Le cheval de Troie de l'extrême-droite - Partie 1

Rédigé le 30 avril 2020 par : Pauline Thirifays

Extrème-droite Discours de haine

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Où se cache l’extrême-droite ?

Une Europe qui s’est coulée

Le 1er mars dernier, alors que des milliers de réfugiés, syriens notamment, se massaient à la frontière greco-turque à l’annonce de la décision de Recep Tayyip Erdogan de ne plus en barrer l’accès, Charles Michel, président du conseil européen, tweetait « Support for Greek efforts to protect the european borders[1] » (…).

Ces populations, dont il fallait visiblement - aux yeux de l’Europe - se protéger, sont en fait des civils aux abois qui ont déjà survécu à une dictature et à la menace de la torture et de l'emprisonnement, à des bombardements les visant spécifiquement, au froid, à la misère, au manque de soins et de nourriture et bien sûr à Daesh.

L’accord de 2016 avec la Turquie, sur lequel Erdogan revient aujourd’hui, était déjà clairement aux yeux de beaucoup une défaite des idéaux fondateurs de l’Europe. Un petit arrangement entre ennemis ; des facilités à voyager dans l’Union pour les ressortissants turcs, assorties d’une petite enveloppe, contre la « gestion » par la Turquie des flux de migrants venus de l’Est. Et ce, évidemment, sans aucune garantie concrète de l’humanité des conditions de rétention de ces refoulés. Quelque chose comme un os à ronger pour la Turquie contre l’assurance pour les Européens d’être débarrassés des indésirables. Cela apparaissait comme un geste de mépris de l’Europe envers les populations de migrants et envers l’interlocuteur turc, qui, évidemment, en régime autoritaire, a beau jeu aujourd’hui de mettre sous le nez de l’Europe ses incohérences et ses hontes. Regardez cette Europe héritière des Lumières qui toise le monde ; regardez sa chute.

Car en effet, le lendemain du tweet de Charles Michel, le 2 mars donc, une vidéo est mise en ligne par les autorités turques. Elle montre des garde-côtes grecs tirant sur une embarcation de migrants. Ils tentent visiblement de couler des civils en détresse voguant sur une Méditerranée qui depuis des années est devenue un immense cimetière marin, terrible et silencieux.

Comment l’Europe a-t-elle pu en arriver à se renier à ce point ? De quoi cherche-t-elle à se protéger, en fait ? Ses politiques migratoires ne sont-elles pas une façon de se protéger - sans oser le nommer – du fantasme du Grand Remplacement théorisé pour tous les fascistes islamophobes par Renaud Camus ? Comment, sous la pression de la montée des extrême-droites partout en Occident, les dirigeants de formations politiques démocratiques ont-ils pu - par crainte de perdre leur électorat - faire le choix aussi irrationnel d’en adopter la rhétorique, les idées, les réflexes et le regard sur le monde ? Comment cette glaçante normalité a-t-elle pu s’installer ? Qui sont les acteurs de cet inquiétant tsunami brun sur nos opinions publiques ? Et surtout, comment lutter contre cette lame de fond qui entraîne au fond de la mer chaque année des dizaines d’Aylan et leurs parents éperdus, qui fait sauter aussi, au sein de nos sociétés, tous les verrous symboliques qui maintenaient à peu près sous cloche, entre autres, les formes les plus décomplexées de racisme, d’antisémitisme[2] et d’islamophobie.

Toutes ces questions sont cruciales. Car si l’Europe perd ses repères, si elle renie les valeurs fondatrices de respect des droits humains et de la démocratie qui lui ont donné son âme et son identité, elle ne sera plus qu’une coquille vide, qui, sans contenance et sans plus de raison d’être que l’opportunisme économique réciproque de ses membres, se brisera forcément un jour, à la faveur d’une crise qu’elle ne pourra surmonter.

Pour répondre à ces questions, tous les domaines de la connaissance humaine doivent être mobilisés ; les sociologues, les psychologues, les statisticiens, les politologues, les historiens, les analystes des réseaux sociaux peuvent nous donner des informations, des connaissances et même des outils. Mais sans les militants, rien ne sera possible[3].

Cet article n’apportera pas les réponses d’un sachant. Il proposera seulement des réflexions, des intuitions et des positions qui sont à la portée de n’importe quel citoyen qui voudrait militer contre l’extrême-droite. C’est-à-dire de n’importe quelle personne qui a décidé de se battre avec la lucidité de la tête et du cœur contre cette extrême-droite qui monte en nous et autour de nous.

Qui sont « Ils » ?

A chaque élection, la même effervescence avant, la même inquiétude devant les sondages, les mêmes « No pasaràn » de réassurance collective.

A chaque élection, la même déconfiture après ; la même hébétude devant cette extrême-droite qui monte partout, qui gouverne quelquefois, qui bloque des institutions et surtout qui s’organise en une grande internationale brune (comme en avril 2019 à Yalta) quand, au même moment, on attend à gauche une figure providentielle capable de rassembler contre la vague brune, mais dont la seule recherche trahit en fait tout ce qui fait l’âme de la gauche (une large base syndicale active et des luttes collectives).

A chaque élection, une question : qui sont-ils ? Car, bien sûr, les électeurs d’extrême-droite sont vus par tous les démocrates désireux d’en endiguer les victoires comme une entité à part ; une entité qu’il serait possible d’appréhender et de définir par des caractéristiques sociologiques telles que le niveau d’études, la classe sociale, le type d’emploi ou les capacités intellectuelles. Ces études ont souvent beaucoup de succès. Elles semblent être capables de délimiter de façon rassurante la frontière entre « eux » et « nous ». L’extrême-droite est cette chose à combattre qui est bien distincte, bien définie, bien circonscrite. Elle a des causes : la misère sociale et le manque d’instruction. Et demain, lorsque l’instruction leur aura expliqué les droits humains et que la victoire des mouvements sociaux les aura rétablis dans la dignité de vivre, alors les anciens électeurs de l’extrême-droite seront des nôtres et il n’y aura plus d’extrême-droite. Plus d’ennemi à combattre.

Et pourtant… Le vote d’extrême-droite est-il vraiment un vote populaire, créé par la précarité et la misère sociale ? Les électeurs qui le plébiscitent sont-ils seulement moins « éduqués » que les autres ?

En ce qui concerne le caractère populaire du vote d’extrême-droite, il semble bien qu’on se trompe. Suite aux dernières élections présidentielles françaises, plusieurs articles battaient en brèche (ou a minima nuançaient fortement), chiffres à l’appui, cette théorie. Le fait que cette idée soit pourtant si bien ancrée dans les esprits est peut-être à chercher dans la rhétorique dite « populiste » des partis d’extrême-droite qui, en ce début de XXIe siècle, ont réorienté leur discours pour le faire coller à ce qu’ils présentent comme les intérêts du « peuple » opposé à celui des « élites ». Ne s’agit-il pas là en fait d’une première concession à la rhétorique d’extrême-droite que d’admettre que c’est bien le « peuple » qui vote pour elle ? Ne s’agit-il pas là d’une façon indirecte de leur accorder cette légitimité dont ils se réclament à représenter le « peuple » ?

L’autre indicateur traditionnellement retenu comme signifiant pour définir le profil de l’électeur d’extrême-droite est celui du niveau d’études. A première vue, il semble bien en effet que le niveau d’instruction soit lié au vote d’extrême-droite. Pourtant, il faut nuancer cette observation. Ainsi, dans un article sur Slate, Jean-Laurent Cassely explique, citant Yves-Marie Cann, « L’insistance sur les valeurs a pu faire croire qu'avec le renouvellement générationnel et la hausse infinie du niveau d'études, les partis autoritaires et conservateurs allaient disparaître au profit de partis progressistes et libéraux. » Chacun a pu constater la situation inverse. « Si on se focalise trop sur le diplôme comme prédicteur du vote FN, note Yves-Marie Cann, directeur des études de Elabe, on devrait en conclure que plus il y a de diplômés, moins il y aura de votes FN. Or il y a beaucoup plus de diplômés qu’avant et on vote beaucoup plus FN qu’il y a 30 ans ».

En fait, plus généralement, il faut sans doute remettre en question cette démarche qui consiste à tenter de définir un profil type d’électeur d’extrême-droite, puis de déduire de ces caractéristiques une explication à ce vote. Ainsi, Laura Mottet explique clairement dans un article des Décodeurs du Monde, un mois après le scrutin présidentiel français de 2017, à quel point ces chiffres, indiquant des corrélations plus que des causes, doivent être manipulés avec précaution lorsqu’il s’agit d’en tirer des conclusions : « cette erreur, régulièrement commise par les analystes, a un nom en statistiques : l’« erreur écologique ». Elle consiste à attribuer aux individus ce qui est observé au niveau collectif. Très concrètement, les électeurs ne votent pas toujours en fonction de leurs caractéristiques sociales propres (âge, richesse, par exemple). Ils votent parfois en fonction des caractéristiques sociales de leur environnement. (…) Comment parvenir à dresser un portrait des électeurs sans avoir à se confronter à ce biais ? La seule solution reste d’assembler ces données à un niveau individuel, comme le font les sociologues ou les instituts de sondages. (…) Les corrélations précédentes, si significatives soient-elles, ne suffisent donc pas pour déduire le vote des individus. »

En somme, attribuer à des variables les causes du vote d’extrême-droite c’est souvent oublier qu’il existe nombre d’exceptions à ces règles voulues comme générales. On peut notamment penser à des intellectuels et des personnalités très éduquées qui portent les idées d’extrême-droite (de Zemmour à Renaud Camus), ou encore à de multiples petits indépendants bien mis votant pour le FN (RN) en France[4], mais aussi à toute une frange du prolétariat qui choisit la lutte sociale en lieu et place du populisme. En fait, peut-être n’y a-t-il pas d’autre cause évidente au choix de l’extrême droite que … le choix de l’extrême-droite.

Un choix, assumons-le

Car l’extrême-droite est un choix. Un choix qui s’offre à chacun, et ce, bien avant le bulletin de vote. Toute personne qui s’est penchée sur les forums en ligne sous des articles faisant part de la mort en Europe de migrants en quête d’asile a pu lire à quel point c’est le manque, non pas d’intelligence, mais de l’empathie la plus élémentaire vis-à-vis d’un humain qui fait défaut aux personnes de la meute qui s’exprime. Plus exactement, c’est le refus de cette empathie lorsqu’elle devrait s’appliquer à un migrant. En miroir, refuser l’extrême-droite, plus qu’une affaire d’intellect ou d’éducation, c’est donc peut-être d’abord une affaire de cœur et d’éthique qui consiste à choisir, envers et contre tout, avant toute autre considération, de défendre une certaine idée de l’humain.

En conséquence, peut-être est-il temps, non pas de considérer avec paternalisme qu’il faut « éduquer » les électeurs d’extrême-droite, mais plutôt de les mettre face à leurs choix et leurs responsabilités… et les combattre. L’éducation a ses limites. Il faut parfois prendre acte des divergences au lieu de chercher à les nier ou les gommer.

Car le vrai débat public, celui qui permet de combattre efficacement l’extrême-droite, consiste à assumer les divergences politiques pour pouvoir s’y opposer. Mais cette vision des choses est exigeante, à la fois du point de vue individuel et collectif. Du point de vue collectif, elle exige une cohérence sans faille avec son propre projet politique et une capacité à la remise en question transparente lorsqu’il y a faillite morale. A titre individuel, cette stratégie demande surtout du courage. Car assumer des désaccords demande d’être soi-même sûr de ses choix, de les avoir mûris, et surout d’assumer l’inconfort social de l’opposition. Peu de gens sont prêts à remettre à leur place le tonton facho ou le collègue raciste. C’est plus confortable de les prendre pour des idiots que pour des ennemis (au moins politiques). C’est vrai. Mais en attendant, c’est tonton qui continue à humilier la caissière noire quand il va faire des courses et c’est le collègue qui monopolise la conversation à table à midi. A force de démission, nous laissons l’extrême-droite occuper le terrain du quotidien.

Normalisation et légitimation

Un autre écueil qui découle de l’erreur de considérer le vote d’extrême-droite comme la conséquence d’une faillite intellectuelle ou sociale, consiste à considérer que, puisque le vote extrême ne peut être qu’un « accident », alors il suffit d’expliquer et de discuter pour résoudre le problème. L’idée est qu’il ne faut pas « diaboliser » l’extrême-droite, ce qui la rendrait attirante (on remarque là encore la tendance à infantiliser l’électeur d’extrême-droite pour relativiser la conscience de son choix) et qu’il faut donc discuter avec elle pour démontrer à tous, par la bataille des idées, qu’elle ne tient pas la route.

Or, cette stratégie de dialogue avec l’extrême-droite, mise en œuvre depuis le tournant du XXIe siècle, ne semble pas porter ses fruits, les partis d’extrême-droite ne s’étant jamais portés aussi bien depuis la seconde guerre mondiale.

Si cette stratégie est un échec, c’est parce que l’extrême-droite n’avance pas par la conquête tambour battant, mais par la normalisation de son discours et par sa légitimation progressive comme interlocuteur acceptable dans le débat public. D’une fenêtre d’Overton[5] à l’autre, l’extrême-droite gagne du terrain dans la société bien avant d’en récolter les fruits dans les urnes. Face à cela, nous avons une responsabilité collective. Chaque normalisation, chaque acceptation de sa présence dans le débat public est une légitimation qui agira dans le futur comme une sorte de jurisprudence qui lui permettra de nous anesthésier petit à petit et de s'installer. Comme la grenouille qui ne voit pas l'eau chauffer tout doucement et finit ébouillantée, nous baignons dans le récit que l’extrême-droite fait du réel et cela finira évidemment par se traduire dans les performances électorales, mais aussi dans le réel de la libération des violences diverses à l’encontre de toutes sortes de minorités. Enfin, la droitisation générale des partis démocratiques qui cherchent à courir derrière le discours qui fait électoralement recette, bouclera ainsi la boucle de la normalisation des idées d’extrême-droite et de son récit sur le monde.

Concrètement, cette normalisation s’opère donc par deux procédés. Le refus du cordon sanitaire isolant l’extrême-droite dans le débat politique, tout d’abord, et l’utilisation commune des concepts et du vocabulaire développés par l’extrême-droite, ensuite. C’est ce dont il sera question dans la seconde partie de ce texte.


[1]  « Soutien aux efforts de la Grèce pour protéger les frontières européennes »

[2] On peut penser à ce titre au tout récent cortège antisémite du carnaval d’Alost.

[3] A ce titre, ce texte doit beaucoup à des militant.e.s anonymes, comme Nadia Meziane, qui fut à l’initiative notamment de Memorial 98, et qui de façon personnelle contribuent à nourrir la réflexion antifasciste des internautes qui la lisent.

[4] Luc Rouban, dans un article de Slate donne ces chiffres : « Si sa fille [à Jean-Marie Le Pen] double son score chez les ouvriers, phénomène de croissance largement observé par les analystes depuis des années, elle arrive presque à le tripler chez les cadres et à le quadrupler chez les petits indépendants (agriculteurs sur petites et moyennes exploitations, artisans, petits commerçants). Elle fait également plus que le doubler chez les grands indépendants (chefs d’entreprises de 10 salariés et plus, professions libérales, agriculteurs sur grandes exploitations).

[5] Du nom de son théoricien, Joseph P Overton, la fenêtre d’Overton est d’après wikipédia, « une allégorie qui désigne l'ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme acceptables dans l'opinion publique d'une société »

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