« Laïcité organisée » : entre nécessité et hérésie

Rédigé le 18 mars 2016 par : Anne-Claire Orban

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La Belgique est un pays politiquement laïque : notre état applique la séparation entre l’Église et l’État et traite tous les cultes reconnus de façon similaire. Cette philosophie générale se traduit par le principe de neutralité, principe qui régule les rapports entretenus entre l’État et les différents cultes, dont la « laïcité organisée ».

L’État belge, et ceci en fait une spécificité, reconnait la laïcité comme une conviction philosophique, au même titre que les convictions religieuses. Comme pour tout culte reconnu, le mouvement convictionnel laïque doit, pour obtenir ses subsides, se structurer autour d’un organe représentatif, mettre en avant son utilisé sociale, être établi depuis un certain temps sur le territoire et toucher un minimum de citoyens. En contrepartie, l’État belge (aujourd’hui via les régions) finance une partie du coût de ses bâtiments, prend en charge les pensions de ses représentants et lui octroie un temps d’expression sur les ondes nationales.

Les premiers subsides furent attribués en 1981 au Conseil Central Laïque (et non au mouvement laïque). Ce subside, augmenté de 10% chaque année et destiné à encadrer l’activité laïque, fut entre autres utilisé pour créer les maisons de la laïcité et pour rémunérer certains délégués à l’assistance morale, jusqu’alors bénévoles. Il faut attendre 1993 pour que soit prise la décision de financer les pensions et traitements des délégués à l’assistance morale non-confessionnelle. L’argument ? Le principe d’égalité des droits et de non-discrimination à l’égard des minorités idéologiques. Notons que les principaux réfractaires à ce financement étaient le Vlaams Blok et le Front National. Les sociaux-chrétiens, d’après Caroline Sägesser et Jean-François Husson, ont vu dans le financement de la laïcité organisée, une opportunité de consolidation du système de financement des cultes, leur garantissant une certaine sécurité. Il faut attendre la loi du 21 juin 2002[1] pour une reconnaissance officielle de la laïcité organisée.

Aujourd’hui, c’est toujours au Conseil Central Laïque que revient le rôle de représentant de la communauté laïque belge. Ce conseil se compose du Centre d’Action Laïque et de l’Unie Vrijzinnige Verenigingen. Ces deux organes coordonnent respectivement 28[2] et 37 associations laïques[3] réparties en Wallonie et à Bruxelles pour le premier et en Flandre et à Bruxelles pour le second.  Chaque association définit ses actions en fonction des enjeux locaux auxquels elle fait face.

Différentes interprétations de la laïcité

Au vu du nombre d’associations laïques, il parait évident que, comme tout mouvement de pensée, le mouvement laïque se voit traversé de différentes conceptions de la laïcité, différentes conceptions du rapport que devraient entretenir les institutions publiques et cultuelles, différentes conceptions du privé et du public. Plus généralement, les débats touchent à la place des particularismes dans l’espace et les services publics. Très schématiquement, il est admis de voir en la laïcité deux forme, l’une « inclusive », l’autre « exclusive ». Dualité que Jean-Claude Brau résume comme suit :

« La neutralité revendiquée par la laïcité [exclusive] reste marquée par la longue domination catholique et les connivences entre l'Église et les nostalgiques de l'Ancien Régime. Il n'est pas question de tolérer une nouvelle emprise d'une religion sur l'État. Ainsi, les milieux laïques craignent qu'une femme […] qui tient à porter le foulard dans l'exercice de sa profession manque de recul critique et ne pourra pas faire abstraction de ses convictions qu'elle tient tant à manifester. À l'inverse, la neutralité inclusive fait confiance à la liberté religieuse, elle n'imagine pas un retour de la mainmise de l'Église sur l'État. Par contre, elle se méfie de l'État et des discriminations religieuses qu'il peut pratiquer » (2015 : 6).

Le courant « inclusif » interprète la neutralité comme l’exigence pour l’État belge d’organiser de façon impartiale la coexistence des cultes reconnus tandis que son homologue « exclusif » sera frileux à l’idée de voir émerger des espaces cultuels sur la scène publique. Pour reprendre la métaphore de Louis-Léon Christians lors d’une conférence à BePax[4], les uns sont partisans d’une symphonie des sons, les autres d’un silence total, un univers sans bruit.

Pour illustrer ces deux courants, on citera par exemple, l’association La pensée et des Hommes penchant pour une laïcité plus exclusive, proche de l’exemple français et, de l’autre côté, Bruxelles Laïque (la régionale bruxelloise du Centre d’action laïque) prônant une laïcité plus accommodante, plus « inclusive ». Le mouvement R.A.P.P.E.L illustre la forme « exclusive » la plus forte. Nous y revenons plus loin.

Laïcité et financement

Selon Caroline Sägesser, depuis sa reconnaissance, le mouvement laïque, conscient des bénéfices tirés du financement des cultes, se détache des questions institutionnelles liées à la laïcité politique pour se tourner vers des questions d’ordre éthique et social : euthanasie, mariage pour tous, avortement, etc. penchant souvent pour des positions progressistes, défendant l’émancipation et la liberté des individus[5]. C’est d’ailleurs lorsque ces débats ont été mis sur la table au début des années 2000, que le mouvement laïque s’est renforcé.

Cependant, sans vouloir abolir le système de financement, certaines associations n’en dénoncent pas moins l’iniquité. C’est le cas du Centre d’Action Laïque : « Si ce système a ses avantages, il faut toutefois constater que, tant la reconnaissance que le financement sont décidés de façon empirique, arbitraire, ne reposant sur aucun critère objectivement établi. Ce qui peut générer une frustration profonde de certaines communautés risquant de favoriser ainsi le repli et non l’intégration de ces dernières. Il doit donc être fondamentalement réformé ». Ils dénoncent la position privilégiée du culte catholique qui reçoit, suite au compromis historique, plus de 80% du budget alloué par le ministère[6]. Notons que selon Jean-Philippe Schreiber la laïcité organisée reçoit 8% du budget (en 2012).

Dans les années 1990, une proposition avancée par les mouvements laïques s’accommandant du régime de financement était d’établir un « impôt philosophiquement dédicacé », comme c’est le cas dans plusieurs pays européens, permettant à chacun de contribuer au financement du culte auquel il s’identifie. D’autres pistes ont ensuite été proposées par la « Commission des sages » en 2005-2006[7] (notamment car un impôt philosophique pose la question de la confidentialité).  En 2010, un groupe d’experts fut chargé de produire un rapport sur la réforme de la législation sur les cultes et les organisations philosophiques non confessionnelles[8]. Enfin, depuis 2010, l’idée d’un impôt philosophiquement dédicacé refait surface, avec notamment Denis Ducarme, célèbre aujourd’hui pour ses 24 propositions pour une laïcité belge, plutôt « exclusive ».

Certains dénoncent cette posture « molle » du Centre d’Action Laïque, entamant des travaux de réforme au lieu de lutter pour l’abolissement de tout financement public des cultes et de la laïcité. Déjà en 1994, puis plus récemment en novembre 2012, l’avocat et professeur de droit à l’ULB, Marc Uyttendaele s’insurgeait contre le financement de la laïcité, qualifiant les associations laïques de « fossoyeurs du principe de laïcité qu’elles prétendent défendre ». Ce à quoi le CAL rétorquait : « C’est précisément pour pouvoir offrir à tous ceux qui le souhaitent une assistance morale qui s’inspire de ces idéaux et, en définitive, pour promouvoir une société pleinement pluraliste, que les associations laïques revendiquent les moyens d’action que les pouvoirs publics attribuent aux cultes au nom de leur utilité sociale présumée »[9].

Citons une autre position radicale : le groupe R.A.P.P.E.L. (Réseau d’Action Pour la Promotion d’un Etat Laïque). Ce mouvement, créé par Chemsi Cheref-Khan, Pierre Efratas et Nadia Geerts, milite pour qu’aucun contact ne soit entretenu entre les institutions cultuelles et les pouvoirs publics, y compris les organisations non-confessionnelles. Selon eux, « la séparation des Églises et de l’État s’accommode mal du financement des cultes par l’État ». Cohérent avec sa position, le groupe « ne reçoit (évidemment !) aucun subside public » et s’accommode du soutien financier de ses membres[10].

Entre réforme (majorité des associations) et abolition, les différents courants se confrontent : les uns tournant le financement comme une nécessité à l’application de la laïcité, les autres comme une contrainte, presqu’une hérésie…

                                                                               ***

On le voit, le mouvement laïque est loin d’être homogène et les questions liées au rapport entre l’État et les institutions convictionnelles loin d’être apaisées… Ce qui normal car derrière le rapport aux cultes, c’est le rapport aux particularismes et au respect des libertés de chacun qui se joue. Comment faire société ensemble ? Comment assurer la cohésion sociale tout en tenant compte des particularismes ? Une Europe qui ne s’est vue confrontée qu’à elle-même depuis des siècles, qui s’est toujours élevée au sommet de la hiérarchie des êtres humains, doit maintenant, et depuis les déclaration des années 1950 sur l’égalité en droits et en libertés de tous, faire société avec « la différence », avec « l’autre ». Et ça coince… et c’est normal ! La démocratie est un combat bien plus difficile qu’un régime totalitaire et raciste. Mais un combat qui en vaut la peine.

 Pour aller plus loin :

Caroline Sagesser et Jean-François Husson, « La reconnaissance et le financement de la laïcité », dans Courrier Hebdomadaire, CRISP, n°1756, 2002

Jean-Claude Brau, « Le religieux : intrus dans la modernité ou citoyen ? », Analyse du CEFOC, octobre 2015 : http://www.cefoc.be/IMG/pdf/analyse_9_2015.pdf

Jean-Philippe Schreiber, « Le financement réel des cultes en Belgique », sur l’Observatoire des Religion et de la Laïcité, 19 janvier 2012 : http://www.o-re-la.org/?option=com_k2&view=item&id=120:le-financement-r%C3%A9el-des-cultes-en-belgique&Itemid=85&lang=fr

 


[4] Louis-Léon Christians, « Neutralité belge, miroir de laicité ? », conférence à BePax en février 2016
[5] Caroline Sagesser, « La Neutralité à l’école », conférence à Ages et Transmissions, en octobre 2015
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