L‘origine comme critère de sélection au sein des ONG : à quels imaginaires cette pratique fait-elle écho ? Partie 2.

Rédigé le 10 mai 2021 par : Nour Outojane

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Une personne a vu sa candidature à un poste de gestionnaire de projet au sein d’une ONG belge être refusée. La raison invoquée ? Son origine. Par-delà son illégalité, cette discrimination à l’embauche nous pousse à questionner les représentations sous-jacentes à ce genre de pratique dans un secteur qui semble encore être fortement et paradoxalement structuré par le racisme.

Le questionnement sur les origines d’Aurélie indique qu’elle a charrié tout un imaginaire chez son potentiel employeur ; un imaginaire qui édifie bon nombre de présomptions, stéréotypes et préjugés.

Assignation des corps comme frein à la mobilité

Le fait que le recruteur ait exprimé que le poste doit être rempli par un·e « expat » dévoile sa difficulté à imaginer Aurélie en tant que telle. D’une part, cela souligne la manière dont les personnes Noires et racisées sont encore trop souvent assignées à un ailleurs alors que nous sommes d’ici. En effet, la logique du recruteur est que si Aurélie était envoyée au Bénin dans un cadre professionnel, elle ne serait pas « expat » car elle serait envoyée « chez elle ». Cette difficulté à imaginer Aurélie en tant qu’« expat » renvoie à nos catégories migratoires, qui sont loin d’être neutres et apolitiques : elles réitèrent des hiérarchies raciales. Avec un tel raisonnement, porteur d’une idéologie qui oriente la politique de recrutement, comment imaginer qu’une ONG puisse jouer un rôle quelconque dans la remise en cause du racisme structurel légué par le passé colonial ?

Aurélie a également été renvoyée à l’impossibilité d’être considérée comme experte par un potentiel manque de « neutralité », une présomption tout à fait liée au fait qu’elle soit perçue comme ne faisant pas partie intégrante de l’Occident. Historiquement, la centralisation et universalisation du savoir occidental – positionné comme un savoir objectif – ont marginalisé différentes personnes ainsi que leurs voix, leurs idées et leurs visions du monde[1]. La coopération humanitaire est souvent critiquée pour la reproduction des modèles de domination et d’hégémonie coloniales dont elle est coupable et qui se reflètent par les pratiques de recrutement, les personnes considérées comme légitimes à donner des conférences, à prendre des décisions, à superviser la gestion d’un budget, etc. La situation d’Aurélie en est emblématique.

Pourtant, bon nombre de projets ont montré l’importance de partir des cultures des pays où la coopération des ONG a lieu, et ce afin d’éviter un ethnocentrisme ravageur[2]. La question n’est pas si la personne chargée d’un projet est Occidentale ou non, racisée ou blanche, mais concerne plutôt les pratiques de l’ONG : la capacité d’humilité et d’écoute profonde, la prise en compte réelle des besoins, des avis et des critiques des populations locales[3]. Comme le dit Farhana Sultana (2019), il faut être en phase avec ce qui se passe sur le sol, théoriser et opérer à partir d’« une tour d’ivoire » n'amènera rien de bon mais ne provoquera que du désespoir ou des projets dont on apprendra l’échec après coup.

Il faut dire que le mode de vie majoritaire des expatriés n’aide pas à ce qu’il puisse y avoir un réel échange avec la population locales. En effet, pour des raisons de sécurité, d’assurance mais aussi d’image des ONG, les expatrié·e·s d’ONG occidentales partagent des quartiers bien spécifiques avec les travailleur·euse·s des Nations unies, des forces militaires et des ambassades : souvent les anciens beaux quartiers de colons[4]. Un des arguments en faveur de ce mode de vie est qu’il permet aux Occidentaux d’offrir des emplois aux « bénéficiaires », mais il faut reconnaître qu’il peut paraître indécent, ayant des connotations ambiguës et relevant des hiérarchies de domination raciale[5].

Avoir des partenaires locaux - parfois par obligation pour obtenir des fonds - ne résout pas toujours ces problèmes. Souvent, ces partenariats sont opportunistes et opérationnels plutôt que stratégiques, c’est-à-dire qu’ils ne visent pas à faire monter en puissance une ONG locale. Les ONG et les populations locales sont rarement invitées à (co-)définir les manières dont la communauté internationale peut les aider le plus efficacement possible. A l’inverse, il y a plutôt une reproduction de modalités d’intervention, qui restent dans les mêmes contours, peu importe le pays où l’intervention a lieu, dans un souci d’efficacité. Les modes opératoires sont donc très souvent imposés et les ONG locales peuvent développer une sorte de rancœur par le mépris provenant des ONG occidentales et leur imperméabilité aux remarques. Mme Bieble, responsable de l’ONG Cause Commune à Kinshasa, disait qu’elle ressentait que l’offre d’ONG locales était trop rapidement assimilée « à des brigands, à des voleurs qui ne cherchent qu’à se pérenniser ».

Aujourd’hui, il est important de se demander qui peut être considéré comme « expert·e », quelles personnes portent des connaissances considérées comme valides, lesquelles sont illégitimées par manque de « neutralité » et comment ces processus maintiennent en place des relations de pouvoir qu’il faut déstabiliser. Le fait qu’Aurélie soit directement écartée est, d’une part, discriminatoire, de l’autre, surprenant : ne serait-ce pas sa connaissance de la langue, de la culture, sa facilité à connaître la population locale, à comprendre des subtilités culturelles, sociales, politiques ou encore économiques, qui pourraient permettre un dialogue plus profond et une meilleure prise en compte de l’avis des populations et des ONG locales, et donc, par extension répondre à bon nombre d’enjeux auxquels les projets internationaux font face ?

Au final, ce que Mme Bieble exprime vis-à-vis de la manière dont les ONG locales sont perçues par les ONG occidentales révèle un mécanisme similaire quant à la perception des capacités d’Aurélie, en tant que femme Noire, par un recruteur blanc. Tout comme on s’inquiète d’un potentiel manque d’objectivité de la part d’Aurélie en raison du pays de provenance de ses parents, s’inquièterait-on d’un potentiel manque de neutralité chez un candidat euro-descendant qui s’avérerait être né au Bénin ? Qu’en est-il alors d’une personne dont les parents ou grands-parents auraient eu une implication dans la colonisation du pays en question ?

Le recruteur a également parlé de crainte de potentiels « conflits d’intérêts »; des craintes qui résonnent également avec des préjugés datant de l’époque coloniale, selon lesquels les personnes Noir·e·s manqueraient de contrôle et d’honnêteté. Il s’agit d’une interaction violente et insultante. Sachant que les ONG travaillent actuellement – suite aux éléphants blancs, c’est à dire des mégaprojets qui sont plus néfastes que bénéfiques – avec des chartes éthiques, des budgets pré-élaborés et pré-validés, des dossiers administratifs à compléter à mi-parcours et à la fin du projet, une évaluation par un audit externe et un contrôle de la part de la Direction générale Coopération au développement et Aide humanitaire (DGD), la crainte du recruteur semble d’autant plus irrationnelle.

A moins que la réelle crainte relève inconsciemment du fait qu’Aurélie puisse avoir trop d’affinités avec la population locale et qu’elle se détache trop du style de vie typique des « expats » sur place, ne regardant plus la situation à partir du prisme de l’ONG pour laquelle elle travaillerait, mais davantage à partir du prisme des réels intérêts des ONG et populations locales. Que se passerait-il alors ? Quels changements découleraient d’une centralisation des expériences vécues, de la vie quotidienne, émotionnelle et incarnée des « bénéficiaires », au lieu des logiques coloniales et des valeurs eurocentriques, au lieu de la blanchité comme seule source de connaissances ? Que deviendrait l’humanitaire et la coopération de demain si on dépassait un discours symbolique de la diversité et de l’inclusivité, si ce qui a été réduit au silence ou supprimé était entendu et réellement pris en considération, si on pratiquait l’humilité et l’écoute réelle, si on reconnaissait la partialité de chaque point de vue, comme situé ?


[1] Sultana, Farhana. (2020). dans Social Science Research / University of Amsterdam (2020). Decolonising Europe #11: Decolonising humanitarianism

[2] Coopération Education Culture. (2019). Décoloniser la communication des ONG

[3] Larzilière, Pénélope. (2010). Faut-il « désoccidentaliser » l’humanitaire ?

[4] Galy, Michel. (2010). Faut-il « désoccidentaliser » l’humanitaire ?

[5] Galy, Michel. (2011). A Kinshasa, aventuriers africains et professionnels occidentaux

 

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