Le pouvoir de la parole ?

Rédigé le 25 juin 2008 par : Katheline Toumpsin

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Se parler, c’est dialoguer, être à l’écoute de l’autre, parfois jusqu’à se laisser influencer par ses arguments. Outil de diplomatie, le dialogue est un gage indispensable pour la paix. En situation de conflit, maintenir le dialogue permet d’empêcher de sombrer dans un rapport de forces physiques violent, tout comme il permet au conflit de remplir sa vraie fonction de remettre les évidences en question et d’ouvrir les débats.

 

En politique, le jeu des coalitions impose nécessairement de dialoguer, et de le montrer. L’art de la parole est pour convaincre, si pas son adversaire politique, à tout le moins le citoyen. Dans nos démocraties, la parole, le discours deviennent outil de pouvoir.

Dans le cadre de ce numéro de Signes des Temps, BePax a voulu creuser la question suivante : qu’est-ce qui fait de la parole un outil de pouvoir, et à quelles conditions celui-ci peut-il être un instrument de véritable dialogue constructif, de paix, et à quel moment devient-il, au contraire, une arme de domination ?  

Pour enrichir nos réflexions, nous avons rencontré Guy Haarscher, Professeur de Philosophie du Droit aux facultés Philosophie et Lettres de l’ULB. Cette analyse se base à la fois sur cet apport, mais aussi sur les recherches menées par BePax dans le cadre de la préparation de ce numéro du Signes des Temps.

L’art de la parole

On peut parler d’art de la parole pour tout orateur qui a un certain art de l’usage des mots et de la construction du discours pour arriver à ses fins, pour séduire, ou pour présenter quelque chose de manière à intéresser son auditoire. Cette pratique n’a pas nécessairement pour but d’exercer un pouvoir, si ce n’est celui de captiver l’attention de celui qui écoute et de le mener d’un point de réflexion à un autre. 

Ceci impose à l’orateur, qu’il soit homme politique, enseignant ou marchand de tapis, d’être attentif aux centres d’intérêts ou aux attentes de son auditoire et être capable d’enfiler les bons arguments pour l’inciter à se laisser guider par ses propos. Une fois l’écoute installée, l’orateur pourra aligner les arguments et les explications nécessaires pour évoluer avec son auditeur vers des propos plus complexes.

Pour que l’art de la parole soit constructif, il doit être au service des idées qu’il défend. Il est là pour donner l’envie d’écouter le discours. L’argumentation, à son tour, est là pour développer ou renforcer l’idée du discours. Elle est au service du discours, elle ne peut en aucun cas le remplacer.

Le discours n’est qu’un outil de communication mis au service de l’idée de l’orateur.

Parfois, il y a confusion entre les arguments et l’idée fondamentale. L’arbre cache la forêt. Ecouter un discours, par exemple politique, en analysant les arguments à la lumière des objectifs véritables est un exercice d’analyse critique nécessaire pour poser le bon choix.

Parler et être entendu

 L’une des conditions principales pour que l’orateur ait un réel impact sur son auditoire est que celui-ci puisse prendre connaissance de son discours et comprendre l’orateur. Tout comme à l’inverse, l’orateur doit connaître un minimum son auditoire s’il veut pouvoir être écouté et avoir un effet sur celui-ci. 

Pour que les mots prononcés aient un impact auprès de ceux qui les entendent, il faut que le message soit porté par une figure reconnue pour sa légitimité.

Dans un pays comme la Belgique fédéralisée, scindé en trois communautés linguistiques différentes, les représentants politiques n’ont souvent pour auditoire qu’une partie de la population belge. Pour donner à leur discours un certain poids, suffisant pour remporter les élections, il leur suffit donc d’acquérir une légitimité auprès de la communauté à laquelle ils s’adressent.

Dans ce pays, même au niveau fédéral, les hommes et les femmes politiques n’ont exercé leur art de la parole que presque exclusivement dans leur communauté linguistique, récoltant parfois énormément de voix dans cette communauté, auprès de laquelle ils ont tenu un discours parfois à cent lieues de celui mené par leurs homologues de l’autre partie du pays. Du côté des citoyens, les projets politiques défendus dans l’autre communauté sont souvent mal connus.

Pourtant, c’est un gouvernement fédéral qui doit ensuite être constitué pour appliquer un programme commun – et si possible tout en gardant certaines fonctions fédérales - , malgré les engagements sensiblement contradictoires. 

On a parfois l’impression que nous habitons dans un pays où co-existent deux identités communautaires, l’esprit de la « belgitude » n’étant pas aussi fort qu’on le souhaiterait. S’agit-il d’un phénomène passager ou irréversible ? Cet écart de plus en plus grand rend les négociations entre les représentants politiques flamands et francophones de plus en plus difficiles, car ils se retrouvent désormais face à un auditoire hétéroclite, qui n’a pas l’habitude de se côtoyer et de partager les points de vue. Les efforts des médias, ou encore des citoyens sont rendus difficiles pour tenter de passer la frontière des points de vue et pour renforcer l’identité nationale.

Démocratie et pouvoir de la parole

La richesse d’une démocratie est la multiplicité des idées qui peuvent y co-exister. Elle est, dans son principe, la culture des différences pour enrichir la société. Le dialogue est un pilier fondamental de la démocratie.

« Le fondement du projet démocratique réside dans l’acceptation des désaccords et des divergences d’opinions caractérisant la vie sociopolitique, et fonctionnant comme un pré-requis au changement et à l’évolution des mœurs et des idées.

Aujourd’hui encore, le débat contradictoire représente symboliquement le levier qui permet l’émergence d’une solution éclairée, d’un consensus dépassant les positions antagonistes. Il n’y aurait ainsi pas de citoyenneté possible sans pratique argumentative ; d’où sans doute aussi le rôle qu’occupe aujourd’hui l’enseignement de l’argumentation — dans une perspective de citoyenneté — au sein du cursus scolaire. La pratique du débat argumenté, et la confrontation des idées contradictoires, se signalent ainsi comme une contribution pédagogique à l’expression de la démocratie ; l’apprentissage de l’argumentation devant permettre l’avènement de citoyens éclairés[1]. »

Le débat démocratique permet de faire évoluer les idées et la société. L’art du la parole et de l’argumentation y devient pouvoir : l’enjeu est de séduire l’électeur.

Dans nos démocraties actuelles, les discours sont relayés par les médias avant de parvenir aux oreilles du citoyen[2]. Celui qui doit user de la parole pour obtenir le pouvoir doit y apparaître.

L’art de la parole est donc intimement lié au pouvoir qu’il octroie dans nos sociétés démocratiques. C’est lui qui guide la construction du discours. Les arguments sont au service de la recherche de pouvoir, l’auditeur le sait, à lui de faire la part des choses.   

Dans un système où l’auditoire a pour devoir de choisir l’orateur qui lui paraît être le meilleur acteur politique, la tactique de décrédibiliser l’adversaire permet parfois de renforcer sa propre légitimité, mais implique aussi bien souvent un blocage des discussions. L’art de la parole devient alors outil de blocage ou d’affrontement. Le rapport de forces se joue à coups de mots et d’arguments. Tout l’enjeu est de maintenir les discussions dans un climat d’écoute et de respect, pour que le conflit verbal reste un moteur de changement, voire d’évolution. Mais l’enjeu du pouvoir rend les choses plus difficiles, et c’est là qu’on peut apprécier le véritable esprit des discoureurs.

Dans certains débats médiatisés, l’esthétique de la confrontation tend à faire croire que la démocratie ne peut être qu’un combat.

Dans de nombreux shows télévisés, on a l’impression que cet art de la parole s’exerce davantage sur le mode de l’affrontement. Cette manière de faire est pourtant partie intégrante de l’exercice de l’art du discours. En effet, une attitude trop consensuelle dans un débat donne l’impression que l’orateur n’a pas d’idées personnelles ou qu’il n’est pas convaincu de ce qu’il dit, ne les défendant pas assez fort. Trop agressif, l’orateur ne paraît pas toujours crédible, voire dangereux. Le choix des arguments et l’attitude adoptée pour exprimer ses idées tout en donnant l’impression d’être un orateur fort, sûr de soi mais ouvert, relève précisément de l’art de la parole. Savoir plaire à l’auditoire sans incarner la figure du démagogue, savoir se donner en spectacle tout en paraissant crédible.

Les partis populistes maîtrisent particulièrement bien l’art de la parole. Malheureusement, leurs discours ont de l’effet auprès d’un certain public. Pour manipuler les gens, il faut des manipulateurs, mais aussi des gens manipulables.

Un rempart incontournable pour contraindre les dérives des discours extrémistes et manipulateurs est donc d’apprendre aux citoyens de ne pas être dupes de ce type de discours. Exercer son esprit critique pour évaluer les arguments, connaître les trucs et astuces de l’argumentation pour mieux repérer les manipulations oratoires et avoir une idée claire de l’objectif visé par l’orateur, telles sont les pistes concrètes qui permettent de donner à la démocratie sa vraie étoffe.  

En Belgique, le développement de l’esprit critique fait partie des programmes scolaires, on peut donc espérer que l’on y dresse un premier rempart contre les discours extrémistes.

La multiplicité et la neutralité de l’information concourent également à éviter ce type de dérive, mais le travail est sans cesse à recommencer.   

C’est notre devoir de citoyen que d’analyser chaque discours avec un maximum de recul critique et de dénoncer ceux qui prônent par leurs discours la haine et le mépris. 


Sources :

· Guy Haarscher, professeur de Philosophie du Droit à la faculté Philosophie et Lettres de l’ULB. Entretien du 21.02.2008.

· L’Argumentation : genèse d’une anthropologie du convaincre, auteur non identifiable.


Cette analyse a fait l’objet d’un article dans notre trimestriel, Signes des Temps, de mars 2008.


[1] L’Argumentation : genèse d’une anthropologie du convaincre, auteur non identifiable

[2] Cette « triangulation » du rapport entre politique et citoyens est développée par le Professeur Pierre Vercauteren dans l’article « Les rapports entre médias et politiques : relations binaires ou triangulaires ?

 

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