Les catholiques et les diversités ethno-culturelle : une approche par l'histoire

Rédigé le 4 juillet 2019 par : Guillaume de Stexhe

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Les religions sont-elles facteurs de paix ?
Disons : oui …dans leurs bons jours .

Y a-t-il une logique spécifique, un ADN du rapport des catholiques aux diversités  ethno-culturelles (qu’on appelait « raciales » ou « nationales » jusqu’il y a peu) ? Je propose là-dessus une approche par l’histoire, plutôt que par les « principes » : elle met en lumière des axes constants, mais aussi des ambiguïtés persistantes. On peut les résumer ainsi : au niveau fondamental, le catholicisme est un universalisme résolu, qui refuse donc racismes, ségrégations et xénophobies ; mais en même temps, il est traversé par une tendance à l’uniformité et au monopole, qui accepte mal les différences. Au niveau de sa  réalité vécue, il est une communauté bigarrée, une Église-monde, qui vit d’une extraordinaire diversité ; mais il est aussi le lieu d’un d’impérialisme culturel (occidental), qui le rend par endroits ou par moments complice du racisme ou de l’identitarisme. Ce sont ces axes et ces ambiguïtés que je voudrais schématiser dans ces quelques pages.

ISRAËL : UNE ALLIANCE SINGULIÈRE AVEC LE DIEU DE TOUS

Quand on parle d’ADN, il faut se tourner vers les origines. Le christianisme fut d’abord un simple courant à l’intérieur du monde juif ; et celui-ci est marqué par une tension entre universalisme et particularisme très évidente dans les textes bibliques. L’universalisme se développe dans tous les mouvements spirituels de la « période axiale », entre 800 et 500 avant notre ère : taoïsme et confucianisme, bouddhisme, zoroastrisme, philosophie ;  à la différences des traditions propres à un groupe ethnique, ils s’adressent à tout humain. Ainsi, le Dieu biblique accompagne dès l’origine l’histoire de toute l’humanité, une humanité commune à tous et toutes, qui sont pareillement « à l’image et à la ressemblance » du créateur – pas moins que cela . A la différence de ce qui se passe dans la plupart des mythes d’origine,  les premiers humains (Adam et Eve) ne sont donc pas les ancêtres d’un clan ou d’une ethnie, mais ceux de l’humanité entière; et le mythe biblique de la tour de Babel suggère que les diversités de langues, donc de cultures et de peuples, protègent l’humanité d’une homogénéité politico-culturelle qui serait totalitaire.

Mais en même temps, il y a un particularisme biblique : le Dieu de tous a noué une alliance particulière avec Israël, « son peuple », il l’aiguillonne et le soutient face aux dérives internes : injustice et idolâtrie ; et face aux menaces extérieures : asservissement ou mimétisme envers de puissants voisins. La fidélité à cette alliance prend en particulier la forme d’un conflit sans concessions entre la foi au Dieu Tout Autre, qui provoque à la liberté et à la justice, et les cultes (et les fidèles…) des divinités-miroirs (c’est le sens du mot « idoles »), vues comme sacralisations des puissances naturelles ou sociales, dans lesquelles les humains se projettent eux-mêmes, avec leurs fantasmes.  

Pourtant, l’universalité travaille Israël. D’une part, la mémoire de sa servitude en Egypte et de sa libération, implique de façon tout à fait centrale qu’il accueille et respecte chez lui « l’étranger et l’immigré », dont Dieu est proche tout comme il fut proche d’Israël dans la même situation. D’autre part, les prophètes étendent à « toutes les nations » l’horizon de l’alliance conclue avec « le peuple élu » : ainsi, les communautés juives du bassin méditerranéen traduisent la Bible en grec,  langue de tous, et accueillent de nombreux convertis de toutes origines.

JÉSUS : UNE PROXIMITÉ INCONDITIONNELLE

Au tournant de notre ère , pour un peuple dominé par la culture grecque et par l’occupant romain, comment rester fidèle à l’Alliance qui fait son identité, comment préparer la restauration (nationale) attendue d’un roi-messie ? En élevant la « loi » ( non seulement morale, mais surtout rituelle et identitaire), comme barrière entre bons juifs et mauvais juifs, juifs et non-juifs – ou même en se préparant à la guerre ? Quand il annonce l’advenir du règne de Dieu,  Jésus,  originaire d’une Galilée plus cosmopolite que la Judée, va dans un autre sens. Il refuse obstinément pour lui-même toute forme de royauté (nationale) . Et  surtout, le « Royaume de Dieu » qu’il annonce, c’est l’avènement d’une proximité gratuite – de Dieu aux humains, et, en écho, de chacun de ceux-ci aux autres, sans conditions, ni de vertu, ni d’identité : et même, proximité première envers ceux qui sont « loin »,  les marginalisés ou exclus en tous genres : handicapés, stigmatisés,  « pécheurs », désespérés. En ce sens, la célèbre parabole du « bon samaritain » est très significative. Un interlocuteur adresse à Jésus la question brûlante du moment : qui faut-il traiter comme un « prochain » à aimer ? Et donc, implicitement : qui  est à considérer comme un étranger à ignorer ? Jésus répond en mettant en scène, face à un blessé anonyme en détresse, deux juifs religieux, paralysés par la « loi » ( toucher le sang du blessé les rendrait « impurs » et interdits d’accomplir les rites du Temple, cœur de la nation) ; puis, en contraste, la solidarité concrète et agissante que montre un samaritain – un demi-étranger hérétique. Jésus conclut en inversant la question initiale : au lieu de vouloir définir qui est son prochain (et qui ne l’est pas), il s’agit de se faire soi-même le prochain, le proche, de tout qui en appelle à nous, sans fixer a priori une limite à cette disponibilité.  (Et par ailleurs il donne ainsi à entendre que la « religion » authentique, qui donne « la vie éternelle », n’est pas textes et rites sacrés, mais actes « profanes » de solidarité et de sollicitude).

Deux caractéristiques durables de l’universalisme biblique, juif et chrétien ressortent de ce passage par les origines. D’abord, la conscience de l’ égale dignité qui est le fond de la commune condition humaine. Ensuite, la mise en œuvre de ce lien entre tous par la « justice », puis l’ « amour » : bienveillance active, refus de l’indifférence et de l’exclusion, proximité envers tout humain . Cela donne une tonalité sensiblement différente de celle de l’universalisme moderne, qui est d’abord égalité des droits que possède chacun, dans une logique individualiste.

L’ÉGLISE DANS L’EMPIRE (vers le Ier siècle)

Jésus était un juif s’adressant aux autres juifs ; mais des non-juifs aussi l’ont entendu, lui ou ses disciples, et mis leur foi en lui. Dans une mise en scène symbolique, à la Pentecôte qui marque la naissance de l’Église, l’Esprit rend les apôtres compréhensibles par les membres de toutes les ethnies de l’Empire, chacun dans sa propre langue. La tension entre particularité  d’Israël et universalité revient alors : pour entrer dans la voie ouverte par Jésus, ces non-juifs doivent-ils s’incorporer au judaïsme, et donc adopter ses marqueurs identitaires ( rites, circoncision, interdits alimentaires et surtout interdits de fréquentations entre juifs et païens ) ? Le tout premier « concile » des disciples s’inscrit dans la logique du « sans conditions » qui animait Jésus : malgré les scrupules de Pierre, à qui Jésus avait pourtant confié la primauté, il donne raison à Paul le cosmopolite [1].  « Il n’y a plus ni juif ni païen » : tous ont également part à l’Évangile, à la résurrection, à l’Esprit saint :

Une séparation d’avec la majorité juive devient ainsi inévitable. S’ajoutant à la mémoire des conflits qui ont conduit Jésus à la mort, elle pose les bases d’un antisémitisme chrétien durable : il atteindra des sommets d’horreur – massacres, bûchers, expulsions… - en Espagne et au Portugal, du XIVème au XVIIIème siècle, en Europe de l’est plus tard, avec les pogroms, et finalement en Europe centrale avec la Shoah. On peut penser que cet antisémitime est l’ancrage premier d’une « altérophobie » chrétienne, d’une animosité envers l’impie qui résiste à la conversion : en contrepoint de l’universalisme et de la charité, il y aura une logique d’intolérance.

Dans l’empire romain multi-ethnique,  la communauté chrétienne ne se situe pourtant pas comme un groupe ethno-culturelle distinct des autres, mais comme une communauté de foi, dont l’ouverture et l’élan missionnaire ignorent toute frontière ethnique ou culturelle. Mais cette foi exclut, à nouveau, les cultes « païens » : elle ne s’identifie donc pas non plus à  l’identité socio-politique romaine (symbolisée par le culte des divinités tutélaire de l’Empire et des empereurs divinisés) ; c’est d’ailleurs le motif des persécutions contre le jeune christianisme. Tout au long de l’histoire renaîtra régulièrement la méfiance envers cette foi et cette communauté supra-nationales,  supra-ethniques (ou étrangères), suspectées de manquer de loyauté envers la collectivité ethnique ou politique (l’islamophobie identitaire d’aujourd’hui relève souvent du même schéma). 

Un autre élément se met en place au même moment. Lors des premières disputes entre interprétations différentes de la foi chrétienne, la « grande Église » oppose à ses « hérétiques » le critère de « catholicité »: n’est interprétation authentique que celle qu’on trouve partout ( c’est le sens du mot catholique) où il y a des chrétiens. Mais  ce critère d’universalité est ambigu : ne met-on pas en place, du même coup, un refus des différences de langage, de style, de culture ? Le christianisme ne cessera d’être confronté à cette ambivalence entre universalité et uniformité. Et aussi à la lutte contre les « déviationnistes » , que connaît tout groupe rassemblé autour d’une cause . Cette détestation des hérétiques produira des conflits et des exclusions féroces (qu’on pense à l’inquisition de la fin du moyen-Age ) : elle est sans doute une expression assez typiquement catholique de la résistance aux différences.  

Voilà pour quelques formes fondatrices de la tension chrétienne entre une universalité fondamentale et une étroitesse intolérante. Sur cet ADN vont jouer des mutations génétiques plus ou moins profondes : je propose d’en retenir trois – qu’on peut situer en gros au 5èmesiècle, puis au 15ème, enfin au 20ème. A chaque fois, il me semble voir jouer le croisement paradoxal d’un universalisme dynamique et d’une résistance aux différences.

 DE L’ÉGLISE À LA CHRÉTIENTÉ (vers le Vème siècle)

La première de ces mutations se joue à l’époque où l’empire romain se décompose, et que de grands brassages ethniques et culturels transforment profondément l’Europe et le monde méditerranéen. D’un côté, c’est une relance de l’universalisme missionnaire (et en même temps du combat contre les « idoles ») : le christianisme s’ouvre sans hésiter aux « barbares »,  et se répand au-delà des anciennes frontières de l’empire. Mais en même temps, dans l’ancien espace impérial bouleversé, l’Église devient l’institution sociale et culturelle la plus consistante; elle s’identifie ainsi à la nouvelle société en formation. Cette fusion/confusion de la foi chrétienne avec une société (particulière) est ce qu’on appelle le régime de « chrétienté », qui durera plus d’un millénaire .

Cela conduit à une capture (partielle) de l’universalisme religieux par le particularisme socio-culturel. D’abord l’éloignement (et finalement la rupture) entre l’Église d’Orient ( « orthodoxe ») et l’Église d’Occident (« catholiques », « latine »), chacune identifiée à sa société d’enracinement. Cette logique identitaire est renforcée par la confrontation avec l’Islam, qui du 8ème au 18ème  siècles s’étend, militairement, politiquement et religieusement, aux régions  chrétiennes du Moyen-orient, d’Afrique du nord, d’Europe méridionale et centrale. L’Église latine est ainsi conduite à s’identifier à l’Europe. Et surtout, dans la figure du musulman conquérant, l’étranger devient menace et  ennemi en même temps qu’infidèle. Guerres et croisades, jusqu’au siège de Vienne par les turcs à la fin du XVIIème s., ancrent dans la culture catholique cette terrible équation : étranger = infidèle = ennemi .

DE L’EUROPE AU MONDE (XVème siècle) : UNIVERSALISME ET IMPÉRIALISME

Une autre mutation commence avec les « grandes découvertes » qui précèdent de peu les « Temps modernes ». Au moment où la « chrétienté » occidentale se fragmente en Etats nationaux et se divise entre catholiques et protestants, l’accès aux « nouveaux mondes » d’outre-océan relance la logique universaliste, sous la forme d’un nouvel élan missionnaire. Il est significatif que les missionnaires – tout en relançant la lutte contre les « idoles » et les cultes « païens » - étudient langues et cultures nouvelles, et rédigent d’innombrables dictionnaires et grammaires, pour, à nouveau, s’adresser à chaque peuple dans sa langue ; et aussi que, presque partout, un clergé indigène se développe assez tôt après la première évangélisation. L’Église redevient donc, et à une plus grand échelle, trans-continentale, multicolore, décidément multi-ethnique.

La mission entre universalisme, colonialisme et racisme

Mais cette réouverture du catholicisme aux différences ethniques est limitée – et même pervertie - par deux facteurs. Le premier est le lien étroit entre la mission et le colonialisme, avec son racisme structurel. L’Église montre ici une terrible ambivalence. Elle ne se demande pas longtemps si les amérindiens appartiennent à la commune humanité : dès le début, elle en fait des chrétiens (et même des prêtres, religieux et religieuses) . Mais la question est alors de décider si, comme le voudraient les colons, l’ « infériorité » culturelle des peuples indien, leur « barbarie » - symbolisée par les sacrifices humains, ou encore leur résistance à l’évangélisation (en fait, à l’invasion), justifient leur conquête militaire et leur soumission à l’ordre colonial – ou même leur mise en esclavage ( dans le monde et dans l’histoire, l’esclavage est pratiqué presque partout et toujours, jusque vers 1800 – surtout pour les étrangers prisonniers de guerre). Malgré l’opposition farouche de certains, comme l’évêque Las Casas, la conquête et la domination coloniale sont vite des faits acquis, que l’Église alors non seulement accepte, mais bénit – parce qu’elles permettent l’évangélisation. Elle va jusqu’à accepter aussi (avec des rappels à la « charité » qui exclut toute maltraitance… ! ), l’extension de l’esclavage dans le nouveau Monde.  Si elle interdit assez rapidement l’esclavage des amérindiens, elle le permet aux portugais dans le contexte de leur « guerre » (en réalité, des raids commerciaux) contre les « sarrasins » d’Afrique occidentale. C’est le début de la branche « chrétienne » (car il y a une branche musulmane, et une intra-africaine) de l’épouvantable traite négrière. Les puissants économiques en jeu se camouflèrent alors sous une interprétation délirante d’un épisode biblique (encore en cours aux USA au XXème s.) : la malédiction jetée sur un fils de Noé, Cham, censé être l’ancêtre des peuples africains – dont la couleur de peau signalerait cette malédiction ! Comme l’ensemble des européens, toutes convictions confondues, ce n’est que trois siècles - et entre douze et vingt millions de victimes… - plus tard que les chrétiens reconnaîtront le caractère dévastateur, immoral et anti-évangélique de cet esclavage .

Globalement, et malgré de nombreux conflits entre Eglise et colons sur l’exploitation et la maltraitance des colonisés, il y a eu convergence, et même fusion, entre d’une part l’idéologie justificatrice du colonialisme occidental - la supériorité de la « civilisation » européenne; et d’autre part, la justification dominante de l’évangélisation missionnaire: la « supériorité » de la foi chrétienne sur « l’idolâtrie et à la superstition ». Mais la hiérarchisation de l’humanité entre « civilisés » et « sauvages » relève bien du racisme – moins biologisant que culturel, moins haineux ( quoique…) que méprisant. Il s’introduit ainsi pour plusieurs siècles dans la culture catholique, même si c’est en accompagnant la bienveillance ou même le dévouement envers les « malheureux sauvages ». 

Mission et service

Car la réalité n’est pas tissée d’un seul fil. La mission est aussi vécue comme le partage d’une « bonne nouvelle » libératrice, l’élargissement d’une communauté spirituelle. Ainsi, lorsque se creuse aux XIXème et  XXème siècles le différentiel techno-scientifique et économique entre l’Occident et les « pays de mission », une forte dimension qu’on dirait aujourd’hui « humanitaire » se développe : à côté de l’église ou de la chapelle se multiplient dispensaires et hôpitaux, écoles, orphelinats. Cette dynamique aboutira, au XXème siècle, à un fréquent recoupement entre évangélisation, aide humanitaire – qu’on pense au protestant Dr Schweitzer - et coopération au développement – qu’on pense au Père Pire, fondateur des « îles de paix ». A ce moment, il apparaît par exemple aux jésuites que  « le service de la foi » et « la promotion de la justice » relèvent d’un seul et même engagement. Ainsi naît aussi, en Amérique latine (avec une forte contribution de théologiens de l l’UCL !), la « théologie de la libération » : le Dieu de la foi chrétienne est le Dieu libérateur – concrètement, et donc aussi socio-politiquement : on est là exactement à l’inverse de la logique coloniale.

Mission et impérialisme culturel

Mais, outre le colonialisme,  un second facteur a limité, ou même retourné contre lui-même, l’universalisme inhérent à l’entreprise missionnaire : la volonté de reproduire à l’identique le modèle européen et romain de la foi. Car, en riposte la Réforme protestante, l’Église catholique renforce, centralise et réglemente son organisation et sa doctrine, contrôle étroitement les églises locales, uniformise les expressions de la foi dans les rites, les pratiques, le langage, la pensée. Dès lors, l’ouverture aux peuples des nouveaux-mondes n’est, pour une bonne part, que l’expansion d’une Église qui, dans sa culture et dans sa structure, reste purement occidentale  et même de plus en plus « romaine » . Il n’y a pas de véritable intégration catholique des cultures non occidentales – souvent réduites à l’idolâtrie et à la superstition. Sous cet aspect, le mouvement missionnaire est un agent de l’impérialisme culturel occidental. Il n’est pas, ou très peu, une « inculturation », une ré-invention contextualisée et créatrice de la foi chrétienne de l’intérieur d’autres cultures reconnues dans leurs propres richesses. (Pourtant, ç’avait été le cas lors du passage du monde juif au monde hellénistique et romain : après quelques hésitations, le christianisme d’origine juive intégra la philosophie grecque pour penser et partager la foi au Christ).

Mission et aliénation : une identité à questionner

On ne peut quitter ce thème sans poser la question du sens (vécu) de l’évangélisation. Les post-modernes que nous sommes ont souvent du mal à en imaginer un autre que celui d’un fanatisme d’un côté, et de l’autre, d’une soumission conduisant à des « conversions » contraintes. Il faut se demander s’il n’y a pas là encore une forme de racisme méprisant. Les peuples colonisés n’auraient-ils été capables que de subir passivement un endoctrinement ? A la différence de ce qui s’est passé pour les convertis occidentaux, n’ont-ils pu que répéter des mots, des gestes, des formes de vie qui ne faisaient aucun sens pour eux, sans se les approprier d’une façon ou d’une autre , sans en tirer du sens et une voie pour eux-mêmes ? La foi de leurs descendants n’est-elle que la trace héréditaire d’un lavage de cerveau ?  Ces questions nous renvoient des (nouveaux) dogmes qui sont les nôtres à plus d’attention pour la réalité vécue de l’évangélisation missionnaire.

DÉCOLONISATION, CONCILE ET MONDIALISATION (XXÈME SIÈCLE)

Au XXème siècle, les traumatismes des guerres mondiales (entre pays « chrétiens), puis du génocide nazi, perpétré par des nations et des groupes de culture ou de foi chrétiennes, la décolonisation, enfin une nouvelle « mondialisation », forment le contexte d’une nouvelle mutation du rapport catholique aux diversités ethno-culturelles.

Le Concile : un catholicisme cosmopolite, dialoguant et rallié aux Droits de l’homme

D’abord, les anciens « pays de mission » deviennent des Églises comme les autres, avec non seulement un clergé, mais aussi des évêques d’origine locale . Au moment où la décolonisation suscite débats et guerres, beaucoup sont surpris par les images du concile Vatican II, qui de 1962 à 1965 réunit à Rome 2.500 évêques de toutes couleurs: elles révèlent le caractère multi-ethnique et multi-culturel du catholicisme, jusque dans ses cadres dirigeants.

Mais il y a plus : ce concile enclenche, de façon inattendue, une véritable révolution culturelle. Et l’axe central de cette révolution , c’est une toute nouvelle reconnaissance des différences, des diversités - à plusieurs niveaux.  Au niveau interne,  partage avec les églises locales, plus autonomes, des responsabilités monopolisées par Rome (l’élection d’un polonais, premier pape non italien depuis plus de six siècles - à une exception près - est significative). Et une modération de l’obsession d’uniformité libère des expressions de la foi plus en prise avec les différentes cultures ( à commencer par l’effacement du latin au profit des langues locales).

Au niveau des relations avec les « autres »,  un tout nouveau respect des différences de convictions ou de cultures, une logique de décentrement qui contraste avec celle de l’expansion ou de l’opposition aux autres, font adopter le « dialogue » - un maître mot du Concile - comme attitude fondamentale . Par cercles concentriques : début de réconciliation (« œcuménique ») avec les autres chrétiens (non catholiques) ; dénonciation claire de l’antisémitisme chrétien ; reconnaissance de la liberté publique de conscience et de religion (et de non-religion), qui  permet à l’Église de se réconcilier pleinement avec la démocratie. Et qui permet surtout à la conviction biblique de l’égale dignité de tous les humains de se reconnaître (enfin !) dans les « Droits de l’homme ».  Sans doute est-ce (comme pour la déclaration universelles des Droits, en 1948), le signe d’une prise conscience de ce que l’attitude face au totalitarisme et au racisme nazi a été le plus souvent aveugle et passive, parfois complice ; y compris chez les cathos. Désormais, c’est souvent en référence, non seulement à ses propres principes, mais aux Droits de l’homme  qu’elle partage avec une grande partie de l’humanité, que l’Église situe ses prises de position éthiques, sociales et politiques. C’est une mutation d’importance historique, aussi bien pour la communauté humaine que pour l’Église.

Un déplacement du centre de gravité du catholicisme ?

Au XXème s.,  les anciens pays de mission – au « sud »- croissent spectaculairement en population, alors que la structure cléricale catholique est fragilisée au nord ( « crise des vocations »), et que l’Europe occidentale connaît une déchristianisation étonnamment rapide (la Belgique en est un bon exemple). Si bien que  ce sont parfois les anciens pays de mission du sud qui envoient désormais prêtres, religieux et religieuses dans les pays de vieille chrétienté (le nombre de prêtres congolais à la tête de paroisses en Belgique francophone est impressionnant). L’élection du premier pape non européen, l’argentin François (Bergoglio),  qui au surplus se présente comme le porte-parole de ce qu’il appelle les « périphéries » ( sociales, culturelles, géo-politiques…) est un symptôme révélateur : la diversité catholique est de moins en moins structurée par la relation dissymétrique entre pays missionnaire et pays de mission, c’est-à-dire entre colonisateurs et colonisés.

Le monde catho devient ainsi, plus que jamais, un extraordinaire réseau planétaire . « Appartenir » à cette Église, c’est donc vivre la diversité de l’intérieur, et se trouver engagé dans un échange et une confrontation, qui n’ont peut-être pas d’équivalent, de ressources d’expérience et de sensibilités culturelles très diverses ; en particulier celles du nord,  souvent plus rationalisées, sécularisées, pluralistes, et libérales en matière éthique ou de genre ; celles du sud, plus unanimement « religieuses », et – il faut le souligner - souvent plus conservatrices en de nombreux domaines. Cette confrontation est un enjeu fondamental quand se creuse à l’échelle planétaire une nouvelle fracture, peut-être un nouveau racisme culturel : entre les cultures occidentales, plus sécularisées et libérales, et les autres, plus religieuses – et souvent encore plus patriarcales que les premières.

Le défi des migrations

Enfin, la nouvelle mondialisation (après celle de la colonisation) intensifie à la fois la conscience d’être concitoyens de la même planète, et, avec les migrations,  l’expérience vécue de « l’étranger » comme immigré ou comme réfugié. Beaucoup de catholiques se sont découverts immigrés, étrangers, réfugiés : irlandais, italiens, puis « latinos » aux USA, polonais et italiens en France et en Belgique, africains en Europe... Il s’est créé ainsi dans l’Église une culture (et une organisation) de soutien aux réfugiés et d’accompagnement des migrants, progressivement élargie à tous. Face au défi des nouvelles migrations, le pape François, argentin fils d’immigrés italiens, fait de l’accueil des migrants un des leitmotivs de son action, en se référant au foyer de l’expérience biblique qu’on citait au tout début de ces pages : « tu respecteras l’étranger et l’immigré chez toi, te rappelant que tu l’as été toi-même ». Et pour beaucoup désormais, la naissance de Jésus en bord de route, puis la fuite de sa famille en Egypte, symbolisent l’identification des migrants avec le Christ lui-même. De nombreuses associations - Caritas international, Justice et paix, le Jesuit Refugees Service ou encore l’Ordre de Malte, la communauté de Sant’Egidio, le Secours catholique en France, Pax Christi (sécularisé en BePax chez nous), pour n’en citer que quelques uns, de nombreux militants ou bénévoles d’inspiration ou d’origine catholique s’inscrivent dans cette logique, en particulier dans les camps de réfugiés, ou encore autour de la « jungle de Calais » ou du Parc Maximilien à Bruxelles, ou contre les projets xénophobes du président Trump. 

Une fois de plus, c’est la logique évangélique de souci des fragiles et des souffrants, quels qu’ils soient, qui cadre en premier ce rapport aux nouveaux migrants: la différence est comme enveloppée par la vulnérabilité. Là-dessus se greffe la culture catholique (récente) du « dialogue » ( inter-convictionnel ) pour construire le rapport aux nouvelles diversités. La lutte catholique contre la xénophobie a donc cette double tonalité particulière : secours et dialogue.  Comme on l’a noté plus haut, c’est une tonalité différente de celle, plus moderne et laïque, axée sur l’égalité des droits des individus et la mise entre parenthèses des « convictions ultimes ».

La paix, contre le « choc des civilisations »

Par ailleurs, dans une tradition qui remonte au moyen-Age et qui se renforce face aux guerres mondiales du XXème s.,  le Vatican, organe de l’Église supra-nationale, a fait de « la paix » une valeur et un objectif essentiels. Face à la menace d’un « conflit des civilisations » , le dialogue (toujours lui) inter-culturel et inter-convictionnel devient alors un élément essentiel de l’engagement pacifiste de l’Église et des chrétiens. En particulier, beaucoup d’acteurs catholiques travaillent à désamorcer la logique de confrontation avec l’islam. Ainsi, au lieu d’appeler à la vengeance ou à la guerre sainte contre ceux qui, du Sahel à l’Indonésie en passant par le Moyen-Orient, frappent des chrétiens en se réclamant de l’islam, des responsables catholiques multiplient les rencontres, les gestes de bonne volonté, les déclarations communes avec des responsables musulmans ; par exemple, le Vatican s’oppose activement aux blocus ou aux guerres occidentales contre l’Iran ou l’Irak – alors que certains, de part et d’autre, les considèrent comme des « croisades ». On peut évoquer ici la figure du P. Paolo dall’Oglio, « disciple du Christ et amoureux de l’islam » au milieu du peuple syrien martyrisé . Et celle des moines de Tibhérine : comme d’autres prêtres ou religieuses, lors de la « sale guerre » des années 90, ils voulurent rester en Algérie par solidarité avec leurs voisins et amis musulmans, et le payèrent de leur vie. Mais au lieu de nourrir un désir de vengeance, leur vie partagée jusqu’au bout, en a fait pour l’Église comme pour le peuple algérien des symboles de la fraternité entre chrétiens et musulmans .

Tentation identitaire, le retour

Pourtant, l’ambiguïté qui a marqué les époques précédentes du catholicisme se renouvelle aussi. Sur toute la planète, et dans toutes les religions,  la mondialisation suscite des réactions identitaires, et sur le plan religieux des intégrismes, dont la logique fondamentale est précisément la fermeture aux différences. Grâce à la structure centralisée du catholicisme, les courants intégristes « durs » y sont dénoncés, tenus en marge, voire exclus. Mais ces courants existent, et par exemple une forte résistance à l’orientation représentée par le pape François : la priorité aux « périphéries » de tous ordres, l’ engagement pour une justice planétaire – et peut-être surtout l’accueil des migrants. Par endroits, une nouvelle agressivité contre les « infidèles », et une nouvelle fusion/confusion entre foi au Christ et « racines chrétiennes de l’identité culturelle » ( « occidentale » ou « nationale ») cherche à se reconstituer; par exemple en Pologne ou en Hongrie, ou dans les milieux traditionnalistes français.  Mais, dans une Europe où la foi au Christ proprement dite comme telle est en recul, c’est souvent à un christianisme ou un catholicisme beaucoup plus culturels et historiques que vraiment religieux que se réfèrent les identitaires, xénophobes et islamophobes – paradoxalement souvent incroyants, parfois laïcs anti-religieux, voire néo-païens.  

L’HISTOIRE CONTINUE

On retrouve, à la fin de ce parcours, les tensions entre l’identitaire ethno-culturel et ce que j’appellerai le spirituel, face auxquelles Israël, puis Jésus de Nazareth, et ensuite les premiers disciples, ont eu à se situer. Car tout engagement à propos de l’essentiel exige, d’une façon ou d’une autre, un cheminement, collectif autant que personnel, entre deux dynamiques : une dynamique d’identité, et souvent d’appartenance à une tradition et/ou à une communauté ; et une dynamique d’ouverture, qui consiste à se laisser « altérer » par les autres, les différences, l’étranger, l’extérieur. J’appelle cette dynamique « spirituelle », parce que le propre de l’esprit, c’est justement la capacité de n’être pas enfermé dans une situation donnée, la capacité de se retrouver, agrandi,  en se « perdant » hors de soi.

Je ne pense pas que, du point de vue chrétien, il y a équivalence entre une attitude qui privilégie l’ identitaire (pour le dire sommairement), et une disponibilité à l’altérité et à la différence. Car il me semble que ce que la figure de Jésus cristallise, c’est une logique de décentrement, une liberté à l’égard du souci de soi-même, un abandon à et pour les autres. C’est ce que dit le (probablement) plus ancien texte chrétien connu,  un hymne que cite Paul dans une lettre aux chrétiens de la ville de Philippe : le Christ, dit cet hymne, a été capable de se « vider » de lui-même pour s’abandonner aux autres – et c’est précisément en cela qu’il se révèle « sauveur », et « pareil à Dieu ».   Il faut entendre cela dans une tonalité, non pas moralisatrice et héroïque, mais joyeuse, heureuse : ce qui se révèle et se propose dans la mémoire du Christ, c’est que l’altérité, la différence, si elles sont éprouvantes, ouvrent aussi sur l’expérience d’une complicité entre différents : et c’est ce qu’il y a en nous de plus vivant, de plus vivifiant, de ressuscité – ce qui est vraiment « spirituel », et même « divin ». Car c’est bien ce qu’on appelle “l’Esprit » dans le langage théologique : cet esprit de relation complice entre différences qui anime la vie divine ( entre « Père » originant , « Fils » originé) , esprit qui anime aussi la complicité du divin et l’humain, dans la personne et la vie du Christ ; qui anime enfin l’ humanité fraternelle, capable de se vivre comme complicité entre différences de couleurs ou de cultures.

Et aussi, différences de genres. On s’est concentré ici sur les différences ethno-culturelles. Mais il est évident qu’aujourd’hui, le monde catholique est appelé de façon urgente à reconsidérer radicalement la façon dont il vit la différence des genres. Coulé jusqu’ici dans le modèle patriarcal comme il accepta le modèle colonial, et même esclavagiste, il doit reconnaître qu’il y a là un principe de hiérarchisation des différences, et donc de violence,  qui contredit la « Bonne nouvelle » dont il a hérité : l’heureuse complicité des différences, comme celle des ethnies et des cultures, dans leur égalité.

 


[1] Cfr. le livre vigoureux du philosophe Alain Badiou : Saint Paul et la fondation de l’universalisme, PUF, 1997

 

 

 

 

 

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