Femmes sur les réseaux sociaux : des pistes de réappropriation collective - Partie 2

Rédigé le 1 décembre 2020 par : Pauline Thirifays

Féminisme

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Depuis quelques mois et de plus en plus, Twitter a des allures de chaises musicales : à chaque tour, au milieu de la petite musique lancinante des injures, des railleries et des menaces, tout s’arrête quelques instants le temps qu’une femme de plus quitte les lieux, parce que sa coupe est pleine de toute la haine qu’on a bien voulu, collectivement, y voir déverser.

Face à la dimension politique de cette problématique, la réponse doit - devrait être - collective, sociétale et structurelle. Or, les garde-fous sont, en matière de cyber harcèlement, pour le moment partiellement inopérants, et en tout cas absolument insuffisants en termes d’efficacité pour aider les cibles.

La Justice, tout d’abord, s’avère trop lente. Le temps de la Justice, qui est un temps long, est en complet décalage avec le temps des réseaux sociaux sur lesquels les dommages continuent, jours après jours, dans une perpétuelle immédiateté de la violence sans cesse renouvelée. Déposer plainte peut être compliqué si on se retrouve (ce n’est heureusement pas toujours le cas) face à un policier.ère, peu au fait de ces problématiques, qui risque de minimiser les torts subis ou même de déconseiller de porter plainte. Le coût que représente l’action en justice en termes d’honoraires d’avocats peut également être rédhibitoire pour certaines. En outre, les avocat.e.s spécialisé.e.s dans ces domaines sont encore rares et la victime, déjà vulnérabilisée par les violences subies, peut, en tombant sur un conseil qui ne comprend pas les enjeux réels et les dommages personnels subis, se retrouver exposée à des propos blessants qui viennent s’ajouter aux blessures initiales. Enfin, nombreuses sont celles qui n’osent pas entamer de telles démarches soit par crainte de l’effet Streisand qui, dans l’attente (longue !) d’une hypothétique victoire qui fasse enfin cesser les violences va les exposer temporairement davantage, soit par impossibilité de fournir l’énergie nécessaire à affronter toutes ces démarches alors qu’elles sont au plus mal. 

La piste de la modération qui devrait être opérée par les plateformes de réseaux sociaux est également un fiasco[1]. Par manque de moyens, de technologies, mais plus probablement par manque de volonté réelle, Twitter ou Facebook échouent lamentablement à modérer les violences en ligne.

Enfin, au niveau associatif, on ne peut que regretter l’absence totale d’association de soutien spécifique aux femmes ciblées par le cyber harcèlement. Des structures féministes généralistes existent, mais elles n’ont pas développé d’expertise réelle en termes d’accompagnement des cibles de violence en ligne. Or, pour chaque femme victime, il y a un moment où c’est la première fois et où on se sent isolée et désemparée. Dans ce moment, il serait pourtant primordial de pouvoir se tourner vers une structure qui puisse non seulement soutenir dans les démarches qu’on souhaiterait éventuellement entamer en Justice, mais encore pour dire simplement quoi faire. L’objectif premier est de couper la dynamique de solitude à laquelle le cyber harcèlement accule. Or, on déplore l’absence de telles structures spécifiques qui puissent, fortes d’une certaine expertise, faire de la militance et de la prévention mais surtout apporter du soutien dans toutes les dimensions de la vie qu’affectent les violences en ligne. De telles associations ont fait leurs preuves dans d’autres problématiques dont les femmes sont victimes ; on ne peut que regretter le vide en matière de cyber violence.

Le rôle des individus

Puisque l’enjeu, on l’a vu, est bien collectif, la réponse doit être collective. Puisque les garde-fous que sont la Justice et la modération en ligne par les plateformes sont inopérantes, il faut agir collectivement. L’isolement des victimes est une des clés de la dynamique de harcèlement.

Oui, mais comment agir ? Souvent, les acteurs progressistes qui ont fait le constat de la réalité du harcèlement en ligne et ont à cœur de le combattre concrètement ne savent pas comment s’y prendre. Et s’il n’y a pas de solution miracle, il y a tout de même de grandes lignes de conduite à suivre pour améliorer les choses. Et, surtout, des fondamentaux à intégrer qui doivent permettre de proposer des grilles de lecture claires des situations au milieu du flou sur lequel prospèrent les dynamiques de harcèlement.

1. Protéger la victime. Il faut à tout prix éviter de taguer la cible dans un fil hostile où elle va lire des horreurs, ne pas lui envoyer (sauf si elle le demande, dans ce cas il faut le faire, les cibles de harcèlement ne sont pas des enfants) des captures d’écran pour montrer que un tel a dit ou fait cela ou liké ceci ou ça. Même si ce n’est pas le but généralement recherché par les personnes qui agissent comme cela, c’est toxique.

2. Soutenir, pour sortir des dynamiques de harcèlement. Quand le rappel à la loi n’est pas possible ou se fait attendre, c’est par le STOP de la masse silencieuse qu’on sort des dynamiques de harcèlement. Il n’y a pas deux entités dans une situation de harcèlement il y en a trois. La cible ne peut s’en sortir seule car elle est piégée. Le harceleur n’a aucune raison d’en sortir. Seule la masse spectatrice peut agir. Agissons ; disons « stop ».

3. Mettre en perspective. Il s’agit de repolitiser ce que l’aspect personnifiant du harcèlement fait oublier : les rapports de domination à l’œuvre (sexiste souvent dans le cas du harcèlement). Dénoncer les alliances entre harceleurs et sphères d’extrême-droite.  Il faut sortir de la confusion ambiante et rappeler que, non, il n’y a pas « à boire et à manger de la part des deux côtés ». Cela nous amène au point suivant…

4. Oublier les positions de surplomb qui ramènent tout le monde dos à dos. Ceci entretient la confusion et c’est extrêmement violent pour les cibles. À un moment, ne pas dénoncer les dynamiques de harcèlement et le déséquilibre dans le rapport de force, c’est juste faire le jeu du harceleur et ouvrir la porte à l’inversion victimaire des réalités. On ne discute pas avec tout le monde. Dans certains cas, la recherche affichée de « nuance » face à la « complexité » sont juste des compromissions destinées à maintenir son image de celui/celle qui est sage et qui discute avec tout le monde loin de « l’hystérie ambiante » (entendez en fait le « pétage de plomb » légitime des cibles harcelées).

5. Ne pas nourrir les névroses : on ne parle pas aux harceleurs ni à leurs soutiens. Nous parlons aux autres ; à ceux et celles qui seraient perdus et auraient besoin que l’on éclaire les logiques à l’œuvre. Parler aux harceleurs, c’est les considérer malgré tout comme interlocuteurs légitimes.  C’est très violent pour une victime de voir ses proches soutiens deviser avec ceux qui les harcèlent. Soit on leur parle pour les convaincre et d’une part cela ne sert à rien et d’autre part on va être amené à leur concéder des choses dans la discussion, soit on va les « chercher » avec agressivité et cela va juste nourrir leur névrose et alimenter leur délire de persécution (voir ci-avant « inversion victimaire des réalités). Ne rien faire qui remette une pièce dans la machine. Ceci nous amène au point 6…

6. Oublier son propre ego de chevalier blanc qui va rétablir la justice à lui/elle tout.e seul. Les dynamiques à l’œuvre sont collectives ; elles doivent être combattues collectivement, c’est-à-dire politiquement. Souvent, cet ego de chevalier servant de la cible qui va pourfendre le harceleur sur son destrier blanc ne sert que notre propre posture, voire notre plaisir pervers à provoquer le harceleur… sauf que ce n’est pas nous mais la cible qui in fine en fera les frais.

7. Rétablir les faits. Si on en a la possibilité, si on a connaissance des faits et le temps disponible, on peut faire un « debunk » pour ramener à la réalité ceux et celles qui seraient tentés de croire les délires et les diffamations. C’est pour eux qu’on parle (voir point 2), pas pour les harceleurs ni surtout aux harceleurs (voir point 5). La cible est souvent contrainte de fuir les réseaux sociaux devenus trop toxiques. Elle n’a plus de voix pour rétablir les faits. Le faire pour elle est lui rendre une voix dans le débat. Si la cible fait un papier de debunk elle-même, il faut le partager abondamment.

8. Rester fidèle à ses valeurs dans ses méthodes. Quoi qu’il arrive, quelle que soit la colère que provoque en nous le harceleur, ne tombons pas (nous qui ne sommes pas ses cibles) dans le piège de l’invective, de l’insulte ou du coup bas. Le problème est politique autant que personnel ; il doit être réglé politiquement, c’est-à-dire en premier lieu avec un minimum de cohérence pour être audible et pertinent. Dénoncer avec force, oui. Montrer l’idéologie sous-jacente et les liens avec les sphères d’extrême-droite, oui. Tomber dans l’invective et l’argumentation ad personam, non.

Hors des réseaux, point de salut ?

Même si nous appliquons ces conseils, il n’y a pas de solution miracle. L’état du débat public est tel que la solidarité des acteurs progressistes semble n’être qu’un emplâtre sur une jambe de bois… Devant notre incapacité collective à protéger les individus, peut-être faut-il que nous désinvestissions massivement les réseaux. C’est ce que d’aucuns pensent, comme Marie Peltier[2] qui, cible récurrente elle-même de telles violences, a choisi de repolitiser le sujet (qui était jusque-là, au mieux, uniquement abordé sous l’angle du sujet de société) et de faire de ces dynamiques un objet d’analyse du débat public. 

Dans leur fonctionnement intrinsèque reposant sur l’adhésion du « like » et la force de la popularité, les réseaux sociaux sont peut-être en effet devenus des pièges à la fois pour les individus et pour le débat politique.

Dès lors qu’il ne s’agit plus seulement d’y commenter le réel mais encore d’y jouer, par la posture, une partie de son identité, les réseaux sociaux deviennent une machine à polluer les débats par la polarisation et les jeux de pouvoir malsains. Les enjeux affectifs des relations humaines couplés aux enjeux en termes d’identité (la posture que l’on adopte permettant de contrôler notre propre récit sur nous-même) finissent par instrumentaliser le débat public et donc le réel, avec les dégâts que l’on connaît sur l’état du débat politique. Par ailleurs, la violence des enjeux politiques et des réseaux d’influence (lorsqu’il s’agit d’acteurs d’extrême-droite notamment) vient mettre en danger et broyer les individus qui se trouvent sur leur passage.

Si on s’arrête à ce constat, il est clair qu’il faudrait en toute logique déserter, à la fois pour le bien  des individus et du débat politique, ces lieux où des dynamiques mortifères sont à l’œuvre.

Pourtant, à l’heure où les réseaux sociaux sont un lieu central de l’expression politique, beaucoup d’acteurs hésitent à laisser le champ libre à l’extrême-droite, aux complotistes, aux confusionnistes, aux antisystèmes et aux fascistes sans aucune opposition ni résistance.

Où sont les hommes ?

Cette analyse s’est volontairement concentrée sur le cyber harcèlement vécu par les femmes. En effet, il s’agit d’un problème essentiellement féminin. Si tous les acteurs du débat public (et a fortiori les acteurs progressistes) ont déjà essuyé des injures sur les réseaux sociaux, il est clair que le sexisme (et singulièrement la vague de backlash qui s’inscrit dans le sillage des mouvements #MeToo) lui donne une couleur particulière.

Ainsi, si on revient à l’étude de Plan International, on relève qu’en plus des insultes (qui, elles, peuvent cibler femmes ET hommes), subies par 59% des sondées, s’ajoutent d’autres menaces qui ciblent, elles, exclusivement les femmes telles que les menaces de violences sexuelles ou physiques, qui concernent 47% des femmes. Le body shaming, quant à lui, est subi par 39% des femmes. Le harcèlement sexuel, enfin, concerne 37% des sondées. 

Évidemment, les attaques en ligne contre les femmes viennent par ailleurs croiser d’autres types de harcèlement. Ainsi, 26% des sondées déclare faire face à des commentaires anti-LGBTQ+ et 29% dénoncent des attaques racistes.

Mais que l’on ne s’y trompe pas ; les femmes (a fortiori les femmes racisées ou membres de la communauté LGBTQI+) ne sont que les premiers fusibles d’un système qui disjoncte. Elles sont les sentinelles qui doivent alerter tous les acteurs progressistes du débat public car elles sont une majorité très visible que les dynamiques d’oppression tentent pourtant d’invisibiliser et les rapports de domination qui tentent de les silencier sont les mêmes que ceux à l’œuvre dans toutes les dynamiques d’oppression. Or, pour les combattre, il faut pouvoir commencer par les reconnaître et par les comprendre…


[1] Voir à ce sujet la récente interpellation de Twitter par Amnesty International.

[2] Ce papier doit d’ailleurs beaucoup à sa pensée et à sa grille d’analyse du problème.

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