Instrumentalisation d’un salafisme fantasmé

Rédigé le 12 août 2013 par : Nicolas Bossut

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« Le salafisme reste la menace sérieuse pour l’Etat Belge », affirmait Alain Winants, administrateur Général de la sûreté de l’Etat lors de la présentation annuelle du rapport 2011. Ces propos tenus dans un contexte de crise économique et de crispation politique inédites en Belgique, étaient une aubaine pour une classe politique discréditée, incapable de répondre aux préoccupations du moment. Alimenter et entretenir une psychose collective d’insécurité reste en effet une des recettes politiques les plus efficaces pour mettre en sourdine les velléités de changement. Le salafisme est-il pour autant une menace pour l’Etat ?

Malgré le caractère incendiaire de son propos, le patron des renseignements généraux nuançait dans la même déclaration : « Globalement, on compte quelques milliers d’adhérents au salafisme en Belgique. Quelques centaines forment un noyau dur et prennent part à des activités, et quelques dizaines vont un pas plus loin et entreprennent un voyage à l’étranger pour suivre une formation religieuse, ou politique ou militaire »[1].

À en croire donc les statistiques, seuls quelques dizaines de « salafistes », visiblement  bien  « surveillés » constitueraient une vraie menace pour la sécurité nationale. Il est difficile pour le commun des Belges de cerner le fondement de ces mouvements « islamistes » d’où l’intérêt de faire une genèse des différents courants « salafistes » et l’idéologie qu’ils prônent[2].

Ce qu’est le salafisme

Le terme salafisme est un peu trop galvaudé par la presse. Il regroupe un peu tout et son contraire et, progressivement, du fait de son utilisation abusive, s’est vidé de son sens. Le salafisme, tel qu’on l’entend dans les sciences sociales, est un mouvement qui vise au retour à un islam primitif.

Ses promoteurs veulent débarrasser l’islam de ce qu’ils considèrent comme des innovations. Il s’agit de le purifier, de le nettoyer de ce qui leur apparaît comme des déviations par rapport à la norme islamique. Ce mouvement de retour à la pureté originelle s’accompagne d’une méfiance à l’égard de la pluralité des interprétations des écoles juridiques[3], qui auraient divisé les musulmans. Cette vision a pour but de mettre de côté les 14 siècles de jurisprudence patiemment construite par ces écoles juridiques et amène à adopter une certaine intransigeance à l’égard du soufisme, du chiisme mais aussi des formes d’islam populaire. Les salafistes s’estiment dépositaires d’une orthodoxie islamique qu’ils estiment malmenée par une forme d’impérialisme culturel occidental mais aussi par les musulmans eux-mêmes. Tout leur travail sera donc de ramener les musulmans à se ré-islamiser.

En matière économique, les salafistes cultivent un intérêt certain pour l’entreprenariat dans la mesure où il leur permet de s’émanciper du salariat. Le travail individuel est valorisé car il y a là l’assurance de pouvoir pratiquer ses rites aux heures dites sans subir la contrainte d’un quelconque employeur.

Le salafisme n’est pas un mouvement homogène. Il s’est déployé de façon complètement éclatée et se compose d’une pluralité de sous-groupes, de sensibilité parfois concurrente entre eux. On peut distinguer trois groupes majeurs : le salafisme piétiste, politique et révolutionnaire.

Le salafisme piétiste

Le salafisme piétiste est un salafisme qui se désintéresse totalement du terrain politique. Il est avant tout soucieux de la pratique religieuse. Il s’agit, pour ses adeptes, qu’ils soient installés dans un pays à majorité musulmane ou non, de se préserver des souillures de la société.

On peut distinguer deux sources principales du salafisme piétiste. Il y a d’un côté un héritage de type saoudien, proche de l’establishment de Riyad, et de l’autre un héritage yéménite qui s’est construit plus récemment à partir de 2002-2003. Il est plus isolationniste, exclusiviste.

On trouve quelques prédicateurs de la mouvance saoudienne à Bruxelles. Ils sont fort investis dans la vie associative et ne sont pas rétifs à l’idée du vote. Ils vont par contre prôner une forme d’entre-soi musulman, propre à renforcer les craintes de communautarisme.

Pour les salafistes de tradition yéménite, il n’est même pas envisageable de travailler avec l’associatif musulman. Leur horizon mythique, c’est de quitter les pays non-musulmans pour rejoindre des régions où ils pourraient pratiquer leur islam de façon décomplexée et être des sortes de zélotes modernes. C’est le hijra, la « migration ». Certains ont tenté l’aventure mais beaucoup, déçus ou incapables de s’adapter à un nouvel environnement, sont finalement rentrés en Belgique.

Les piétistes sont fondamentalement opposés à l’action violente et se démarquent avec force de groupes comme Sharia4Belgium. Cette attitude explique une certaine tolérance des acteurs politiques envers les piétistes. Ils sont perçus comme des légalistes et respectés en tant que tels. Les piétistes acceptent en effet la force de l’Etat et s’y soumettent. Ils sont même prêts à collaborer avec les services de police, voire avec la Sûreté, si les circonstances l’imposent.

Les acteurs politiques apprécient également leur rôle de facteur de maintien de l’ordre. On peut souvent voir les salafistes piétistes aborder les jeunes qui traînent dans les rues pour les inciter à mener une vie plus pieuse impliquant d’étudier, de travailler, d’arrêter la boisson, la cigarette et les drogues. Leur rôle dans la lutte contre la drogue, notamment dans les banlieues françaises gangrenées par ce mal, est aujourd’hui avéré.

Cette relative entente entre l’Etat et les piétistes comporte cependant un bémol ; la loi pénalisant le port du voile intégral est difficile à vivre pour certaines femmes qui envisagent dès lors sérieusement de réaliser leur hijra. Il y a là un conflit de loyauté entre la religion et l’Etat qui semble difficile à trancher.

Le salafisme politique

La deuxième branche du salafisme est, en Belgique, ultra-minoritaire. Ses adeptes sont en faveur d’une logique participationniste. Ils se constituent en parti politique même s’ils peuvent être en désaccord avec les principes mêmes de la démocratie. On peut citer à cet égard le parti « Citoyenneté et prospérité », le parti « Jeune musulman » ou la liste « Islam » qui a décroché quelques sièges aux dernières élections communales à Bruxelles. Leur programme regroupe le plus souvent des revendications d’ordre communautaire comme le halal dans les cantines des écoles, le port du voile, etc.

Les liens avec le reste de la classe politique ne sont pas particulièrement problématiques non plus. En effet, dans le fond, ce type de salafisme représente un courant ultra-minoritaire dont les membres élus ont prêté serment sur la Constitution. En ce sens, ils sont respectueux des lois et des institutions de la démocratie, comme peuvent l’être d’autres partis qui remettent en question la démocratie tel que le Vlaams Belang. Même si on peut condamner moralement de telles radicalités, elles ne peuvent pas pour autant être criminalisées pénalement tant qu’elles n’appellent pas à la haine raciale. Les limites sont claires et, pour l’instant, les salafistes politiques n’ont pas l’air de les avoir franchies. Leurs déclarations, tant qu’elles seront portées par un groupe minoritaire, n’auront dès lors que le poids qu’on voudra leur donner.

Le salafisme révolutionnaire

Le salafisme révolutionnaire est d’un ordre totalement différent. Il met l’accent sur le djihad dans sa dimension de lutte armée. Les salafistes révolutionnaires, à l’instar de Sharia4Belgium, vont réfuter toute idée de collaboration au sein des sociétés occidentales mais aussi musulmanes. Ils sont hostiles à une action religieuse limitée à la prédication. Pour eux, le hijra n’est pas envisageable parce qu’ils n’ont pas trouvé de région à majorité musulmane qui corresponde à leur exigence d’absolu.

Ce courant du salafisme est potentiellement dangereux car il peut mener ses membres à une radicalisation violente, à une remise en question de la légitimité même de l’Etat et à un prosélytisme agressif.

En ce qui concerne le salafisme révolutionnaire, les acteurs politiques ont fait preuve d’une hyper-activité aux niveaux européen et national, qui a mené nos Etats à mettre en place des politiques de plus en plus répressives visant à encadrer le risque de terrorisme islamique.

Le salafisme-épouvantail ?

Les politiques mises en œuvre pour contrer les risques terroristes posent de nombreuses questions en termes de respect des libertés individuelles et collectives. Elles pourraient ainsi amener à une criminalisation progressive de mouvements n’ayant aucun rapport avec le terrorisme ou même le salafisme révolutionnaire, tels que des mosquées, des syndicats ou des mouvements sociaux.

Il nous semble désormais temps de regarder les choses en face. Les acteurs politiques ne peuvent se barricader derrière l’excuse du « salafisme », dont peu savent de quoi il s’agit, pour mettre en place des politiques répressives. Nos démocraties libérales ne peuvent se permettre de criminaliser des opinions, même si ces dernières sont justement opposées aux principes mêmes de la démocratie ou sont fondées sur une base religieuse.

D’autres méthodes, se distinguant d’un discours répressif, ont pu faire leurs preuves. Face à un courant comme le salafisme, qu’il soit piétiste, politique ou révolutionnaire, nous nous devons de faire preuve de persuasion. Peut-être ne croyons-nous plus dans les vertus de la démocratie, mais si tel n’est pas le cas, nous savons que c’est sur une  dynamique d’argumentation que nous avons à nous appuyer. Dans un tel débat, les arguments d’autorité ne peuvent porter. Chacun est donc amené à faire ses preuves par l’exemple.

Il nous faut également, pour contrer le discours salafiste et ses éventuelles dérives, investir dans l’éducation de la jeunesse tout comme nous l’avons fait pour contrer les idées d’extrême-droite. La plupart des autorités religieuses et des intellectuels musulmans le répètent sans cesse ; il  faut offrir un cadre de formation solide aux ministres du culte musulman. C’est parce que les traditions et la jurisprudence islamiques sont mal comprises que des courants radicaux comme le salafisme peuvent émerger. Ce cadre de formation des imams relève de la responsabilité de l’Etat. 

Plus largement, il revient à la classe politique d’être attentive à ne pas instrumentaliser la présence du courant salafiste dans la communauté musulmane de Belgique à des fins électoralistes et populistes. En fomentant un climat de peur et de méfiance récurrent à l’égard de nos concitoyens musulmans et en stimulant un imaginaire collectif rempli de clichés et de méconnaissance, une certaine partie de la classe politique se rend responsable d’un renforcement du communautarisme et d’une montée de l’islamophobie. Le vivre ensemble sera au prix d’une volonté de connaissance mutuelle et d’une dynamique démocratique non-ostracisante et inclusive. C’est dans ce sens que nous devons, dès aujourd’hui, nous engager…

 


[1] À ce sujet, les estimations divergent. Hanifa TOUAG, doctorante-chercheuse à l'Université catholique de Louvain (CISMOC - Centre interdisciplinaire d'études de l'Islam dans le monde contemporain) et à Sciences Po Paris, estimait ainsi lors d’une conférence-débat organisée par BePax le 11 décembre 2012 que l’ensemble des salafistes de Bruxelles devait s’élever à un maximum de 300 personnes. Elle ajoutait que ces chiffres sont difficiles à manipuler et probablement surévalués du fait de leur surexposition médiatique. En extrapolant à l’ensemble de la Belgique, il paraît difficile de croire que le nombre de salafistes s’élève à quelques milliers.

[2] Les principales informations factuelles citées dans cette analyse sont tirées de la conférence-débat précitée.

[3] Le monde sunnite connaît quatre grandes « écoles juridiques », correspondant à des interprétations légèrement différentes du Coran et de la Charia. Ces écoles se reconnaissent mutuellement comme valides et véridiques. Elles sont des sources de tradition très importantes dans l’Islam contemporain. 

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