Le cheval de Troie de l'extrême-droite - Partie 2 : Lutter contre l’extrême-droite, y compris en nous-mêmes

Rédigé le 30 avril 2020 par : Pauline Thirifays

Extrème-droite Discours de haine

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Dans la première partie de cet article, l’extrême-droite est apparue comme un ennemi qu’il serait trop simple de réduire à une entité qui nous serait totalement étrangère et qui ne pourrait séduire les braves gens que par « accident ».

Elle avance au sein de la société et asseoit son emprise par la normalisation légitime de sa vision du monde, bien avant de s’imposer dans les urnes. Mais alors, comment lutter contre l’extrême-droite concrètement ? Faut-il dialoguer avec elle ? Que devons-nous remettre en question ?

L’impossible dialogue : 5 idées communes à remettre en question

1. « Il faut dialoguer avec tout le monde », entend-on souvent. Non. Le dialogue est un moyen, un moyen à privilégier, pour assurer une société égalitaire, libre et juste. Il n'est pas une fin en soi. Si des interlocuteurs refusent clairement une société établie sur ces bases, il n'y a plus de dialogue possible, plus de langue commune.

2. « Ce n'est pas parce qu'on n'est pas d'accord avec les idées d’extrême-droite qu'il faut les museler », dit-on encore. Peut-être que si, justement. Parce qu'il n'est pas seulement question de "ne pas être d'accord avec des idées". Il s’agit en fait de faire taire un discours qui, plus qu’une simple divergence de vues, est en fait une incompatibilité profonde qui met très concrètement en jeu la vie de certains concitoyens. Oui ; la vie. On sait en effet quels effets concrets et mortels pour les minorités (haine décomplexée engendrant agressions, violences et meurtres, extinction de certaines subventions publiques permettant une forme de survie, ...) ont l'occupation du pouvoir par des forces politiques d'extrême-droite. C'est leur survie sociale d'abord, très concrète ensuite qui est en jeu. Face à cela, aucune bienséance de salon, entretenue par ceux qui n'ont aucune idée de ce que vivent ces minorités dans leur chair, ne devrait tenir.

3. « C'est le résultat des urnes, il faut en tenir compte, c'est ça la démocratie » rétorquent beaucoup. C’est en fait une vision bien réductrice de la démocratie qui s’exprime là. Car la démocratie n'est pas un système mécanique destiné à choisir qui exerce ou pas le pouvoir. La démocratie est un système AU SERVICE d'une vision claire de l'humanité ; égalité, liberté, justice en sont les fondements importants. Le respect du système censé assurer ces valeurs ne prime pas sur ces valeurs car il est au service de celles-ci. La démocratie ne se limite pas aux urnes. La démocratie, c'est l'exercice collectif du pouvoir (par un système de délégation sur base du choix d'un programme de priorités) en vue d'une société égalitaire, juste et libre.

4. « Les journalistes et les organes de presse doivent être politiquement neutres et ne peuvent donc choisir d’évincer un parti politique qui ne leur convient pas, ce n’est pas le rôle des journalistes. Ils n'ont pas à avoir d'états d'âme ni d'opinion car il y va de la démocratie » peut-on lire parfois. Nul n'est seulement une fonction. Peut-être ne croyons-nous plus assez en la responsabilité individuelle. Chacun a le droit d’avoir une conscience et, au minimum, de pratiquer des stratégies d'évitement pour ne pas participer à quelque chose qui amène à dépasser certaines lignes rouges. La faiblesse à défendre la démocratie est de ce point de vue l'aubaine des fachos.

5. « Le principe démocratique de la liberté d’expression est mis à mal lorsqu’on empêche l’extrême-droite de s’exprimer », proclament beaucoup de défenseurs sincères de la démocratie. Pourtant, la liberté d’expression est un principe qui relève de la responsabilité de l’Etat et non de celle des individus. La liberté d’expression comme principe démocratique, est en fait l’engagement de l’Etat à ne pas pénaliser ni criminaliser l’expression d’opinions contraires notamment à l’ordre établi. Rien n’oblige en fait les individus ni les organismes privés à offrir des tribunes à des idées qui mettent en danger une partie significative de la population. Et même au niveau collectif, on peut considérer que la liberté d’expression n’est pas la liberté de répandre la haine. Aucune liberté n’est totale et l’Etat, en sa qualité de représentant de l’intérêt collectif, a tout à fait le droit d’user d’outils permettant de refuser la diffusion de discours qui minent les fondements des valeurs communes de notre démocratie. C’est pour ces raisons que des lois sanctionnent d’ailleurs, par exemple, les appels à la haine. Peut-être manquons-nous encore d’outils pour les faire respecter dans l’espace public.

C’est en nous que les digues ont cédé

L’extrême-droite dessine en fait le spectre d’une société fasciste, c’est-à-dire acquise au fascisme. Or, croire qu'une société fasciste est une société dans laquelle la majorité des gens se qualifient eux-mêmes de fascistes, c'est un leurre. L'Histoire nous apprend au contraire que, quelle que soit la pertinence du désespoir et de la colère dus à l'injustice sociale, c'est bien le fait d'accepter de faire société avec des fascistes proclamés, en considérant qu'ils ne sont pas la priorité, qui est le fascisme. Le fascisme, c'est la tolérance et la démission face aux fascistes.

Or, le problème, c’est précisément qu’entre les élections, il n’y a pas de réelle résistance de fond à l’extrême-droite. Ou en tout cas pas de grande opposition à ce qui fait réellement les scores de l’extrême-droite aux élections. Il serait en fait grand temps de s’intéresser au cheval de Troie de l’extrême-droite ; celui qui est le responsable de la brèche par laquelle la peste brune et noire s’engouffre dans nos démocraties malades.

Se positionner contre l’extrême-droite déclarée, c’est bien. Mais le vrai problème, c’est tout ce que l’extrême-droite a déjà conquis en chacun de nous et dans nos partis démocratiques.

Le problème, ce sont tous ces renoncements à défendre les fondements de nos démocraties quand il est si tendance de se dire antisystème. Le problème, il est dans nos agendas politiques et dans nos débats publics dont l’extrême-droite dicte les thématiques et les priorités. Le problème, il est dans cette démission à incarner une résistance qui ose ne pas être neutre et qui ne rougit pas de réclamer qu’on cloue le bec aux fachos quand ils s’expriment ; qui ne se cache pas derrière une liberté d’expression qui est trop souvent devenue une liberté d’éructer sa haine dans chaque tribune de l’espace public. Le problème, il est dans la défiance généralisée dans tout ce qui fait notre démocratie (l’école, la justice, les médias, …), et qui remplace la critique citoyenne ciblée et nécessaire. Le problème, il est dans l’anomie et aussi dans le repli sur nos acquis quand il faudrait sans doute prendre des risques et oser avancer, quitte à se tromper.
C’est pourquoi une lutte efficace contre l’extrême-droite doit aussi absolument passer par la remise en question sans concession des formations démocratiques de gauche et de droite modérée. La lutte contre l’extrême-droite ne peut pas ne consister qu’en une critique de l’extrême-droite, car il est temps de prendre une longueur d’avance sur elle et de s’attaquer non pas à ce qu’elle est quand elle se déclare, mais à tous les ferments qu’elle a plantés partout et qui sont autant de chevaux de Troie au cœur de la démocratie.

A ce titre, l’autocritique la plus importante réside peut-être dans notre grande perméabilité aux concepts développés par l’extrême-droite et qui ont peu à peu colonisé tous les discours de l’extrême gauche à la droite de l’échiquier politique. Les mots[2] ont le pouvoir de dessiner le réel, de désigner des coupables, de définir des logiques, et surtout d’insinuer des évidences comme prérequis dont on ne prend plus la peine du coup d’interroger la réalité. Une chercheuse comme Marie Peltier[3] a d’ailleurs montré, par exemple, comment le discours antisystème est devenu mainstream au point d’avoir colonisé nos imaginaires collectifs et de définir nos obsessions politiques actuelles.

Lutter contre l’extrême-droite, c’est d’abord nous demander ce que nous lui avons cédé, y compris en nous-mêmes ; dans nos mots, dans nos réflexes, dans notre récit sur le monde.

« Plus jamais ça »

Finalement, peut-être faut-il regarder en arrière pour comprendre comment lutter aujourd’hui contre l’extrême-droite.

Peut-être avons-nous tout fait de travers après le désastre de la première moitié du 20ème siècle… « Plus jamais ça ». C’était un credo. Ça a été pendant longtemps un vrai ciment dont nous n’avons peut-être pas vu la malfaçon et, rapidement, larvées, les fissures. « Plus jamais ça ». Oui, mais plus jamais quoi ? Le nazisme, le fascisme, les camps, la guerre et les exécutions. La dictature, les SS, les goulags et les prisonniers d’opinion. La mort, la torture et la déshumanisation de l’autre. La misère et la peur.

Les « résultats », nous étions sûrs que nous n’en voulions plus. Mais jamais un consensus sur la définition exacte des causes n’a été adopté dans l’opinion publique. Ou s’il a été adopté, jamais il n’a été enseigné et transmis de cette façon. A partir de quand peut-on dire que le fascisme est le fascisme? Quand peut-on dire que l’extrême-droite a gagné ?

Aujourd’hui, la plupart des gens ont peur des étiquettes ; des (néo)nazis, des fascistes et de l’extrême-droite. Mais peu sont capables de les reconnaître sans les étiquettes, les croix gammées, les chemises brunes ou noires et les brassards. Peu se rendent compte que ces croix gammées et ces chemises ne sont que la dernière étape ; celle du fascisme vainqueur. « Le fascisme, c’est mal » ; tout le monde en est sûr. Mais peu seraient capables de définir exactement la cohérence de la vision du monde propre au fascisme. Et encore moins de reconnaître dans les positions d’aujourd’hui ou d’hier ses caractéristiques intrinsèques. On peut souvent en faire l’expérience. Même avec des gens qui ont étudié l’histoire. Même avec des gens chargés de l’enseigner. Cette incapacité à comprendre que le fascisme ne conquiert pas la société un beau jour, tout étendard dehors, mais qu’il l’ensemence seulement peu à peu est peut-être ce qui nous perdra. Ça commence par des « je trouve son discours intéressant », par des « je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il dit mais… », par des « laissez-le s’exprimer, c’est juste son point de vue », par des « ils sont extrêmes mais ils posent les bonnes questions » ; toutes ces phrases qui légitiment ces discours et en font une composante admissible et acceptable du débat public. Le fascisme est alors une opinion politique comme une autre. Et si elle est comme une autre, alors pourquoi ne pas lui donner sa chance ? Le fascisme existe, dans toute la société, dans tout ce que nous lui concédons. Il suffira d’un petit basculement, d’un frémissement de la peur, pour qu’il prenne le dessus. Comme un virus dormant présent dans un corps et dont les conditions d’affaiblissement de l’organisme vont permettre l’infection qui finira par en avoir raison. Mais ce n’est pas le froid qui cause le rhume, c’est le fait d’être l’hôte du virus. Il faut donc reconnaître ce virus. Dans tous ses avatars. Sous toutes ses mutations opportunistes. Il faut reconnaître ce virus même si il ne se présente pas sous son nom.

Pourtant, pour beaucoup, tant que le discours n’est pas estampillé et assumé comme de l’extrême-droite, il n’y a pas lieu de prendre les dispositions nécessaires pour le bâillonner. Or, il est clair qu’à un moment, ne pas voir le fascisme dans la cohérence d’une pensée réactionnaire, hostile à toutes les révolutions et à toutes les formes d’émancipation, contestant des droits humains fondamentaux à des humains en situation de vulnérabilité, confine juste au déni.

Se souvenir pour avancer

Peut-être, oui, avons-nous failli à tirer les bonnes conclusions politiques du désastre de la seconde guerre mondiale. Il y aura bientôt 75 ans, la reddition de l’Allemagne nazie marquait la fin du fascisme vainqueur en Europe. Elevés dans cette narration de la victoire de la liberté sur la barbarie, nous avons oublié qu’il pouvait en être autrement.

Nous avons oublié que la résistance au fascisme n’est pas toujours couronnée d’un happy end. Nous avons cultivé l’illusion qu’une cause juste finissait toujours par gagner. De ce fait, renversant la proposition, nous n’imaginons pas qu’une cause vaincue soit une cause juste, ou en tout cas une cause qui vaille la peine qu’on se batte encore pour elle.

Nous avons oublié qu’avant de revoir l’Histoire avec le recul et le regard des vainqueurs du fascisme, il y avait eu cette période dans laquelle le gris était bien plus courant que le noir ; dans laquelle la collaboration et la tolérance au fascisme étaient bien plus communes que cette barbarie brute qui ose dire son nom, d’autant plus décomplexée qu’elle est tolérée de presque tous. Nous avons oublié que dans ce brouillard, nombreux sont ceux qui se sont perdus en route. Nous avons oublié qu’avant le narratif de la résistance choisi par De Gaulle pour cimenter la réconciliation nationale française, il y avait un monde dans lequel le fascisme avait raison, et que s’y opposer demandait un effort de volonté et un regard affuté, humain, clairvoyant et sans aucune concession à ce qui déshumanise l’autre.

Nous avons oublié. Nous avons tant oublié que nous laissons le fascisme s’insinuer partout. Croyant défendre la Liberté, nous nous agrippons frénétiquement à son ombre, en nous faisant avocats du diable ; en protégeant la liberté d’expression de ceux qui ne devraient plus jamais avoir voix au chapitre. Nous avons tant oublié que nous ne distinguons plus les résistants des bourreaux en Syrie ou ailleurs, et sommes incapables de soutenir ceux qui se battent pourtant pour tout ce que nous croyons avoir mérité, mais dont seuls ceux qui se souviennent vraiment connaissent ou entrevoient le prix.

Les deux pieds dans le présent, convoquons le passé pour nous souvenir enfin, non pas de la victoire du 8 mai, mais de la nuit à laquelle il a fallu l’arracher.


[2] On peut penser par exemple aux concepts d’ « antisystème » ou encore de « racisme anti-blancs » qui ont été intégrés au débat public alors qu’il s’agit de concepts définis et mobilisés par l’extrême-droite.

[3] Voir à ce titre :

Marie Peltier, L'ère du complotisme : La maladie d'une société fracturée, Les petits matins, 3 octobre 2016.

Marie Peltier, Obsession : Dans les coulisses du récit complotiste, éditions Inculte, 3 octobre 2018.

Marie Peltier travaille de façon générale la notion de récit du réel à laquelle fait plusieurs fois référence ce texte.

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