemble aux rhétoriques et mécanismes communs qui ont pour objectif le maintien du pouvoir et le refoulement des voix minoritaires.

Alors avant de démarrer cet article, commençons par un jeu. Voici une série de mots. Ces mots proviennent d’articles de presse de ces dernières années. Pourrez-vous relier ces qualificatifs ou verbes d’action soit à la lutte antiraciste soit à la lutte féministe ?

Inquisitorial Culpabilisation Régenter

Interdire Traque Eradiquer

Catéchisme Idéologie Essentialisme

Séparer Suspecté Censure

Terreur Expurger Menace

Difficile non ? Ces verbes et qualitatifs provenant de penseur·euse·s aux positions critiques sur les luttes féministes ou antiracistes sont interchangeables.

L’essence même de ces critiques présente des similarités :

  • Ces luttes divisent des groupes sociaux au lieu de les unir ;
  • Elles ont un caractère tyrannique et orthodoxe à l’inverse d’une pensée compréhensive et juste ;
  • Elles ont pour objectif de punir, de traquer et de silencier sans proportion ni raison, des personnes qui ont le “courage” de ne pas se soumettre à ces nouvelles idéologies.

On peut s'étonner de cette rhétorique commune pour critiquer ces deux mouvements de luttes suivants : le féminisme et l’antiracisme. Ces mouvements ont pourtant des objectifs, ancrages et enjeux qui ont et ont eu des divergences à de multiples égards. A titre d’exemple, certaines associations, collectifs militants féministes peuvent revendiquer l’égalité hommes/femmes tout en portant un discours d’extrême-droite véhiculant des imaginaires sur les hommes migrants violeurs ou les femmes musulmanes soumises[1].

Alors, malgré ces divergences, comment expliquer que ces mouvements composés d’acteur·rice·s différents au sein de la société civile et des mouvements militants soient coupables des mêmes maux : tyrannie, division, expédition punitive ?

Irruption des minorités dans l’espace public

L’article précédent de Maguy Ikulu et de Nicolas Rousseau de ce signe des temps offre une première clé de lecture en parlant du backlash à l’égard de l’antiracisme. Les critiques virulentes que l’antiracisme connait sont le symptôme d’un système hégémonique qui se défend. Ce parallèle est également fait dans l’article « Les obsédé·e·s de la race et du sexe » de Sara Garbagnoli. L'article appréhende les multiples controverses de ces dernières années à l’égard des mouvements féministes, antiracistes et décoloniaux comme “une réaction à la politisation, c’est-à-dire à la dénaturalisation, de l’ordre sexuel et racial produite par les minoritaires.”[2]. La virulence et l’intensité de ces critiques ne serait donc que la preuve que de nouveaux joueur·euse·s prennent place dans ce jeu qu’est la société, que les règles « naturelles » et implicites sont en train d’évoluer. Il est donc maintenant urgent pour ceux qui bénéficient de ce système de faire tapis pour ne pas modifier les règles du jeu quitte à bluffer et d’interdire l’accès à de nouveaux participant·e·s par la menace et l’attaque.   

Ces deux systèmes d’oppression que sont le racisme et le patriarcat sont des systèmes ayant un fort ancrage historique dont un ensemble de règles nous ont été transmises par la culture, les institutions, l’éducation, … Pour que les règles du jeu ne changent pas, ces systèmes se défendent de cette « irruption » des minorités dans ce jeu où personne ne joue, personne ne s'assoit[3]. Céder la place ? Risquer de perdre la main ? Impensable ! Il devient dès lors indispensable d’empêcher l’émergence d’une pensée nouvelle et d’une possible convergence des luttes.  Un leitmotiv : diviser pour mieux régner.

Diviser les mouvements pour empêcher la critique du système hégémonique

Qui dit diviser, implique de séparer, classifier et hiérarchiser les bons et les mauvais au sein des différents mouvements de lutte. Ces techniques de dénonciation et de refoulement de l’espace public se conjuguent avec d’autres méthodes. L’ignorance et le silence sont des formes de violences sourdes qui rendent inaudibles les violences et les discriminations et qui permettent de maintenir ces régimes d’oppression comme l’article précédent le décrit en profondeur.

Nous verrons ci-après certaines techniques utilisées pour disqualifier ces mouvements sociaux. Il est évident que nous ne pourrons épuiser toutes les techniques de refoulement que ces mouvements subissent.

1. Déresponsabilisation collective

On pourrait la nommer la pensée colibri du féminisme et de l’antiracisme : il faut faire sa part, modifier sa conscience pour contribuer à un changement collectif.  Cette pensée morale et individuelle du changement est régulièrement utilisée comme remise en question du caractère systémique et structurel des violences patriarcales et racistes. A la moindre dénonciation des violences subies, celles-ci sont détachées de tout contexte historique, politique et économique. On place la responsabilité des “failles” du système dans des individus qui gangrènent un système égalitaire :

  • Les violences et brutalités policières, c’est la faute de quelques mauvais éléments qui commettent des « bavures » ;
  • Les attentats suprématistes blancs, des folies passagères voire une révolte face à l’injustice et à la précarité ;
  • Les écarts salariaux, ce sont des parcours particuliers, des mauvais choix et un manque de pugnacité ;
  • Les féminicides, des cas isolés et un grand désespoir du responsable.

En isolant chaque situation, on empêche toute analyse systématique des mécanismes d’oppression. Cela permet de ne pas nommer les dominants et de prendre des mesures en réponse à cette dysmétrie de pouvoir. D’autre part, chaque situation étant vue comme unique, la parole des victimes peut être remise en question et attaquée. Le caractère continu et systémique des discriminations n’a pas de place dans cette analyse. Finalement, cette pensée individuelle du changement social prône une transformation douce, individuelle et positive. Surtout ne pas faire peur, ni créer d’antagonismes. Dénoncer et agir est perçu comme plus violent que les discriminations et violences endurées.

2. Homogénéisation et essentialisation

Pas besoin de nommer cette méthode, des noms existent déjà : « lobby gay », « islamo-gauchisme », « la théorie du genre ». Chaque mouvement social minoritaire qui ose revendiquer une visibilité dans l’espace public se voit défiguré, déformé. Les revendications du mouvement sont altérées, défigurées au point de rendre impossible toute solidarité et empathie. Comment s’allier à des mouvements dont les représentations sont les suivantes : « Tout argument n'est examiné qu'à l'aune de la couleur de peau, mais aussi du genre ou de l'orientation sexuelle de celui qui l'énonce. La capacité à raisonner s'efface. (…) Un homme proteste contre une critique qu'il juge excessive ? Les militantes féministes moquent sur les réseaux sociaux ses « male tears »(…). Une personne noire ou maghrébine défend des principes républicains ? On la traite de « nègre de maison » »[4]

Les mouvements sont ainsi caricaturés, déshumanisés bien que ces critiques se basent sur la rumeur, des faits divers ou une analyse hors contexte des revendications. La diabolisation des mouvements est telle qu’elle disqualifie la pensée critique, militante et sociologique. Elle fait fi des chiffres et statistiques et préfère les sophismes, les argumentaires théoriques et les anecdotes. Cette rhétorique de dénonciation, comme l’explicite Sara Garbagnoli dans son article, est plastique et fédératrice. Elle permet de rejeter unilatéralement les critiques à l’égard des normes sociales actuelles, et permet aux défenseurs de ce système de revendiquer une posture héroïque de lutte contre des ennemis globaux et fanatiques.

3. Menaces et criminalisation

Questionner la norme, est un acte dangereux. Qui s’écarte du chemin tracé doit : s’adapter, se justifier, se cacher, passer par la case prison, perdre la partie voir perdre sa vie. De nombreux exemples de backlash individuel nous viennent à l’esprit : « Opposition à la Ducasse de Deux-Acren: un militant de "Bruxelles Panthères" inculpé pour "menace d'attentat" »[5] ; « Relaxe d’Assa Traoré, poursuivie en diffamation par les gendarmes qu’elle accuse d’avoir tué son frère » [6]. Au niveau associatif et militant, le jeu est également dangereux : attaques juridiques, suppression des subsides, surveillance et criminalisation des mouvements.

Cette criminalisation est permise par les techniques précédentes de division des mouvements sociaux. Empêcher l’engagement collectif par l’individualisation, l’essentialisation et la diabolisation des luttes freine directement la mobilisation massive et la prise d’espace dans la société “La criminalisation  des mouvements  sociaux  ne  fait  pas  uniquement  appel  à  la  sphère  du droit  mais  également  à  un  contexte  social, politique, économique déterminé. L’aspect idéologique de la criminalisation découle d’un climat dans lequel les médias  jouent  un  rôle  prépondérant.  Pour  rendre  la  criminalisation  des  mouvements  sociaux  acceptables,  il  faut pouvoir  créer  le  consentement  du  plus  grand  nombre.”[7]. Les mouvements et les individus qui portent ces mouvements seront diabolisés, stigmatisés. La volonté transformatrice de changement social est représentée comme subversive, dangereuse, voir criminelle ou terroriste. La solidarité est à nouveau rompue et la répression peut alors prendre place pour affaiblir et démembrer les mouvements.

Conclusion : contextualiser, humaniser et converger

Ce système hégémonique méprise les voix minoritaires, essaie de divertir, de diviser et d’attaquer pour mieux régner. Du pain et des jeux, divertir et amuser pour que l'on suive aveuglement les lois discriminantes, les normes imposées.

Malgré toutes ces résistances, les voix minoritaires continuent à exister et à se renforcer. Elles continuent ainsi de jouer un rôle pionnier dans ces changements sociaux et ont en leur possession trois outils indispensables pour résister et se défendre :

  • Contextualiser les attaques systémiques : se souvenir que cette violence est un symptôme d’un système qui se défend face à des combats et des victoires individuelles et collectives.  
  • Humaniser la lutte : ne jamais oublier que l’essence des luttes des mouvements féministes et antiracistes est de se battre pour la dignité humaine. D’avantage que pour des principes, ce sont pour des personnes qui vivent des violences et des discriminations que ces mouvements se battent.
  • Converger et lutter ensemble : s’allier, se fédérer pour avancer. Si les mouvements féministes et antiracistes veulent agir collectivement, il est obligatoire de penser les systèmes d’oppression interne qui les composent. Pour ce faire, il faut la volonté ferme de ne pas ignorer et de prendre en compte de manière exhaustive les rapports de pouvoir en place (ancrage colonial, rapport de genre, de classe, de race, d’orientation sexuelle, …) et les liens entre ceux-ci[8].  Pas de convergence des luttes sans une pensée radicale et transformatrice.

[1] Stéphane François « Comment l'extrême droite s'est réapproprié le féminisme .

[2] Sara Garbagnoli « « Les obsédé·e·s de la race et du sexe » : penser les attaques anti-minoritaires avec Colette Guillaumin ».

[3] Gaël Faye EP Rythmes et botanique 2017,  « Irruption ».

[4] http://www.politique-autrement.org/IMG/pdf/Marianne_190412.pdf

[5] https://www.rtbf.be/info/regions/hainaut/detail_un-militant-de-bruxelles-pantheres-risque-un-proces-penal-pour-menace-d-attentat?id=10432694

[6]https://www.liberation.fr/societe/police-justice/relaxe-dassa-traore-poursuivie-en-diffamation-par-les-gendarmes-quelle-accuse-davoir-tue-son-frere-20210701_SPNH5CFJUREI7DFFFHOIFBJXMM/

[7] Christophe Cornet « criminalisation des mouvements sociaux » entraide et fraternité.

[8] Cette réflexion est décrite au travers du concept de multidimensionnalité détaillé dans « Un féminisme décolonial » de Françoise Vergès.

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