La concurrence des victimes : de la revendication légitime au cercle vicieux

Rédigé le 3 août 2016 par : Edgar Szoc

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L’affrontement des mémoires n’a rien d’inédit. Ce qui l’est plus, c’est l’objet et « le terrain » sur lequel semblent désormais s’affronter ces mémoires. Dans ce qui constitue un tournant anthropologique majeur, certains groupes sociaux, ethniques ou religieux se battent pour obtenir le statut, jadis méprisé et décrié, de « victime ».

D’apparition récente, l’expression « concurrence des victimes » est née dans un contexte particulier, légèrement différent de celui dans lequel il est majoritairement utilisé désormais. Il apparaît en effet sous la plume de Jean-Michel Chaumont, dans son ouvrage de 1997, La concurrence des victimes : génocide, reconnaissance, identité (La Découverte). Chaumont désignait par là, une forme de compétition morbide entre survivants de la barbarie nazie, et plus particulièrement entre résistants d’une part, Juifs déportés, de l’autre.

C’est désormais plutôt la concurrence entre les mémoires de différents groupes sociaux, religieux ou ethniques, que recoupe ce terme – avec en ligne de mire la place prépondérante ou disproportionnée qu’occuperait le génocide juif dans la mémoire collective. Un « monopole » qui éclipserait ou minimiserait le souvenir et l’attention collective à accorder à d’autres souffrances ou d’autres crimes.

C’est probablement chez Dieudonné qu’on trouve l’expression la plus pure de cette logique : « Je travaille pour faire un film sur la traite négrière et […] les autorités sionistes – parce qu’aujourd’hui ce sont les autorités sionistes – […] me répondent : ce n’est pas un sujet de film. Avec l’argent public on fait 150 films sur la Shoah, moi je demande à faire un film sur la traite des Noirs, et on me dit que ce n’est pas un sujet. C’est une guerre qui est déclarée, culturellement, au monde noir […] : 400 ans d’esclavage, et je ne vous parle même pas de la décolonisation… Et on essaie de nous faire pleurer. Soyons raisonnables. Soit on partage tout […], et on dit : c’est la souffrance de l’humanité, et chaque fois qu’il y a un problème, on en parle. Mais qu’on n’essaie pas de cette façon-là, de cette manière. Moi je parle aujourd’hui de pornographie mémorielle. Ça devient insupportable ». (Propos tenus à Alger le 16 février 2005 à l’occasion d’une conférence de presse) 

On retrouve dans cette affirmation les ingrédients essentiels du ressort de la concurrence victimaire : l’idée que l’attention et le souvenir accordés à un drame retireraient, par un obscur système de vases communicants, une certaine dose d’attention et de souvenir à d’autres drames. Mais aussi l’idée que des forces obscures – et généralement juives – manipuleraient ces « vases communicants » à leur profit. Et enfin, plus mystérieusement encore, le présupposé que le statut de « victime » serait désirable en soi puisqu’il conférerait une forme de puissance, mais aussi d’immunité à l’égard des crimes actuellement perpétrés. À cet égard, on ne peut que constater un tournant anthropologique majeur, qui fait passer la victime de l’ombre honteuse, humiliante et humiliée, à la pleine lumière revendiquée. Le statut de victime (ou de descendant de victime) constituerait désormais un critère d’attribution de ressources non seulement matérielles mais également symboliques.

Du sens derrière l’absurde

Mais se débarrasser des questions posées par la concurrence victimaire en se contentant de la disqualifier comme « morbide », ces serait passer à côté des raisons pour lesquelles elle se propage et dès lors condamner à l’inefficacité la lutte contre cette propagation. Sans le moins du monde légitimer l’outrance dans le raisonnement et dans l’expression, on peut constater que les revendications victimaires poussent d’autant mieux sur un terreau propice constitué d’un mélange de refoulement de la part sombre (et particulièrement coloniale) de l’histoire européenne et de persistance de situations de discrimination.

Dans des situations caractérisées par ces deux logiques – refoulement de l’histoire et persistance des discriminations –, la revendication du statut de victime agit comme un « vecteur de sens », susceptible d’offrir un récit cohérent, et d’ancrer des parcours biographiques chaotiques ou brisés dans le « narratif » d’une domination séculaire. Le prix à payer est évidemment exorbitant puisqu’il s’agit alors d’abandonner son statut de « sujet » pour se penser avant tout comme victime historique des circonstances, objet de la domination et dépourvu de toute capacité ou autonomie politique. C’est en cela que la concurrence victimaire favorise un cercle vicieux de déresponsabilisation et de reproduction des situations de domination.

Si elle doit être combattue à ce titre, il ne s’agit pas moins de prendre au sérieux ce dont elle est l’écho. À cet égard, il serait par exemple nécessaire que la Belgique se montre enfin capable d’aborder sérieusement son rôle et ses responsabilités dans les tragédies que son occupation coloniale (et sa domination post-coloniale subséquente) ont occasionnées au Congo, au Burundi et au Rwanda. Le déni dont ces situations font encore l’objet plus de 50 ans après la décolonisation favorise un sentiment de « deux-poids-deux-mesures » qui alimente la concurrence victimaire. Il en va de même pour la pénalisation du négationnisme appliqué au seul génocide juif. Les deux seules positions cohérentes consisteraient à, soit appliquer un principe de liberté d’expression maximale à l’anglo-saxonne et ne plus pénaliser des propos négationnistes « simples » (c’est-à-dire ne constituant pas en tant que tels un appel à la haine), soit pénaliser tous les propos niant ou minimisant l’ensemble des génocides reconnus (mais la question de l’établissement de cette liste et des critères qui y présideraient – de nature plutôt historique ou plutôt juridique ? – est loin d’être réglée).

L’État et les mémoires

Par ailleurs, si la vision des « vases communicants » est évidemment critiquable en ce qu’elle postulerait une quantité limitée de mémoire à lotir entre différentes victimes, il n’en demeure pas moins que dans certains espaces (cursus scolaire, noms de rues, etc.), la quantité est effectivement disponible et appelle à un arbitrage éthiquement impossible et pourtant nécessaire : quand il n’est pas effectué consciemment, il l’est de toute façon de facto. Dans les sociétés multiculturelles qui sont les nôtres, le rôle de l’État n’est sans doute plus celui de détenteur et propagateur officiel de la mémoire, mais, de façon à la fois plus modeste et plus ambitieuse, celui d’organisateur et de metteur en scène du dialogue des mémoires de plus en plus diverses des citoyens qui le composent. Avec comme horizon – ou au moins comme fiction régulatrice – l’idée que la mémoire de chacun puisse devenir la mémoire de tous.

Il s’agit donc d’éviter d’employer l’expression « concurrence victimaire » pour délégitimer des revendications parfaitement entendables émanant de communautés naguère opprimées, aujourd’hui discriminées. C’est donc avec une précaution particulière qu’il faut manier ce concept pour éviter qu’il ne se transforme pas à son tour en instrument de domination et de disqualification. Les situation les plus difficiles à traiter sont celles qui voient s’articuler dans la bouche d’un même mouvement des revendications parfaitement légitimes et d’autres qui versent dans la « concurrence des victimes » et sa logique déresponsabilisante.

À cet égard, on ne peut que souhaiter, encore une fois, que les pouvoirs publics belges, et singulièrement bruxellois et francophone, accordent aux associations communautaires des moyens leur permettant de s’organiser et de porter, le cas échéant, des revendications mémorielles – qui ne soient pas nécessairement de l’ordre de la victimisation (voir Signe des Temps, n°1, 2016). S’organiser collectivement, fût-ce pour porter des revendications mémorielles, c’est en effet déjà un pas dans la projection vers un futur désiré, pour lequel on se bat en tant que sujet politique, plutôt qu’un enfermement dans un passé douloureux et paralysant. Quitte à ce que concurrence il y ait, autant qu’elle porte en effet sur l’avenir !

 

 

    

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