Le concept de neutralité : boîte de pandore des institutions publiques belges

Rédigé le 5 juillet 2018 par : Aicha Mohamed Ali

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Neutralité ? Laïcité ? Espace public, espace privé ? Pourquoi tant de passions autour de ces questions? Auraient-elles eu le même écho aujourd’hui dans la société occidentale en dehors de la présence de musulmans ?

En effet lorsqu’on évoque ces notions, c’est souvent en corrélation avec les diverses controverses entourant spécifiquement le port du foulard islamique. Mais l’absence de règles claires en la matière et les contours incertains de ces concepts peuvent porter atteinte aux libertés de conscience, de religion et à la non-discrimination d’une catégorie entière de citoyen.nes belges. Il est donc urgent d’apporter quelques éléments d’éclaircissement.

Qu’est-ce que la neutralité ?

Comme tout Etat démocratique, l’Etat belge se revendique neutre. Cette neutralité a pour objectif de faciliter une certaine cohésion sociale entre des personnes partageant des convictions différentes. Ces dernières années, la visibilité plus marquée des communautés musulmanes a amené à remettre à l’ordre du jour les questionnements par rapport à ces notions.

Globalement, la neutralité se traduit par une obligation d’abstention à laquelle l’Etat s’astreint. Il s’agit pour lui de s’abstenir de prendre parti pour une appartenance convictionnelle, qu'elle soit religieuse, philosophique ou politique. La neutralité n’est donc pas un concept qui vise exclusivement le religieux. Mais au regard du contexte actuel, on en parle principalement, pour ne pas dire uniquement, à propos de la question de signes religieux, et précisément ceux en lien avec la religion musulmane, notamment le foulard islamique, l’abattage rituel, l’alimentation halal ou encore la construction de mosquée.

Cette abstention ne concerne que l’Etat et est étendue à ses agents. Les personnes visées sont donc avant tout les fonctionnaires de l’Etat. Elle ne concerne donc pas les citoyens et, a fortiori, les politiciens.

La neutralité vise la suppression de toute discrimination négative, ou de partialité à l’égard des participant.es, et/ou usagers.ères de tout service public[1]. Autrement dit, un agent étatique ne peut, sur la base de ses propres convictions, traiter de manière inégale des citoyens, c’est-à-dire faire preuve de partialité.

Plus concrètement, elle est entendue comme une attitude ne discriminant ou ne privilégiant aucune conviction qui s’impose à l’Etat et ses agents dans le but de préserver les droits et libertés de tou.te.s, dans une société de plus en plus marquée par une diversité religieuse et culturelle. On ne doit ni interdire, ni faire la promotion d’une religion particulière. La raison d’être de cette notion de neutralité est donc de garantir la liberté des citoyens dans l’exercice de leur religion ou de leur non-religion[2].

L’Etat belge, un Etat laïc ?

Dans le débat public,  la neutralité et la laïcité à la « française » sont souvent confondues. La neutralité est-elle une composante de la laïcité ? Un substitut à la notion de la laïcité qui est moins sujet à polémique ? Un concept plus large que celui de la laïcité qui, dans son cas, ne vise que les convictions religieuses ?

 « Contrairement à la France, la Belgique n’est pas un Etat laïc. Plusieurs références juridiques indiquent toutefois que l’autorité se doit d’être neutre, parce qu’elle est l’autorité de tous les citoyens et doit les traiter de manière neutre, et doit les traiter de manière égale » affirmait Patrick Charlier, directeur-adjoint du centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme.[3]

A la différence du cas français, la Constitution belge ne consacre pas le principe de laïcité. Ceci trouve son explication dans les différences profondes qui existent entre les systèmes français et belge, notamment d’un point de vue historique. Pour autant, de nombreuses propositions[4] ont été récemment soumises pour introduire ce concept dans la Constitution belge. Toutes restent pour l’instant lettre morte. Le système belge est en effet davantage attaché au concept de la neutralité qu’il entend bien distinguer de la laïcité.

Malgré une absence de définition expresse de la neutralité dans la Constitution, un renvoi peut être soulevé dans l’article 24§1 relatif à l’enseignement : « La communauté organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves ». Cette obligation de neutralité ne vise que l’enseignement officiel organisé par les communautés française, flamande et germanophone. Le « Réseau officiel subventionné », organisé par les communes et les provinces, et le réseau libre, d’ailleurs composé d’établissements catholiques à 95%[5], ne sont absolument pas concernés par la neutralité.   

Mais force est de constater que l’enseignement officiel organisé par les communautés visé par cet article ne compte qu’une très faible part de la population scolaire. Par exemple en 2014-2015, l’enseignement organisé par la Communauté française rassemblait à peine 14% de la population scolaire de l’enseignement ordinaire en Fédération Wallonie-Bruxelles, là ou l’enseignement libre en comptait 50%[6]. Cela nous démontre l’effet limité de la garantie de neutralité prévue expressément, de manière isolée, par cet article de la Constitution.

On peut aussi déduire cette notion de divers articles de la Constitution belge, l’art 19 qui garantit la liberté des cultes, leur exercice public et la liberté d’expression ou encore l’exemple de l’article 20 qui garantit la liberté de participer ou de ne pas participer aux cultes, et d'en observer ou pas les jours de repos.

La neutralité au sens de la Constitution ne concerne donc que ces 14% d’élèves selon les chiffres de 2014-2015. Toute autre discussion sur la neutralité aujourd’hui en Belgique est d’ordre politique et non directement juridique. Partant, ce même principe fait l’objet d’appréciations diverses.

D’UNE à DES neutralités

On entend beaucoup parler de la neutralité. Mais qu’en est-il de son contenu ? Existe-t-il une convergence d’opinions de la doctrine sur ce point ? Parlons-nous d’une seule conception de la neutralité qui s’impose ?

Il y’a un consensus sur le fait qu’il faut une certaine neutralité de l’Etat et de ses agents dans l’exercice de leurs fonctions. Mais pour autant des divergences apparaissent quant aux modalités de mise en œuvre de cette notion.

Son absence de définition ouvre la voie à l’émergence de deux interprétations, et entre les deux une interprétation dite « mixte ». Aucune conception ne semble prévaloir en Belgique. La bataille des interprétations est aujourd’hui à son comble.

Pour les tenants de la neutralité exclusive, ou négative : celle-ci doit être conjuguée avec l’interdiction du port de tous signes religieux pour les agents de tout service public. L’apparence de l’agent étant associée au service rendu, il doit manifester une neutralité dans sa présentation notamment vestimentaire. Elle nécessite donc une abstention de toute manifestation d’appartenance convictionnelle. Elle relègue les manifestations religieuses au-delà des frontières de la fonction publique.

Inversement, la neutralité inclusive ou positive fait le choix d’une totale liberté. Aucune interdiction de port de signes religieux ne peut être opposée aux employé.es du service public. Selon cette théorie, il faut dissocier l’apparence de l’agent, de la manière dont il assure le service public qui quant à lui doit être neutre. Dans ce cadre, il faut une acceptation des différences, pour atteindre une neutralité réelle et effective.

Entre les deux se trouve la conception dite « mixte » qui, par exemple, prévoit une apparence de neutralité aux seuls agents en contact avec le public, ceux qui exercent une autorité sur les usagers[7], etc…

Le concept de neutralité étant  à ce jour un outil politique et non juridique, le problème sous-jacent porte en réalité sur la visibilité des musulmans dans les sociétés occidentales. Le foulard islamique est le symbole le plus important dans le cadre de cette visibilisation, et c’est ce dernier que l’on tente de museler. Sur ces questions la prudence s’impose, la frontière peut être très mince entre islamophobie et neutralité exclusive.

L’incertitude qui accompagne cette notion, pousse les acteurs à une application différenciée selon les régions.

Quelle neutralité selon quelle région ?

Selon Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue « Politique »[8], les choses sont assez claires en Flandre, comparées à la région wallonne. Les partis au pouvoir y défendent ce qu’on qualifie de « pluralisme actif » qui peut être rattaché à la neutralité inclusive en ce sens que ce pluralisme permet la reconnaissance de la diversité culturelle et religieuse.

Chez les francophones, les choses ne sont pas aussi simples. On peut ici faire le lien avec la laïcité à la « française » qui a sans doute, des conséquences au-delà de ses frontières. Cette interprétation de la laïcité, assez stricte, en France a abouti de manière claire à une interdiction généralisée du port de signes religieux par les fonctionnaires de l’Etat. Selon Henri Goldman, en raison de cette influence aucun Parti francophone n’ose se rallier à la voie des progressistes flamands.

En somme, selon que l’on se trouve dans la partie sud ou nord de la Belgique, le rapport à la liberté religieuse et sa manifestation dans la sphère publique ne sont pas sur la même longueur d’onde. La région flamande, plus sensible aux interprétations des anglo-saxons ne voit pas le port de signes convictionnels des agents de l’Etat comme une menace à sa neutralité, et opte donc pour une neutralité plutôt inclusive.

Dans le sud du pays, la question porte davantage sur le versant exclusif de la neutralité.

Au sein même des régions, les services publics sont également soumis à une certaine liberté.

Les interprétations diverses de la conception de neutralité dans les services publics.

En l’absence d’une consécration constitutionnelle de cette notion, c’est la jurisprudence qui nous fixe au cas par cas sur la définition de la neutralité qui doit être retenue. À cet effet, fin 2015, une requête avait été déposée contre l’agence régionale bruxelloise pour l’emploi, Actiris, par trois requérantes portant le foulard islamique. Ces dernières accusaient la société de discrimination par le biais de son règlement intérieur interdisant le port de signes religieux. Le juge leur avait donné raison sur la base de discrimination indirecte et pour ce qui est de la notion de « neutralité », il avait estimé que la position de neutralité exclusive retenue par Actiris n’était pas conforme à la Constitution et que donc devait être retenue la neutralité dite « inclusive ».  Les employées ont donc pu continuer à porter leur foulard islamique dans le cadre de leur fonction.  Cette affaire avait eu un fort retentissement[9].

Aujourd’hui, la situation est telle qu’une certaine liberté est accordée à chaque institution publique pour ce qui est du choix de la conception de la neutralité. Mais qu’en est-il des dérives qui peuvent résulter de cette liberté ? Risque d’arbitraire ? Absence de sécurité juridique ?

En pratique cela peut se traduire par exemple par le fait que les musulmanes portant le foulard islamique ne peuvent savoir à quoi s’attendre au gré des administrations. Elles peuvent se voir refuser l’accès à des postes sur le fondement de neutralité dans certaines administrations et dans d’autres, avoir affaire à une acception différente. Ces questions portent tout de même sur des droits humains les plus fondamentaux qui ne peuvent se prêter à une improvisation juridique. Il faut une certaine cohérence d’une institution à une autre.

Il y a une vision commune partagée par les défenseurs de l’une ou l’autre interprétation concernant la nécessité de mise en place d’un cadre juridique clair par les autorités compétentes. Il est impératif que les politiques prennent en main leur responsabilité face à ce flou.

Pour ce faire, une position de souplesse devrait être retenue, au regard de l’héritage historique belge quant à ses questions. Autrement dit une neutralité plutôt inclusive. Ce n’est pas parce qu’un individu arbore un signe religieux particulier dans sa présentation que cela induit une adhésion ou un engagement quelconque de l’Etat en faveur de cette conviction, ou que son service sera différent.

Une manifestation extérieure d’une conviction individuelle d’une personne n’engage qu’elle-même. L’entité étatique garante de toutes les libertés ne saurait y être attachée. Le rapport entre le comportement d’un agent public et sa présentation mérite d’être interrogé. Son comportement  dans le cadre du service rendu se doit d’être impartial peu importe son apparence. C’est la dichotomie entre « neutralité des actes » et « neutralité des apparences »[10] car un individu par essence ne peut pas être « neutre », chacun dispose d’un bagage culturel-convictionnel qu’il manifeste par son apparence.

 Dans le cadre de sa consécration textuelle, il faudra revenir à la raison d’être de ce principe de neutralité, qui n’est pas une fin en soi mais plutôt un outil de protection des droits et libertés. Il s’impose à l’Etat qui ne doit favoriser aucune conviction et permettre aux citoyens de bénéficier de leur liberté de conscience et de religion notamment dans les institutions publiques. Cela permettrait indéniablement de renforcer la cohésion sociale, et l’esprit de citoyenneté.

 


[1] KOUBI (G.), Le principe de neutralité des services publics un principe corollaire à la modernisation de l’état ? La Revue Administrative, n°270, 1992, pp492

[2] WOEHRLING (JM.), Le principe de neutralité confessionnelle de l’état, Société, Droit et Religion, numéro 1 , 2011, ed. CNRS, pp 63- 85

[3]http://www.cclj.be/actu/politique-societe/charte-laicite-est-elle-envisageable-en-belgique

[4] On peut consulter ici les propositions des parlementaires Olivier Maingain et Véronique Caprasse, http://www.dekamer.be/FLWB/PDF/54/1582/54K1582001.pdf

[5] De Bouttemont (C.), Le système éducatif belge, Revue internationale d’éducation de Sèvres, n°37, décembre 2004 : Diplômes et examens de l’enseignement secondaire, pp 101-108

[6] Les indicateurs de l’enseignement 2016, Fédération Wallonie- Bruxelles, consultable en ligne : http://enseignement.be/indicateursenseignement

[10]S. Van Drooghenbroeck, Les transformations du concept de neutralité de l’Etat: quelques réflexions provocatrices, in J. Ringelheim(dir.),Le droit et la diversité culturelle, Bruxelles, Bruylant, 2011

  

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