Droit-de-l’hommiste : généalogie d’une insulte

Rédigé le 21 décembre 2018 par : Edgar Szoc

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Alors que nous venons de célébrer les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le néologisme « droit-de-l’hommiste » semble se répandre, non seulement sur les réseaux sociaux, mais également sous la plume d’intellectuels qui, ce faisant, affirment vouloir dénoncer non pas les droits de l’homme en tant que tels, mais l’emprise de leur « idéologie ». L’apparition d’une insulte n’est jamais innocente : que dit celle-ci de ceux qui l’emploient ?

La première occurrence connue du terme « droit-de-l’hommiste » ou en l’occurrence, du substantif « droit-de-l’hommisme » apparaît dans le champ du droit international, sous la plume d’Alain Pellet, un professeur à l’Université de Nanterre, que les juristes ont l’habitude d’appeler anticonformiste. Il est d’ailleurs revenu lui-même sur sa création, en cherchant à se dédouaner des usages ultérieurs qui avaient pu en être faits : « Dans mon esprit, c'était assez neutre; il s'agissait seulement de qualifier l'état d'esprit des militants des droits de l'homme, pour lesquels je nourris la plus grande admiration tout en mettant en garde contre la confusion des genres: le droit d'une part, l'idéologie des droits de l'homme de l'autre ».

La date de cette apparition n’est pas sans intérêt : 1989. Avec la chute du mur de Berlin et celle des régimes communistes qu’elle annonçait, cette année marquait la fin d’un monde bipolaire marqué par l’équilibre de la terreur. Chacun pressentait que l’humanité entrait dans une nouvelle ère, même si les contours en demeuraient flous. Avec la fin, proclamée ou regrettée des « idéologies » et des grands récits, il apparaissait aux yeux de certains (Francis Fukuyama), par exemple qu’on entrait dans une ère de « fin de l’histoire » et de triomphe pacifié des démocraties libérales – avec comme seule armature idéologique la Déclaration universelle des droits de l’homme.

L’insulte « droit de l’hommiste » avait donc pour vocation de disqualifier cette vision irénique de la philosophie de l’histoire et de s’opposer aux « guerres humanitaires » et au devoir d’ingérence invoqué pour donner à l’hégémonie américaine les atours éthiques d’une lutte pour la démocratie. Dans cette acception, le terme « droit-de-l’hommiste » s’utilisait pour défendre « la veuve et l’orphelin » du droit international : des états fragiles (mais souvent autoritaires) dont la souveraineté se voyait menacée par l’unilatéralisme américain et son mépris du droit international. Dans la balance entre souveraineté et droits de l’homme, l’insulte servait d’armes rhétoriques à ceux qui voulaient rappeler l’importance du second terme.

La réévaluation de la souveraineté constitue d’ailleurs un point commun (et peut-être le seul) avec l’utilisation du terme droit-de-l’hommiste dans les débats de politique intérieure. De Jean-Marie Le Pen à Nicolas Sarkozy, ceux qui y ont recouru visaient plutôt, non pas à défendre une quelconque veuve ou un quelconque orphelin, mais plutôt à fustiger le manque de sévérité de l’État – et singulièrement du système judiciaire. Les droits de la défense, la présomption d’innocence, l’instruction à charge et à décharge y sont perçus comme autant de freins périmés nuisant à l’efficacité et à la célérité de la justice, et encourageant in fine le développement d’un sentiment d’impunité.

On le voit bien, les deux critiques – dans les affaires intérieures et dans les affaires internationales – s’alimentent à des sources très diverses et nourrissent des imaginaires politiques quasiment contradictoires : défense des États faibles dont la souveraineté est menacée par le nouvel ordre international, d’une part, volonté de renforcer le bras droit – punitif – des États occidentaux de l’autre. En poussant le raisonnement à la limite, la critique du droit-de-l’hommisme peut se voir comme nourrie par la gauche sur le plan international, et par la droite sur le plan intérieur.

La cristallisation que le terme a subie depuis quelques années, sous la plume d’auteurs comme Jean Bricmont ou Jean-Claude Michea, par exemple est dès lors symptomatique d’une nouvelle synthèse politique – pour ne pas dire « amalgame ». La thèse centrale que je cherche à défendre ce soir, c’est que le terme « droit-de-l’hommiste » utilisé comme insulte concentre et condense toute une série de critiques – contradictoires – qui ont été adressées aux droits de l’homme depuis leur apparition conceptuelle. Cette condensation mène à la création d’une insulte chimérique – dans la mesure où il est difficile de déterminer à qui elle s’adresse et qui est « en droit » de se sentir visé par elle.

Qu’est-ce qu’une insulte ?

S’il est difficile de déterminer qui vise l’insulte, il est en revanche intéressant d’analyser ce qu’elle dit de ceux qui la manient. C’est d’ailleurs souvent le propre d’une insulte : elle en dit plus sur le destinateur que sur le destinataire, sur le viseur que sur le visé. L’extension d’un terme insultant est exactement la même que celle du terme « neutre » : l’ensemble des « prostituées » est exactement le même que celui des « putains » et celui des « homosexuels » que celui des « pédés ». La sémantique ne nous est donc d’aucun secours dans la compréhension d’une insulte. C’est plutôt la pragmatique – l’analyse du langage en contexte – qui peut nous aider à en comprendre le sens et la portée – et singulièrement à savoir ce que le maniement de cette insulte dit de celui qui la manie.

En l’occurrence, vu le caractère ambivalent et même contradictoire du terme « droit-de-l’hommiste », il paraît pertinent de poser l’hypothèse que ceux qui y recourent et s’alimentent de critiques provenant d’une gauche assez radicale et d’une droite dure correspondent au portrait du rouge-brun.

Un discrédit généralisé ?

Reste que l’utilisation de « droit-de-l’hommiste comme insulte par quelques polémistes, si elle est symptomatique ne dit évidemment pas grand-chose de l’attachement de la population aux droits de l’homme. Pour mesurer cette dernière, on peut s’appuyer sur les enseignements d’une enquête d’opinion qu’Amnesty a réalisé cet été à l’occasion des 70 ans de la DUDH, la déclaration universelle des droits de l’Homme : 75% des Belges francophones à qui la question a été posée se disent globalement sensibles ou très sensibles au respect des droits humains. Un attachement dont on peut mesurer la fragilité, pour ceux qui préfèrent considérer le verre à moitié vide à ce chiffre de 55% des personnes sondées qui disent ne pas savoir ce que contient le texte de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Bref, 75% des personnes semblent attachées à un texte dont elles ne connaissent pas le contenu ! Et 37% des jeunes  n’ont tout simplement jamais entendu parler de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces chiffres disent à la fois l’ampleur de l’attachement et son manque de profondeur. Si le concept de « droits de l’homme » semble encore réunir un large consensus, celui-ci se fonde sur une aura positive plutôt que sur une connaissance approfondie. L’insulte vient d’une certaine manière à point en ce qu’elle ouvre un espace potentiel de pédagogie sur ce texte aussi respecté que méconnu.

Que faire ?

Il y a évidemment toujours la possibilité de retourner le stigmate, dont l’exemple le plus connu est celui de la réappropriation du terme « Nigger » par les Afro-Américains. Autre possibilité sans doute plus féconde : le questionnement socratique faussement naïf. Quand quelqu’un cherche à disqualifier une position en la traitant de droit-de-l’hommiste, reste la possibilité de lui demander ce qu’il entend exactement par là. La réponse est généralement confuse mais le plus éclairant est alors de poser la seconde question, celle de savoir quel est exactement l’article de la Déclaration universelle des droits de l’homme que votre interlocuteur souhaite voir abroger.

Les droits de l’homme, c’est comme le bonheur, ce n’est qu’après les avoir perdus qu’on se rend compte de leur présence passée et de l’importance qu’il revêtait pour nous. 

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