Le racisme comme système : le filtre déformant du miroir

Rédigé le 8 décembre 2021 par : Yasmine Kaddouri

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Ces dernières années, des voix historiquement marginalisées portent une parole dans l’espace public, charriant avec elles des concepts tels que racisme systémique, racialisation, privilèges ou blanchité. Que nous disent ces concepts ? Pourquoi les mobiliser ? Que nous disent les critiques dont ils sont l’objet ? Retour sur notre perception, certes partiale, partielle et située.

Le racisme, une réalité englobante : intérieure et systémique

Pour comprendre le racisme comme étant systémique, pour continuer l’exploration de cette partie immergée de l’iceberg, on doit notamment réapprendre à se questionner sur nos représentations afin de percevoir les continuités historiques. Aujourd’hui, dans la vie de tous les jours, que ce soit de manière consciente ou pas, nous normalisons régulièrement l’innommable. Ou plutôt, nombreux sont celleux qui n’acceptent pas de voir ce qui se déroule sous leurs yeux, ce qu’il suffit d’observer pour le constater. Alors réapprenons à avoir l’ouverture d’un enfant qui questionne le monde :

  • Pourquoi dans un hôpital, on va retrouver une majorité d’hommes blancs d’âge moyen parmi les médecins en chef ?
  • Pourquoi à infraction égale, les sanctions encourues par les personnes blanches sont-elles moindres que celle encourues par les personnes racisées ?
  • Pourquoi dans une école quand tous les enfants sont blancs, c’est souvent une école qu’on va qualifier d’élitiste, de bonne école et à l’inverse une école dont la majorité des éléments ont des origines extra-européennes est une école « ghetto » ?
  • Pourquoi au théâtre, au ballet, à l’opéra, au cinéma des personnes blanches vont pouvoir jouer des centaines de rôles plus diversifiés les uns que les autres, alors que les personnes racisées ont accès aux rôles d’un balayeur, d’un chauffeur, d’une prostituée, d’une femme pauvre et esseulée ?
  • Pourquoi le secteur associatif se compose-t-il d’une majorité de blancs dans les postes de directions, de femmes blanches aux postes de chargées de projet, mais que c’est dans le personnel administratif que l’on va trouver le plus de personnes racisées ?

De ces faits nous voulons d’abord retenir :

  • Que ce sont des faits sociaux qui sont le produit d’une histoire et auxquels on doit donner une lecture socio-politique. Or, ils sont trop souvent pensés comme naturels : « c’est comme ça » ;
  • Que ce sont des violences et des discriminations systémiques, touchant l’ensemble des espaces de la vie sociale, avec des effets cumulatifs ;
  • Qu’ils doivent permettre de passer d’une vision morale et individuelle du racisme pensé nécessairement comme explicite et ponctuel, à un racisme qui brûle, qui use, qui abime jusqu’à tuer des millions de personnes, dans un silence assourdissant.

Le racisme : un filtre entre nous et la réalité 

S’attaquer au racisme, c’est s’attaquer à la manière dont se structure le monde. 

L’envisager sous l’angle individuel amène à choisir un des plus petits rouages pour comprendre le mécanisme. La lecture est partielle et partiale, une lecture pauvre qui s’arrête à un procès d’intention pour savoir si les situations sont racistes ou non et si la personne est responsable ou non.  Cela permet également de mettre à distance, de réduire le racisme à une question morale et d’intention basée sur la responsabilité individuelle et de n’avoir aucune prise pour l’arrêter.

Le racisme est une idéologie qui produit des effets et impacte également les perceptions individuelles. Cette idéologie pose un filtre et déforme le reflet d’un miroir. Un miroir, on le pense toujours neutre et objectif, il est rare qu’on arrive à lire en quoi ce miroir nous déforme. Prenons des exemples plus évidents : si l’on pense à la propagande nazie, à la propagande coloniale, aux pseudosciences durant la période coloniale par exemple, on le voit mieux, on perçoit ces déformations : une altération de la réalité pour soumettre et exploiter des « autres » en leur retirant leur part d’humanité. Nous ne sommes plus dans ces contextes, mais notre miroir est quand même déformé. Le filtre s’est modifié, mais l’image est toujours altérée. Ce filtre altère les perceptions, déforme, retire de la couleur et les aspérités de la réalité. Ce filtre continue de déshumaniser, de justifier l’exploitation.

Ce miroir agit bien entendu sur le groupe majoritaire, à savoir le groupe des personnes perçues comme blanches. Il façonne les croyances, les normes, la vision portée sur les autres qui se voient catégorisés et hiérarchisés en fonction d’une couleur de peau, d’une religion, d’origines supposées ou réelles.

Par ailleurs, le filtre de ce miroir agit également sur la perception propre des groupes stigmatisés par celui-ci. Il modifie la lecture que l’on a de sa propre image. L’image peut se craqueler, se fissurer et se casser. Une réalité que l’on peut saisir, notamment via les concepts de charge raciale et de trauma racial[1]. 

Ces images sont partagées collectivement et impactent les personnes dans l’ensemble des systèmes qui composent la société. Cette lecture fonde les rapports de domination et d’exclusion et donc discrimine les individus considérés comme « autre ». Lorsque l’on ne les questionne pas, ces images passent pour être neutres, naturelles, « normales ».

Alors le racisme c’est ?

Aujourd’hui le racisme est souvent perçu comme une opinion que l’on peut avoir sans le vivre ni disposer pour autant d’une expertise à son sujet. Nous pouvons ainsi constamment entendre, lors de chaque polémique raciste relayée par les différentes médias, les personnes impliquées regretter que leurs propos aient été mal interprétés, s’offusquer d’être traité de la sorte, affirmer qu’évidemment il n’est nullement question de racisme. Ce faisant, le reste est réduit à un phénomène individuel. Or, le racisme est un phénomène systémique, complexe et multidimensionnel. Pour l’étudier, il s’agit de prendre en compte différentes dimensions, depuis l’histoire qui l’a vu émerger et évoluer jusqu’aux effets produits et à la manière dont il s’ancre dans les corps. Le racisme, c’est un système de domination :

  • Duquel nous faisons toutes et tous partie et dans lequel les mécanismes et violences individuelles/institutionnelles/structurelles interagissent et font système.
  • Qui s’inscrit dans une histoire longue et violente, avec laquelle il n’y a pas eu de rupture nette, ni une mémoire instituée.
  • Qui hiérarchise des groupes sociaux, des corps, sur base de caractéristiques arbitraires.
  • Qui condamne les individus à se construire sur le plan identitaire par rapport à une norme, soit en faisant partie de la norme majoritaire, soit en étant déviant face à cette norme (stigmatisation, criminalisation).
  • Qui débouche sur des violences multiples et des inégalités en matière de distribution et d’accès aux ressources/richesse/dignité.
  • Qui impacte le vécu social des individus selon qu’ils et elles appartiennent à tel ou tel groupe et les exposent de manière spécifique à des risques psycho-sociaux.
  • Sur lequel nous pouvons agir et lutter collectivement de manière différenciée en fonction de nos positions sociales.

Cette grille de lecture – qui nous semble encore très minoritaire à l’échelle de la société – est essentielle pour BePax, elle nous permet de réfléchir de manière multidimensionnelle à la thématique. Elle structure notre combat au quotidien et nous pousse à explorer régulièrement de nouvelles questions (comment le racisme impacte-t-il la santé mentale de celles et ceux qui le subissent au quotidien), de nouveaux espaces (par exemple les écoles ou les institutions culturelles, afin de voir comment ces espaces reproduisent des schémas racialisant), de nouvelles thématiques... Cette grille de lecture répond également à un besoin : celui de continuellement clarifier la définition actuelle du racisme, de créer des brèches dans ces approches trop morales et individuelles. Elle nous permet d’élargir notre regard et de nous mettre à l’écoute d’un ensemble de vécus ignorés par les lois actuelles et de les politiser.

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[1] Le trauma racial est développé par Estelle Depris dans l’analyse ici : https://www.bepax.org/publications/trauma-racial-lrimpact-du-racisme-sur-la-sante-mentale.html et la charge raciale concept développé par Maboula Soumahoro, est développé ici https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/02/02/livre-maboula-soumahoro-explore-la-charge-raciale_6028154_3212.html

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