L’évolution de l’antiracisme dans notre société : un chemin, encore long, pour s’éloigner du déni

Rédigé le 24 août 2021 par : Benjamin Peltier

Taille de police réduire police agrandir police

Dans cet article nous allons chercher à dessiner le fil de l’évolution de la lutte antiraciste mais aussi, et peut être surtout, se pencher sur la réception de celle-ci. Comment le « racisme » en tant que concept était-il perçu il y a 50 ans et comment cela a évolué ? Pourquoi les réactions majoritaires sont d’abords et avant tout des réactions de résistances au changements ? Vo

Les théorisations du mouvement féministe distinguent son évolution sur le siècle écoulé à partir de trois « vagues féministes » successives : Une première au début du siècle pour l’égalité en droits entre les femmes et les hommes, une seconde dans les années 60 d’avantage axée sur la réappropriation du corps des femmes (à travers notamment les droits sexuels et reproductifs), et une troisième qui, à partir des années 90, s’attaque à la matrice hétérosexiste plus large qui produit des minorités de  genre[1]. Si le modèle est évidemment réducteur et tend à susciter des critiques, il s’est malgré tout imposé dans les études de genre. Il n’existe pas dans l’antiracisme francophone un regard qui soit autant partagé sur l’évolution du mouvement. Est-ce parce que celui-ci a peu changé à travers le temps ? L’hypothèse défendue dans cet article est que ce sont davantage les conditions de réception du discours qui ont évolué. En effet, que l’on relise Frantz Fanon ou James Baldwin, leurs propos ne dénoteraient pas au sein du champ antiraciste contemporain. Dès lors, l’évolution de l’antiracisme politique[2] s’inscrit surtout en creux : dans les conditions de réception de la société dans laquelle il se déploie et dans sa capacité à faire accepter ses luttes au sein de cette société. Cette analyse de l’évolution du contexte s’axera principalement sur la Belgique francophone.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, puis de la période de décolonisation, la Belgique a globalement considéré le problème du racisme comme réglé. Nous avions contribué au génocide des Juif.ve.s et des Roms, nous venions à peine de mettre fin à la colonisation, politique explicite d’organisation raciale de la société, mais il convenait maintenant de ne plus parler de cela. Il est courant en Europe d’affirmer que la race n’existe plus depuis le traumatisme du nazisme et la prise de conscience de l’innocuité biologique du concept de race pour le genre humain. Pourtant, pendant 15 à 20 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, c’est toujours sur une politique de la race que se fonde la colonisation. Les restaurants, magasins, musées et autres institutions publiques dans les centres villes du Congo sont fermés aux Noir·e·s. C’est ce qui est écrit sur les panneaux à leur entrée. Or, fonder une organisation sociale sur base de la couleur de peau, c’est bel et bien une organisation consciemment raciste. Mais nous avons préféré jeter un voile pudique sur cette période, et ne pas l’envisager pour ce qu’elle était.

Cette illusion a pu durer quelque temps car la présence coloniale disparaissant des pays du Sud, les populations européennes blanches étaient globalement beaucoup moins en contact avec des personnes non-blanches. Cela a changé à la faveur des vagues migratoires organisées, afin d’apporter de la main d’œuvre à notre industrie qui en nécessitait. En Belgique, on pense notamment aux accords avec le Maroc. Le développement de minorités raciales au sein de notre société belge a changé la donne : la société belge était maintenant confrontée au fait que le racisme semblait subsister en son sein. On constatait finalement que des personnes ayant grandi dans un contexte colonial en étaient toujours imprégnées. Pour autant ce n’est que la partie visible de l’iceberg qui est alors prise en compte : les insultes et les violences à caractère raciste doivent cesser. C’est un premier jalon dans cette évolution de la réception du discours antiraciste. Il se matérialise en Belgique avec la Loi Moureaux, du nom de son initiateur, en 1981. Avant cela, comme le soulignait Radouane Bouhlal directeur du MRAX en 2011 pour l’anniversaire des 30 ans de la loi, « En Belgique comme dans beaucoup de pays, on pensait qu'on avait le droit d'exprimer une certaine hostilité à l'égard des gens d'origine étrangère par exemple ». C’est de cette époque que l’on tire l’expression qui s'impose par la suite « le racisme n’est pas une opinion mais un délit ». À posteriori, on pourrait dire que les faits de violence et de harcèlement racistes venaient rendre visible une dimension structurelle d’un phénomène que l’on préférait ne pas voir. Dans ce contexte, retirer le symptôme du mal permettait de prolonger l’illusion que celui-ci n’existait plus. Et si des faits manifestement racistes se produisent encore après cela, ça ne pouvait qu'être le fait de « mauvaises » personnes qu’il convenait donc de punir. On tend ainsi vers une version morale de l’antiracisme aux dépends d’une vision que l’on pourrait qualifier de politique ou de structurelle. Alors qu’il y avait eu un refoulement sociétal de la question raciale, cette nouvelle étape revient à déplacer, voire élargir, ce refoulement au niveau individuel. Le racisme n’existe pas pour la société dans son ensemble, il convient donc qu’il n’existe pas pour les individus.
C’est à ce moment que se lance en France SOS Racisme, qui suscitera la création d’un équivalent belge. La campagne phare du mouvement sera le fameux « Touche pas à mon pote ». Le discours de celle-ci cherche à établir l’égalité du genre humain, « blanc, noir, tous les mêmes » mais sans se rendre compte de la différence de vécu entre les deux groupes et en entretenant de fait souvent une image de « sauveur blanc » (voir photo).

Cependant les esprits occidentaux, façonnés par une propagande coloniale durant des décennies, n’en avaient pas été expurgés comme par magie. Les violences manifestes maintenant interdites, et ceci était incontestablement un progrès, les conséquences structurelles du racisme n’en disparaissaient pas pour autant. Les discriminations à l’embauche, au logement, les différences de traitement scolaire, l’invisibilité politique et médiatique : tout cela va continuer à façonner la vie des résident·e·s belges racisé·e·s. Si la question des discriminations est évidemment déjà abordée dans la loi Moureaux, elle reste timide et n’est accompagnée ni de moyens, ni d’une réelle vision de la lutte contre celles-ci. Ce qui est intéressant dans la séquence suivante, c'est que le changement viendra de l’Europe. En effet, la commission européenne, consciente que les discriminations à l’emploi sont un frein au bon développement de l’Union, va décider d’agir sur la question. Et elle va le faire à sa manière habituelle, c’est-à-dire en réunissant des groupes d’experts sur la question pour baliser et faire des propositions. Ces groupes, en ce qui concerne les questions de racisme, vont alors inclure des représentant·e·s de minorités vivant ce racisme. Cette manière de faire qui semble relever du bon sens, à savoir interroger les personnes concernées par un problème avant de chercher à le solutionner, est pourtant totalement étrangère à la Belgique, a fortiori la Belgique francophone. Cela va mener d’ailleurs à la création au niveau européen d’ENAR (European Network Against Racism - Réseau européen contre le racisme). Juliana Wahlgren nous en parlait dans un numéro précédent du « Signes des temps » : « ENAR est parti d’une initiative de la Commission Européenne à la fin des années nonante. Il y avait deux chantiers de directives en cours, les directives race et emploi, et pour celles-ci ils ont créé un groupe de travail ad hoc qui à l’époque s’appelait le “starting line group”. C’était un groupe composé de spécialistes du racisme, principalement de la société civile, dont la mission était de contribuer à la rédaction et à la qualité des deux directives en préparation. Avant la sortie de ces directives, le droit européen ne protégeait quasiment pas contre les discriminations, et en tout cas pas contre celles basées sur les critères de race, ethnicité ou de religion. Le travail du groupe va être perçu comme extrêmement précieux et efficace. La commission va donc chercher à le prolonger, le pérenniser, notamment dans un but de monitoring de l’application desdites directives. Cela va donc progressivement se transformer en une plateforme pour la société civile active dans la lutte contre le racisme au niveau européen ».

C’est suite à ce travail au niveau européen que la Belgique va être poussée à revoir sa copie. Elle est tenue d’adapter son arsenal législatif aux nouvelles directives européennes en termes de discrimination. Cela aboutira aux lois de 2003 et 2007 sur les discriminations.    

Toutefois, le problème de ces évolutions « par le haut » est qu’elles ne s'ancrent pas dans un terrain, ni dans une lutte préalable. Ces lois contre les discriminations ne semblent avoir quasi rien changé à l’omniprésence de celles-ci pour les personnes racisées. Les chiffres d’UNIA en la matière, et ceux d’autres acteurs aussi, ne laissent planer aucun doute quant à la continuation et la perpétuation de discriminations massives. L’Etat semble en être partiellement conscient, le ministère de l’emploi écrit ceci en la matière : « La seule protection juridique contre la discrimination ethnique n’est pas suffisante en soi. L’égalité de traitement sur le marché du travail ne peut être acquise par la seule adoption de lois. Elle doit s’accompagner de politiques de changement de mentalités ». S'il semble y avoir une conscience que le problème se situe donc bien dans un imaginaire raciste partagé qu’il s’agirait donc « d’expurger », le pouvoir public n’en tire pas pour autant toutes les conséquences qui s’imposent. En effet, chaque tentative d’attaquer ce « substrat colonial » bute sur une résistance forte, voir même un retour de bâton qui peut s’avérer extrêmement violent : le backlash[3].

Indéniablement la dernière décennie a été marquée par un regain de la lutte antiraciste. Si comme nous l’évoquions en introduction, les discours actuels ne sont pas forcément nouveaux, certains éléments ont toutefois changé. Il serait sans doute difficile d’être exhaustif en la matière, en voici quelques-uns qui semblent ressortir de manière plus nette que d’autres.

Il y a d’abord une évolution générationnelle. Les grands-parents de beaucoup de personnes racisées en Belgique ont grandi dans un monde colonial. Leurs parents étaient la première ou seconde génération à venir s’installer en Belgique, ne pouvaient majoritairement pas prétendre à des diplômes élevés, et étaient premièrement dans des logiques de survie. Les générations actuelles ont un autre profil : ils·elles sont nées ici, ils·elles y ont été formé·e·s et présentent même un taux global de qualification supérieur à la moyenne nationale[4]. Ils cochent ainsi toutes les cases qui, d’après le narratif dominant, devraient leur permettre d’être membres à part entière de la société, à égalité de droits avec les autres citoyen·e·s belges. Ils·elles ne peuvent donc que constater que ce n’est pas le cas. Croire en l’illusion de l’égalité des chances, à la fin du racisme, bref au récit que la société belge majoritaire se raconte depuis la fin de la colonisation, n’est maintenant plus possible pour la majorité d’entre eux et elles qui vivent les discriminations dans leur chair.

Par ailleurs, leur parcours éducatif leur permet maintenant de parler le langage du (contre-)pouvoir. Les militant·e·s issu·e·s des populations qui subissent le racisme exposent, dans leur langue, les populations blanches face à leur déni. Le refoulement sociétal et individuel vis-à-vis du racisme s’en trouve remis en cause. Comme tout refoulement, son exposition est extrêmement inconfortable pour les personnes qui l’avaient intégré, et provoque d’ailleurs chez eux l’activation de différents mécanismes d’autodéfense (voir les articles suivants dans ce numéro).

Toutefois la parole des personnes racisées a longtemps encore été étouffée par la relative privation d’accès aux moyens de communication. Porter cette parole, vue comme « déviante », « identitaire » voire « raciste » était souvent empêché en amont : pas de financement des associations issues des minorités post-coloniales, pas de présence dans l’espace médiatique même sur les sujets les concernant, pas de position de pouvoir auquel on les aurait laissé accéder. Un changement intervient là avec internet. Celui-ci va avoir un impact de deux natures : la mise en réseau d’abord. Les militants de pays différents sont soudainement capables de se lire et d’échanger. Cela facilite l’émergence et la circulation de concepts et de grilles d’analyse qui seront autant de boîtes à outils pour les militants antiracistes. Cela permet d’armer conceptuellement leur discours. Ensuite, internet offre un espace d’expression qui n’est pas conditionné aux franchissements des barrières à l’entrée que les autres canaux ont développés. Dès lors des associations peu ou pas subventionnées, parviennent maintenant à développer et diffuser des contenus.

Aujourd’hui, les coups portés dans le mur du déni se font tous les jours un peu plus marqués. Le mouvement antiraciste auto-organisé est parvenu à se faire entendre et a commencé à peser dans le débat public. Pour autant, on perçoit, en concomitance, l’effet opposé : les mécanismes de résistances se font toujours plus accentués, voire violents. Dès lors, la situation actuelle est à la croisée des chemins et il est difficile de trancher définitivement à quoi elle aboutira. En effet, le changement social n'est pas linéaire : il varie en fonction de différents critères comme la profondeur historique, l'accumulation générationnelle de ressources pour lutter, mais aussi des rapports de pouvoir qui évoluent au gré de l'évolution plus globale des contextes politique, économique et social. C'est ce mouvement de flux, et reflux, que nous souhaitons mettre en lumière tout au long de ce numéro.


[1]     Cette description des trois vagues est tirée principalement de l’article de Johanna DAGORN de GOÏTISOLO intitulé «  Les trois vagues féministes : une construction sociale ancrée dans une histoire », certaines autres autrices parlent même d’une quatrième vague féministe.

[2]     L’antiracisme politique c'est voir le racisme comme  "un système d’oppression qui traverse la société, dans toutes ses sphères d’activité, qui l’organise structurellement, et qui est basé sur l’idéologie d’une hiérarchie raciale" (définition donnée par Véronique Clette-Gakuba in alter-échos - septembre 2020). Il vient s'opposer à la vision dite "morale" de l'antiracisme, expliquée plus loin dans l'article.

[3] Terme popularisé par Susan Faludi dans un essai “Backlash: The Undeclared War Against American Women” en 1991. Le concept a depuis été utilisé dans d’autres contextes, notamment celui de l’antiracisme, avec par exemple le livre de George Yancy en 2018 intitulé “Backlash: What Happens When We Talk Honestly about Racism in America”

[4]     Voir en la matière le monitoring socio-économique d’UNIA qui permet de constater cela. 

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies pour vous proposer des contenus et services adaptés.
Accepter