Discrimination raciale dans le monde professionnel : Femmes noires et burn out

Rédigé le 21 décembre 2020 par : Emmanuelle NSUNDA

Féminisme afro-descendant Emploi

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Notre environnement capitaliste, ses injonctions à la surproductivité, les formes pyramidales de nos organisations ainsi que la flexibilité croissante de l’emploi, font du monde du travail un terreau indubitablement fertile pour la détérioration de la santé mentale de personnes déjà rendues vulnérables par des rapports de domination sexiste, raciste, classiste, validiste, etc.

En arrière-fond de la difficile prise en charge de cette question se loge un mythe : celui d’une organisation du travail méritocratique, où la mobilité sociale repose uniquement sur le mérite et le travail individuel[1]. Cette croyance induit l’idée qu’une chance égale est donnée à chaque individu. Or, plusieurs courants théoriques des sciences sociales – comme les études de genres ou les cultural studies - s’attachent à comprendre la reproduction des inégalités à tous les niveaux de l’organisation sociale (écoles, travail, noyau familial, médias, etc.), y compris la sphère professionnelle. La négation des discriminations raciales dans ce milieu déjà traversé par des rapports de domination, peut donc le transformer en un champ de lutte particulièrement éprouvant pour les personnes impactées par le racisme avec des conséquences désastreuses sur leur bien-être.

Aussi, il nous paraît hautement important d’éveiller les consciences quant aux risques psycho-sociaux auxquels sont exposées les travailleuses issues de minorités, particulièrement auprès de personnes en charge de l’emploi et de la gestion des ressources humaines dans leur organisation. Car, en rendant visible combien le racisme impacte potentiellement tous les aspects de la vie, nous plaidons pour une responsabilisation et une prise en charge collective de la lutte contre ce système.

Le racisme, terreau fertile au burn out

Selon le conseil supérieur de la santé, le burn out est un « épuisement causé par un manque (prolongé) d’équilibre entre l’investissement de la personne et ce qu’elle reçoit en retour »[2]. Dans ce contexte, nul doute que les personnes issues des minorités sont considérablement exposées. Les femmes noires, de par le cumul de discriminations dont elles pourraient faire l’objet, forment donc un groupe à observer avec attention. C’est pourquoi, partant de témoignages des vécus de femmes noires en milieu professionnel, aujourd’hui en Belgique, nous avons tenté d’identifier les expériences spécifiques susceptibles d’être à l’origine de somatisations. L’objet de cet article n’est pas de prouver à tout prix la vulnérabilité accrue des femmes noires comparée à celles d’autres groupes, mais bien de mettre en évidence des expériences parfois indiscernables pour les employeur·euse·s.

À cette fin, nous avons interrogé deux femmes noires, âgées entre 27 et 30 ans[3], toutes deux victimes d’un épuisement dans les premières années de leur carrière. Quand on les interroge sur les premiers signes et symptômes du burn out identifiés, ce sont d’ailleurs des réponses courantes qui sont avancées : trouble du sommeil, attaque de panique, maux de tête, tremblements, évanouissements, … À cela s’ajoutent des circonstances personnelles comme la gestion d’une famille monoparentale, une pression à la réussite sociale, une charge de travail trop abondante et des préoccupations d’ordre économique.

Néanmoins, en suivant le fil de leur récit, nous avons pointé trois facteurs, sinon accélérateurs et amplificateurs de leur état de fatigue :

Le premier relève de la charge raciale, c’est-à-dire l’énergie mentale déployée par des personnes racisées en vue d’anticiper les agressions racistes quotidiennes et lutter contre les stéréotypes qui modèlent les comportements de leurs collègues à leur égard. Ainsi, nos interlocutrices développent au quotidien des stratégies pour les éviter au maximum ou en minimiser l’impact. Par exemple, afin de ne pas s’attirer de remarques déplacées ou optimiser leur chance d’obtenir un emploi, elles peuvent aller jusqu’à blanchir leur traits à l’aide de cosmétiques, dissimuler leurs cheveux crépus ou encore modifier leur accent. Elles savent que ces éléments, faisant partie intégrante de leur identité et leur culture, peuvent être jugés comme peu professionnels et réduire leurs chances d’accéder à certaines positions.

La préparation mentale et physique nécessaire à ces ʺaménagementsʺ est énergivore et souvent indétectable aux yeux de personnes non concernées. Une de nos témoins explique qu’en tant que mère célibataire, elle mettait un point d’honneur à ne pas correspondre à l’archétype de la femme noire misérable et esseulée afin d’échapper le plus possible au pathos qu’inspire cette représentation. Occupant un poste en deçà de ses qualifications et compétences, elle s’imposait pourtant un niveau d’exigence élevé, ne s’autorisant aucun signe de faiblesse : « Je n’avais pas le droit d’être médiocre, ne pas rentrer dans ce cliché de personnes célibataires avec enfant même s’il y en a plein ».

En second lieu, la charge émotionnelle survient quand des personnes racisées sont désignées pour prendre en charge des missions pouvant (ré)activer des traumas liés à des expériences discriminantes. Cela peut être la prise en charge de formation sur le racisme systémique, la responsabilité de débaucher des profils racisés ou issus d’une minorité, la réalisation de recherches sortant du point de vue occidentalocentré, ou encore la délicate tâche de sensibiliser leurs équipes à l’inclusivité, etc.

Ces assignations peuvent devenir épineuses quand aucun espace n’est aménagé pour que les travailleuses puissent déposer d’éventuels épisodes désagréables auprès de collègues compréhensif·ve·s. De plus, si aucun mécanisme de protection n’est garanti par les directions, cela consiste à les exposer à des situations délicates sans filet de sécurité. Enfin, la personne désignée risque d’éprouver encore plus de difficultés à contester cette tâche si celle-ci est présentée comme l’opportunité d’endosser plus de responsabilités et donc d’obtenir une meilleure reconnaissance au sein de l’équipe.

La charge émotionnelle peut également se manifester de manière indirecte quand une personne racisée est confrontée à une agression et qu’aucun soutien ne lui est apporté de la part de ses collègues et/ou sa hiérarchie pour dénoncer ce comportement. Voici un témoignage illustrant le cumul du poids de la charge raciale et émotionnelle : alors employée dans une ONG européenne, notre témoin était souvent invitée à participer à des réunions en Europe de l’Est. En amont de ces voyages, elle prenait le temps de se renseigner sur les formes les plus fréquentes des manifestations de racisme du pays en question, ce qui était une démarche solitaire et déjà première source de stress. Une fois sur place, lors de réunions, elle a dû essuyer des comportements ouvertement racistes de la part de collègues ahuris de voir une femme noire occuper une position à responsabilité. L’un d’entre eux allait jusqu’à prendre des photos et des vidéos d’elle alors qu’elle était en pleine présentation. Ces réactions, qui peuvent paraître surprenantes, doivent nous aider à garder en tête que la présence de femmes noires dans des postes à responsabilité peut toujours être perçue comme une transgression d’un certain ordre social et donc engendrer des attitudes violentes de rejet.

Cet exemple renvoie directement à l’isolement et la solitude qui accompagnent les femmes noires, troisième et dernier facteur identifié. Soulignons ici que les personnes interrogées ont réalisé des études supérieures et ont des profils de cadre, ce qui augmente les chances d’être les seules femmes noires dans leur cercle professionnel et potentiellement les premières à occuper ce type de poste dans leur association ou entreprise.  Ceci est déjà un indicateur des multiples obstacles que l’employée a dû franchir pour rejoindre cet espace mais aussi la démonstration que les charges raciales et émotionnelles n’apparaissent pas lors de l’entrée en fonction mais sont en réalité présentes dès les premiers jours de scolarisation. D’ailleurs, notre attention a été attirée par le fait que les témoins travaillaient depuis peu dans leur entreprise respective lorsqu’elles ont présenté un burn out. Cela nous encourage à prendre en considération la fatigue accumulée durant les années d’études et de recherche d’emploi.

L’isolement est d’autant plus marqué que les femmes noires ont rarement droit à l’assertivité. Laura Nsafou, bloggeuse et écrivaine afroféministe, explique que la communication avec les directions et/ou collègues est particulièrement délicate car les femmes noires sont contraintes de « déployer des efforts de négociation » pour se faire entendre et naviguer entre les sensibilités blanches dès qu’elles souhaitent exprimer leurs colère, détresse et souffrance sans être renvoyées au cliché de la femme noire en colère ou agressive[4]. Notons d’ailleurs que nos témoins ont d’emblée renoncé à l’idée d’entrer en dialogue avec leur direction.

Stratégies de survie individuelle et collective

Face à ces expériences, les femmes noires n’ont pas attendu d’être sauvées pour se pencher sur des stratégies de lutte et de résistance. Parmi plusieurs initiatives mises en œuvre par des militantes (afroféministes), psychologues, chercheuses,… citons les ateliers d’empowerment qui fleurissent un peu partout. Un des exemples phares en France et Belgique sont les workshops dispensés par Marie Dasylva, fondatrice de l’agence Nkali Works. Cette coach apporte des outils aux femmes racisées pour qu’elles puissent survivre au monde de l’emploi. Elle-même passée par un burn out, elle tire les enseignements de cette expérience et en fait bénéficier ses paires. En 2016, elle co-organise avec Laura Nsafou les journées Femmes noires & travail, série de groupes de discussions, d’animations et d’ateliers avec psychologue, juriste à l’appui pour accompagner et conseiller les participantes dans leurs propres questionnements.

En Belgique, d’autres personnalités font preuve d’une générosité similaire. C’est le cas de Lisette Lombé qui après son burn out, a compilé ses petites victoires en un recueil de lettres destinées à guider les personnes en souffrance en leur distillant pistes et espérance[5]. Lisette Lombé joint ici la thérapie et l’artistique.

À cela s’ajoutent les initiatives personnelles, pour apprendre à gérer le stress, poser ses limites et les respecter. Nos deux témoins y ont fait appel : du recours à des logiciels de planification à l’engagement dans des thérapies, elles ont pris les devants dans l’espoir d’apprendre à prévenir et maîtriser l’anxiété quotidienne.

Enfin, on trouve des actions collectives matérialisées notamment par la création de listes de cabinets médicaux, thérapeutes, psychologues et psychiatres jugés safe car conscient·e·s des questions intersectionnelles, et capables de les prendre en compte dans leurs diagnostics et traitements.  

Le grand besoin et l’absolue nécessité de ces initiatives est démontrée par la réception chaleureuse qu’elles suscitent de la part des premières concernées. Néanmoins, force est de constater qu’une énergie folle est déployée par les personnes elles- mêmes victimes des oppressions qui les abattent. Pendant ce temps, la conscientisation des employeur·euse·s ne semble pas à l’ordre du jour. Aussi, par-delà le surmenage, quel retour vers le travail est possible lorsque les personnes en charge ne sont pas systématiquement sensibilisées à cette problématique ?  

Nos témoins sont des universitaires, hautement qualifiées et ont eu la chance de bénéficier de ressources nécessaires (familiales, financières et médicales) pour rebondir. Leurs trajectoires ne permettent pas de rendre compte de la situation de personnes issues de milieux défavorisés, avec des métiers à la pénibilité physique et la précarité avérées et ne donnant pas accès aux mêmes ressources. Malgré cela, aucun dialogue avec les directions n’a été entrepris. Un des contrats de travail s’est soldé par un licenciement, l’autre par une démission. Dans les deux cas, elles ont eu recours aux stratégies individuelles et collectives précitées pour préparer leur retour au travail. Et en aucun cas, la responsabilité des employeur·euse·s n’a été sollicitée dans l’interprétation des causes ayant mené à ces burn out.

Conclusion

Le but de cet article n’est en rien d’éclipser la complexité des raisons qui peuvent mener à un burn out ou d’en simplifier les articulations à outrance. Nous insistons sur le fait que les facteurs identifiés plus haut ne peuvent être considérés comme les uniques raisons de cette maladie. Cependant, il nous paraît important de leur donner de la visibilité et d’inciter les travailleur·euse·s à ne pas négliger ces aspects. Un burn out est synonyme de blessures profondes et de traumas difficiles à dépasser. Pour autant, nous souhaitons également insuffler un espoir : imaginer un retour en poste est ardu mais pas impossible. Cela nécessite irrévocablement la mobilisation des employeur·euse·s dans la mise en place d’aménagements spéciaux en vue de réduire les charges raciales et émotionnelles des femmes noires et par extension, des personnes racisées de leur équipe. Cela passe par des formations de tou·te·s les partenaires sur les constructions sociales et les privilèges et la pratique quotidienne de mécanismes de leur déconstruction. Aussi, passer au scanner son organisation sans forcément attendre qu’une employée racisée soit passée par un burn out est loin d’être un luxe. Si le cas venait malheureusement à se présenter, cela devrait être considéré comme un signal d’alarme sérieux afin d’enclencher sans délai une réflexion globale sur la question au sein de l’association/entreprise. Ainsi pourra peut-être être évitée la perte d’une ressource, à un moment jugée essentielle à l’entreprise.


[1] https://www.psychologie-sociale.com/index.php/fr/dossiers-de-lecture/41-sociologie-du-travail

[2] https://www.stressburnout.belgique.be

[3] Elles ont préféré rester anonymes.

[4] http://mrsroots.fr/2019/12/23/burn-out-et-femmes-noires-une-lutte-pour-etre-entendue/

[5] Lombé L., La magie du burn out, Éditions Image publique, Bastogne, 2017.

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