Grand Remplacement, un effet secondaire indésirable

Rédigé le 30 avril 2020 par : Anne-Claire Orban

Islam Complotisme Islamophobie

Taille de police réduire police agrandir police

En 2018 se tenait l’exposition « L’islam, c’est aussi notre histoire ! » financée par le programme Culture de l’Union Européenne et organisée par Tempora et le Musée de l’Europe. Nous avons rencontré Monsieur Remiche, directeur de Tempora, qui revient sur le contenu de l’exposition, et notamment sur le fantasme du Grand Remplacement.

Le Musée de l’Europe et Tempora, société fondée dans la foulée du Musée de l’Europe, désirent questionner l’identité européenne en posant la question « existe-t-il une identité européenne ? Et quelles sont les frontières culturelles ? ». Pour ce faire, deux angles d’approche sont privilégiés : d’une part, l’Europe en elle-même, en tant que civilisation en soi, et d’autre part, l’Europe dans ses relations avec d’autres civilisations. Ce deuxième angle a donné naissance à deux premières expositions : « l’Amérique, c’est aussi notre histoire ! » et « l’Islam, c’est aussi notre histoire ! ». Suivront probablement des expositions autour du judaïsme et de l’Afrique subsaharienne.

L’exposition sur l’Islam veut couper court aux interprétations du monde simplistes, binaires et angoissantes. Couper court aux préjugés tenant pour contemporaine la présence musulmane sur le sol européen et considérant l’Europe et l’Islam comme fondamentalement étrangères l’une à l’autre, voire incompatibles. L’exposition montre au contraire, les racines spirituelles et intellectuelles communes que connaissent l’Europe et l’Islam ainsi que leur héritage philosophique commun en insistant sur le fait que, depuis le 8ème siècle, les deux civilisations s’entremêlent et s’influencent l’une l’autre. « Aussi bien, de même qu’il y a un Islam maghrébin, turc, africain, indo-pakistanais, arabe ou indonésien, il y eut bel et bien, et il y a toujours, un Islam européen. »[1]

Pour Monsieur Remiche, directeur de Tempora, il y avait urgence à proposer une telle initiative : « montrer la rencontre des civilisations [... qui] nous paraissait naguère comme un projet utile, est devenu chemin faisant un projet urgent d’utilité publique ». Il raconte que certains décideurs politiques, suite aux divers attentats en Europe, se sont opposés à la tenue de cette exposition, de peur d’aviver les craintes et les tensions face à l’islam. À l’inverse, dit-il, « c’était exactement le bon moment pour le faire ». Cette exposition tendait à présenter des faits, sans préjugé ni positionnement politique, afin de mieux comprendre l’Europe d’aujourd’hui et ses multiples influences. Cette compréhension est un premier pas pour envisager un vivre-ensemble serein qui profitera à l’ensemble des citoyens.

Comment a été reçue l’exposition ?

« Il n’y a eu aucun reproche sur la dimension historique. Nous nous entourons chaque fois de comités scientifiques sérieux. L’exposition a été très bien accueillie et la presse très positive. Evidemment, nous avons reçu des critiques de l’extrême-droite, nous accusant de promouvoir l’islam... A côté des groupes en tous genres, nous avons reçu plusieurs centaines d’imams, des maisons de quartiers de Molenbeek, ... Et du côté de la communauté musulmane, les gens nous remerciaient énormément. Ils étaient contents d’entendre parler de l’islam autrement que sous la forme de caricature, contents d’entendre que les relations entre l’Islam et l’Europe sont anciennes et que l’Islam a apporté des choses à l’Europe, qu’eux-mêmes ignoraient ! Je pense que cette exposition permet de ressentir une certaine fierté dans le chef de la communauté musulmane, faisant un pied de nez à toutes les caricatures et les messages haineux diffusés çà et là. »

Avez-vous abordé le fantasme du « Grand Remplacement » dans cette exposition ?

Si oui, comment ? « Nous avons pris le parti d’illustrer par des œuvres d’artistes la période contemporaine et les tensions présentes aujourd’hui. On a par exemple une œuvre évoquant la récupération des tenues islamiques, dont le voile des femmes, par les multinationales du sport ou encore une œuvre montrant le voilement ou dévoilement (cela dépend le sens de lecture de l’œuvre) de trois femmes. Et à côté de cela, oui, nous avions une œuvre abordant le fantasme du remplacement : des femmes musulmanes utilisant les drapeaux de l’Angleterre, de la France, des Etats-Unis et de l’Allemagne pour se couvrir la tête et le corps. Nous aimons que les œuvres poussent à la réflexion et l’idée est d’avoir un débat sur cette angoisse-là. On ne voulait pas faire semblant et dire « tout va bien, il n’y a pas de souci, pas de tension ». Si, il y en a, et une exposition est là pour permettre le débat.

De même, nous avons exposé une œuvre montrant une boite de bijoux Louis Vitton, avec une Rollex, et remplie d’explosifs. On ne voulait pas nier le terrorisme qui sévit dans le monde. Derrière cela, on peut voir le financement du terrorisme par des pays riches par exemple. Nous n’avons, à aucun moment, dit que l’Islam se réduisait au terrorisme. Nous disons par contre que le terrorisme impacte négativement le regard sur l’islam d’Europe. On ne peut pas faire la langue de bois et ne pas en parler du tout. »

Et votre point de vue personnel sur ces théories remplacistes ?

« Je pense qu’il faut faire la différence entre une Marine Lepen et une personne lambda qui tiendrait de tels propos. Je pense qu’il faut comprendre pourquoi des personnes tiennent ces propos et croient en une théorie pareille. Il y a une pédagogie à faire plutôt que sortir les grands principes. Je pense qu’il faut parler des choses qui posent question, ne pas mettre de couvercle sur les réalités vécues sinon cela va donner corps à la théorie du grand remplacement. Il y a, en effet, des choses que je peux comprendre. Par exemple, s’il y a des cafés où l’on ne peut prendre que du thé à Molenbeek, et que des habitants doivent faire trois kilomètres pour boire une bière pour se sentir chez eux, ce sont des choses qui posent question

J’opterai pour rassurer les gens en disant qu’il n’y a pas de grand remplacement mais que les choses changent et amènent des situations compliquées. Je pense que si l’on n’en parle pas, que l’on ne nomme pas ces situations compliquées, l’extrême-droite en profitera et montera au pouvoir ! »

Quelle est la source de ce fantasme selon vous ?

« Je crois que l’islam représente une importante communauté religieuse, avec une pratique très forte, je dirais même, la plus forte selon moi. On a l’impression d’une identité plus affirmée, avec des points de repère forts comme le ramadan, le calendrier, la prière,... Je pense que le phénomène de remplacement est ressenti parce que, avec la déchristianisation, l’identité européenne est plus compliquée à identifier. Face à une communauté organisée et soudée, nous ressentons le vide ou la perte de sens dans notre modèle de société. Je dirais que pour accueillir quelqu’un, il faut une maison avec une porte et des fenêtres. En d’autres mots, je pense qu’il faut être clair avec son identité et ses racines pour accueillir l’Autre. Ce n’est pas parce que j’ai une identité que je ne peux pas penser l’altérité, au contraire. »

***

Dans le chef de personnes persuadées d’un Grand Remplacement, l’idée que les instances européennes et nationales soutiennent l’islamisation du territoire par le financement de recherches sur l’Islam est répandue. L’exposition ici présentée ne fait pas exception. Des partis d’extrême-droite s’y sont opposés, y voyant la promotion de l’Islam... Cela devient une réaction banale et facile de la part de ces courants politiques, flamands comme wallons : discréditer avant même de connaitre le contenu. Pourtant, cette exposition ne fait pas « la langue de bois », on y aborde les sujets sensibles, notamment à travers des œuvres d’artistes contemporain.e.s.

De manière générale, le directeur de Tempora est bien conscient de la fragilité actuellement ressentie de l’identité européenne. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’ont été pensées les expositions : questionner l’identité de l’Europe, ses héritages culturels et ses évolutions actuelles. Une Europe qui évolue en fonction des populations qui la composent. Et ce n’est pas pour rien que c’est dans ce contexte de crise identitaire que naissent les théories remplacistes. Ce n’est pas l’ « Autre » qui fait peur, cela n’est qu’un symptôme. C’est bien « soi » qui fait peur. Que ce soit l’Union Européenne ou l’Etat belge, ces « soi » offrent aujourd’hui peu de rêves et d’idéaux de société. C’est bien ici que se trouve le nœud à résoudre. Le fantasme d’un Grand Remplacement n’en est qu’un effet secondaire.

Déclaration des effets secondaires : si vous ressentez un quelconque effet indésirable, parlez-en à votre entourage. Vous pouvez également déclarer les effets indésirables directement via un organisme de défense des minorités (Unia, CCIB, Bamko,...). En déclarant les effets indésirables, vous contribuez à fournir davantage d’informations sur la sécurité des personnes qui en sont victimes.


[1] Introduction à la brochure de l’exposition « L’Islam, c’est aussi notre histoire »

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies pour vous proposer des contenus et services adaptés.
Accepter