La criminalisation des mouvements antiracistes : une pratique ancrée dans l'ignorance

Rédigé le 8 septembre 2021 par : Maguy Ikulu & Nicolas Rousseau

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« Islamo-gauchisme », « communautarisme », « cancel culture » ... Les accusations à l’encontre des mouvements antiracistes se multiplient. Des accusations violentes que l’on peine pourtant à définir et qui ne correspondent pas au réel. Derrière ces termes, ce que l’on observe en réalité, c’est avant tout une norme qui se défend pour maintenir son hégémonie.

Aujourd’hui, le danger pour la cohésion sociale ne serait pas le racisme mais l’antiracisme. Ce « nouvel » antiracisme « identitaire » serait devenu l’idéologie dominante qui menacerait l’universalisme avec ses discours « racialistes », ses dérives « communautaristes » et sa culture de l’annulation (« cancel culture »). Ces termes sont autant d’accusations envers les militant·e·s es et mouvements antiracistes qui sont de plus en plus attaqué·e·s et criminalisé·e·s. Des accusations violentes et qui se caractérisent par leur flou, leur inexactitude, leur déconnexion avec le réel[1]. Pourtant, ces accusations sont de plus en plus présentes dans le débat public. Si la culture du débat français rend ces tensions très visibles dans l’Hexagone, la Belgique est loin d’en être épargnée. On peut même entendre, sans que ça ne suscite trop d’émoi, un président de parti mettre sur un même pied les dangers de la « gauche communautariste francophone » et ceux de l’extrême-droite. Comment et pourquoi des accusations aussi creuses trouvent-elles autant d’écho auprès de la population et/ou du monde politique ? Retour sur deux cas de l’actualité belge pour alimenter notre analyse. 

Le fantasme islamophobe du Grand remplacement

Un des exemples les plus récents de cette criminalisation est celui concernant l’ancienne Commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité entre les hommes et les femmes, Ihsane Haouach. Sous couvert de vouloir préserver la neutralité et la sûreté de l’Etat, de nombreux partis et personnalités politiques ont fait du foulard qu’elle porte un véritable cheval de bataille. En dépit de ses compétences, elle fut réduite à son voile et dénommée « la commissaire voilée ». Condamnée à l’avance, elle rend finalement sa démission après plusieurs semaines de harcèlement et d’acharnement indécent. Même après sa démission, des informations diffamatoires sur des prétendus liens avec les frères musulmans sont relayées dans les médias et sont l’occasion pour nombre d’élu.e.s de poursuivre les attaques envers celle qui était dès le début présumée coupable. Plutôt que de présenter des excuses publiques après que ces informations ne soient démenties, certaines personnalités politiques et médiatiques continuent au contraire d’alimenter les débats, sans hésiter pour cela à relayer des positions émanant d’organismes qui n’ont absolument rien à envier à l’extrême droite que ce soit en termes d’idées ou de méthodes.

Un des éléments marquants de ces débats est l’utilisation continue de discours et de principes abstraits, dissociés du réel et contradictoires.  Derrière cet acharnement, les grands défenseurs de la « neutralité » se parent de progressisme et insistent sur les enjeux d’égalité de traitement, de justice, de respect des usagers[2]. Dans une interview, Ihsane Haouach parle de ces personnes qui « se dressent avec leurs principes théoriques, tellement beaux sur leurs lèvres et tellement injustes dans les faits »[3]. Car ces grands discours n’ont aucune résonnance empirique. Comme le souligne Khadija Senhadji, « (...) la seule question qu’il vaille de poser aux éternels pourfendeurs du voile, est celle les amenant à devoir faire matériellement la démonstration de la mise à mal du principe de « neutralité » par ce morceau de tissu tant décrié. Or sur ce terrain, l’expérience d’une administration publique comme Actiris sonne comme un profond désaveu. En cinq années de pratique (contrainte par la justice) d’une neutralité dite inclusive sans distinction de fonction, aucun incident n’est à déplorer que ce soit entre collègues ou à l’égard des usagers. Ce qui montre bien que le fond du problème est ailleurs »[4].

Derrière ces hypothèses et ces raisonnements abstraits, derrière ces grands principes désincarnés, il y a des femmes aux identités multiples qui vivent déjà au quotidien des violences et discriminations structurelles du seul fait de porter un foulard dans une société profondément marquée par l’islamophobie. Mais ces personnes ainsi que les violences qu’elles subissent semblent ne pas exister et sont invisibilisées au nom de grands principes d’égalité à sens unique.  Si ces femmes sont mises de côté, les personnes participant à ce contexte de violences islamophobes, elles, sont parfaitement visibles. Elles peuvent même se permettre de dénoncer les insultes et attaques qu’iels subiraient, en expliquant par exemple à quel point « c’est horrible d’être qualifié de raciste ». La charge de la culpabilité est ainsi renversée et les victimes deviennent des bourreaux, comble de l’indécence...

Au nom d’un principe de neutralité érigé en dogme, on en vient à justifier et renforcer la stigmatisation d’un groupe social minorisé en s’appuyant sur les fantasmes conspirationnistes islamophobes. Comment autant de personnes qui se disent progressistes peuvent-elles porter ce combat avec autant d’acharnement aux côtés de l’extrême-droite ? Comment des discours aussi creux, aussi vides, aussi désincarnés et aussi violents percolent-ils autant, y compris en dehors des milieux d’extrême-droite ?

Le blackface : une tradition sans mauvaise intention

Ces mécanismes, nous les retrouvons également en ce qui concerne les débats autour du blackface en Belgique. Depuis notre expérience en formation, nous constatons en particulier deux angles de justification majoritairement mobilisés par les participant.e.s pour maintenir le déni et contrer les savoirs critiques à l’égard de ces pratiques racistes.

D’une part, elles seraient légitimes car il s’agit de folklores, de traditions : « c’est une tradition, donc c’est comme ça ». Comme si les traditions ne fonctionnaient et n’évoluaient pas dans des contextes socio-historiques traversés par des rapports de force. La pratique du blackface n’est pas raciste en soi, elle l’est parce qu’elle s’inscrit dans une histoire raciste qui continue aujourd’hui de produire des effets.

D’autre part, ces pratiques ne reposeraient sur aucune mauvaise intention : pas d’intention raciste, pas de racisme ! Et plus encore, on observe une sorte de « déni par principe » : la Belgique est un petit pays innocent où règne l’autodérision, comment nos traditions pourraient-elles être racistes ? Un déni tenace et entretenu, quitte pour cela à criminaliser les mouvements antiracistes qui historicisent ces pratiques et partent des effets qu’elles produisent pour en déduire des constats généraux, et non l’inverse.

L’un des derniers exemples en date est la Une du Vif dans le cadre de leur numéro « Et s’ils avaient été noirs ». Ce numéro était centré sur la volonté de dénoncer les difficultés que rencontrent les Belges noir·e·s sur le marché de l’emploi. La rédaction du magazine a choisi de mettre en couverture des personnalités belges et de les grimer en noir·e·s. Rappelée à l’ordre par de nombreux.ses militant.es et mouvements antiracistes, la rédactrice en chef a justifié ce choix en disant : « Ce que nous avons voulu faire, c’est de l’anti-blackface »[5]. Elle a précisé qu’il n’y avait aucune intention de blesser qui que ce soit. On retrouve ici l’argument relatif au manque d’intention et un déni total, tant de la réalité que des arguments avancés par les militant.es à ce sujet. Cela débouche sur une situation surréaliste avec des personnes persuadées d’être positionnées contre le racisme tout en reproduisant une pratique raciste, alors même que le propre de l’anti-blackface est de ne pas en faire.

Ici encore, ces discours et postures déconnectées de l’histoire et du réel produisent une perception qui nie ou déforme les expériences des personnes minorisées et rendent le monde social incompréhensible tel qu’il est. Finalement, cela permet de conclure tout simplement que « non, il ne s’agit pas de racisme », en dépit de ce que l’on peut observer si l’on ouvre les yeux ou si l’on accepte de se situer et de se décentrer. 

Une épistémologie de l’ignorance 

La reproduction des violences et inégalités racistes s’appuie notamment sur des mécanismes qui permettent de résister au réel, aux preuves du racisme et aux savoirs critiques. Le philosophe Charles Mills parle d’une épistémologie de l’ignorance[6], à savoir un ensemble de mécanismes qui aveuglent les Blancs  sur la réalité et les empêchent de « comprendre le monde qu’ils ont eux-mêmes créé »[7]. Lorsque l’on parle d’ignorance, on pense généralement au fait de ne pas savoir, à une absence de connaissance à laquelle nous serions rationnellement désireux de remédier lorsque nous en avons l’occasion. Avec le concept d’ignorance blanche, Mills décrit plutôt une ignorance historiquement située, intimement liée à la suprématie blanche, dynamique et résistante : « (...) l'ignorance des Blancs exige un effort et un dévouement réels dans un monde saturé de preuves du racisme et de la souffrance, du contre-discours et de la résistance des personnes de couleur »[8]. Un effort et un dévouement qui permettent de maintenir une situation dans laquelle les blanc·he·s peuvent ignorer leur participation à un système d’oppression et les avantages tant matériels que psychologiques qu’iels en retirent.

Tout en insistant sur l’importance de ne pas tomber dans l’essentialisation, le philosophe José Medina parle d’une « méta-ignorance, ou ignorance systémique, qui consiste à ignorer l'indifférence ou l'incompréhension dont ils [les dominants] font preuve à l'égard des ressources ou des connaissances produites par les groupes dominés »[9]. En évoquant notamment l’incapacité des personnes blanches à se décentrer, il distingue trois « vices épistémiques associés au privilège »[10] :

l’arrogance : présumer « savoir tout ce qu'il y a à savoir de [sa] propre perspective raciale (...)" ;
la paresse : refuser « d'en savoir plus sur la façon dont les différences raciales (...) peuvent avoir un impact sur les expériences et les points de vue des gens » ;
la fermeture d’esprit : manquer « d'ouverture cognitive à la pertinence et à l'importance des expériences et des perspectives racialisées (...) »

Trois vices épistémiques que l’on retrouve notamment dans les discussions relatives au blackface ou dans l’acharnement à l’égard d’Ihsane Haouach. Dans le cas de cette dernière, on peut par exemple entendre nombre de personnes estimer que devenir mandataire ou élu.e politique implique d’accepter de subir des critiques et de la pression, et que c’est donc un peu facile de démissionner. Un raisonnement qui se fonde sur une vision qui déforme le monde dans lequel on vit, qui nie le réel. Ishane Haouach n’a pas été critiquée pour ses idées ou son appartenance/programme politique : elle a été la cible obsessionnelle d'attaques, de soupçons et d’humiliations à la seconde même où son nom et son visage sont apparus. C’est la femme et surtout les imaginaires que son corps projette qui sont visés ; c’est sa pertinence-même à occuper l’espace qui lui a été niée. En outre, rappelons que dans le cas des personnes subissant un rapport structurel d’oppression, ces soupçons et violences sont loin de prendre fin une fois leur journée de travail terminée. Ceux-ci peuvent survenir à tout moment, y compris en allumant tout simplement la télé.

L’ignorance blanche se caractérise par cette posture eurocentrée, par cette incapacité ou ce refus de se décentrer, par cette perception du réel qui ne prend pas en compte les rapports de dominations traversant la société et leurs effets sur le vécu des gens. C’est ce qui permet par exemple à un élu de considérer qu’il n’y a rien de déshumanisant à parler constamment de “la commissaire voilée” pour désigner Ihsane Haouach puisqu’il s’agit de désigner une fonction et que, de la même manière, parler “du Premier ministre” plutôt que d’Alexander De Croo n’a rien de problématique. Une comparaison désespérante. D’une part, « le Premier Ministre » est le titre exact de sa fonction, le nommer ainsi n’a rien de réducteur ni de problématique, contrairement à « la commissaire voilée ». D’autre part, Alexander De Croo ne subit pas de violences et de discriminations structurelles en raison de ce qu’il est, de sa fonction ou de ce qu’il représente. Il n’est pas déshumanisé ou soupçonné à chaque instant, du seul fait d’appartenir à un groupe social minorisé auquel il est réduit.

Cette approche dépolitisée permet de s’ériger en défenseur de l’égalité et de la justice, tout en retournant l’accusation. Mais les principes les plus nobles n’ont absolument aucune valeur s’ils sont brandis comme des abstractions niant la réalité sociale, historique et économique de certains groupes sociaux et qu’ils contribuent dans la vie réelle à reproduire des inégalités.

Une crise de la blanchité

Communautariste, racialiste, islamo-gauchiste... On le sait, ces accusations sont avant tout des outils de disqualification des savoirs critiques et des luttes pour plus de justice sociale. Elles sont une réaction à l’irruption de voix historiquement marginalisées et invisibilisées, ainsi que des conséquences politiques de cette irruption : « (...) à la différence des sciences dites naturelles où, par exemple, la découverte de la loi de la gravitation n’a pas d’impact sur la pomme qui tombe toujours de la même manière sur la tête de Newton, dans les sciences sociales la formulation d’une analyse mettant en évidence un mécanisme social de domination qu’on ne voyait pas comme tel, peut produire des conséquences, et en particulier sur les sujets concernés »[11].

Ainsi interpellée, la norme ne peut plus se contenter d’ignorer. Comme l’écrivait Didier Fassin[12], cela traduit un glissement d’un déni à une dénégation, de l’occultation d’une réalité sociale à une contestation de cette réalité qui nécessite de nier ou de disqualifier les savoirs et expériences minoritaires. Ce que l’on observe avant tout aujourd’hui, ce n’est pas une menace envers la neutralité, pas plus que l’émergence d’un antiracisme « islamo-gauchiste » ou communautariste. C’est avant tout une « crise de la blanchité »[13] : une norme hégémonique attaquée qui se défend pour se maintenir et qui rappelle aux groupes minorisés la place qui est la leur. Et comme le précise Alana Lentin, ces mécanismes s’accompagnent aujourd’hui d’un élément omniprésent : « L’importance de publiquement dénier, réfuter son propre racisme (...) »[14]. Quitte, pour cela, à se complaire dans une épistémologie de l’ignorance.  

Bien entendu, il ne s’agit pas d’essentialiser les groupes sociaux. Parler « des Blancs » désigne une position au sein d’un rapport de pouvoir et non un groupe naturel et homogène qui serait affecté toujours et de la même manière par ces mécanismes épistémiques (qui peuvent par ailleurs également concerner les personnes racisées). À travers ce texte imparfait, nous souhaitons réinsister sur la nécessité d’historiciser ces mécanismes et de réfléchir à la manière dont l’ignorance blanche est produite et maintenue via un processus actif et combatif, ainsi qu’aux effets qu’elle produit et à l’importance de prendre conscience que nous pouvons toutes et tous y prendre y part. Mais qu’il est aussi possible, à tout moment, de s’en désolidariser.


[1] Voir, entre beaucoup d’autres textes, les références suivantes : Maes, R. (2021), « La « cancel culture » à l’assaut du débat public », in La Revue Nouvelle, 4, 2-8 ; http://www.slate.fr/story/191766/universalisme-antiracisme-republique-france-histoire-coloniale; https://www.nouvelobs.com/idees/20210409.OBS42515/les-coupables-ce-sont-les-victimes-par-eric-fassin.html; https://aoc.media/opinion/2020/08/23/les-obsede%c2%b7e%c2%b7s-de-la-race-et-du-sexe-penser-les-attaques-anti-minoritaires-avec-colette-guillaumin-2/; https://www.nouvelobs.com/idees/20210317.OBS41524/nous-voulons-exprimer-ici-notre-solidarite-avec-les-universitaires-francais-par-angela-davis-gayatri-spivak-achille-mbembe.html

[2] Il est intéressant à ce sujet de constater que le « Te Deum » dans une Eglise lors du 21 juillet a soit été défendu par certain.es, soit a fait l’objet d’une simple prise de position pour d’autres, sans pour autant en faire un véritable combat comme ce fût le cas avec Ihsane Haouach. Visiblement, dans certains cas, le principe de neutralité est plus important que dans d’autres. De quoi rappeler que ces concepts abstraits ne sont jamais à considérer indépendamment du contexte sociétal.

[3] https://plus.lesoir.be/381954/article/2021-07-03/ihsane-haouach-je-nai-pas-pu-lui-raconter-ma-journee

[4] Post facebook 3 juin 2021.

[5] Blackface : Le magazine belge « Le Vif » justifie sa Une polémique et présente ses excuses (20minutes.fr).

[6] L’épistémologie de l’ignorance est une discipline qui entend étudier l’ignorance sans la réduire à un manque de connaissance ou au fait de ne pas savoir, mais bien comme quelque chose d’historiquement produit et d’intimement lié aux inégalités sociales et aux interactions entre les groupes sociaux.

[7] Mills, Charles W. 1997. The Racial Contract. Ithaca, NY: Cornell University Press, p. 18.

[8] Mueller J., (2020), « Racial Ideology or Racial Ignorance? An Alternative Theory of Racial Cognition », Skidmore College, p. 10.

[9] Bessone M. (2020), « Racism and Epistemologies of Ignorance: Framing the French Case », in Ethical Theory and Moral Practice.

[10] Ibid.  

[11] https://aoc.media/opinion/2020/08/23/les-obsede%c2%b7e%c2%b7s-de-la-race-et-du-sexe-penser-les-attaques-anti-minoritaires-avec-colette-guillaumin-2/

[12] Fassin, D. (2006). 7. Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la représentation des discriminations. Dans : Éric Fassin éd., De la question sociale à la question raciale : Représenter la société française (pp. 131-157). Paris: La Découverte.

[13] Alana Lentin, « Post-racialisme, déni du racisme et crise de la blanchité », SociologieS [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 23 mai 2019.

[14] Idem.

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