Dans le sillage de #MeToo ; du féminisme collectif au féminisme politique

Rédigé le 6 juillet 2018 par : Pauline Thirifays

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« Moi aussi ». Deux petits mots de l’empathie ordinaire. Deux petits mots souvent prononcés dans le murmure caractéristique des confidences, pour évoquer des histoires nimbées de honte ou si personnelles que l’on voudrait les taire à soi-même, mais que l’on confie quand même, par sympathie pour un interlocuteur dans le désarroi.

Pour le rassurer, pour lui assurer que l’on partage une condition commune faite des mêmes problèmes, des mêmes colères, des mêmes pudeurs et des mêmes hontes. « Moi aussi ».

Ces deux mots parlent de nous mais ils nous engagent réellement dans le partage. Ils font des soucis de l’autre notre propre combat. Se pourrait-il que ces deux petits mots, combinés à la puissance des réseaux sociaux, aient réussi le pari de nous embarquer dans une aventure collective et politique que toutes les féministes attendaient sans plus savoir comment la provoquer ? Se pourrait-il qu’un # soit devenu réellement à la fois un carrefour qui rassemble et une barrière presque tangible qui nous sépare du vieux monde dans lequel les femmes subissaient sans réussir à se faire entendre les pires conséquences du patriarcat millénaire ?

Comme une onde de choc

L’onde de choc de l’affaire Wenstein a fait bouger les réseaux sociaux à l’automne dernier, lorsque l’actrice Alyssa Milano, relançant le hashtag #MeToo (utilisé en fait depuis 2007 à cet effet par l’activiste Tarana Burke) a encouragé avec succès les femmes à partager sur Twitter leurs expériences de harcèlement, d’agressions sexuelles ou même de viols, plus particulièrement dans le milieu professionnel. En quelques jours, ce hashtag (avec son équivalent français #BalanceTonPorc, lancé par la journaliste Sandra Muller) est repris plusieurs centaines de milliers de fois.

Dans la dynamique caractéristique des buzz, les mouvements de soutien laissent rapidement la place à des messages plus critiques, voire haineux, auxquels répondront d’autres tweets dont la succession continuera d’alimenter le phénomène. Par le jeu des tribunes et des contre-tribunes, journaux, personnalités et intellectuels, prenant part au débat, contribueront à leur tour à l’alimenter tout en le polarisant.

Certes, les observateurs des réseaux sociaux pourront témoigner que ce type de phénomène est courant. Mais c’est ici l’ampleur du phénomène (au regard du nombre de tweets et de leur déploiement à l’échelle mondiale) et sa longévité (ce hashtag né à l’automne reste à la une de l’actualité à la veille du printemps) qui laissent penser qu’il y a bien plus qu’une tendance ; une révolution.

Féminisme en péril

Il est vrai que la soudaineté de cette petite révolution a de quoi surprendre tant les féministes semblaient à la fois en difficulté au sein même de leur mouvance et par ailleurs haïes de toutes parts en ce début de 21ème siècle.

En effet, si la première vague féministe du 19ème siècle et du début du 20ème siècle a engrangé la victoire du droit de vote, ouvrant une brèche dans l’horizon des femmes jusque-là exclusivement cantonnées à la sphère domestique et exclues de toute existence politique ; si les féministes de la deuxième vague dans la seconde moitié du 20ème siècle ont mené avec succès les combats de l’appropriation légale de leur corps à travers la lutte pour la dépénalisation de l’avortement (loi Veil), la légalisation de la contraception orale (loi Neuwirth) et la criminalisation du viol (plaidoyer de Gisèle Halimi lors du procès Tonglet-Castellano, suivi d’une loi en 1980), le féminisme de la troisième vague, quant à lui, semblait peiner à fédérer les troupes autour d’un projet politique efficace. La deuxième vague féministe, vue comme essentiellement blanche et bourgeoise, a en effet donné naissance à une troisième vague dont l’ADN sera la diversité et la prise en compte des minorités cumulant les discriminations. De ce fait, la troisième vague, moins centrée autour d’une identité unique et identifiable, peinera à engranger des victoires, probablement parce que la lutte politique permettant de les obtenir est par nature collective. 

Par ailleurs, au sein de la société, le féminisme semblait ces dernières années être devenu un gros mot, un qualificatif que nombre de personnalités se refusaient à endosser, le réduisant ainsi aux stéréotypes dans lesquels ses ennemis l’avaient depuis toujours enfermé ; les féministes étant vues comme des femmes agressives, vindicatives, hystériques, qui haïssent les hommes et prétendent expliquer à chacune comment elle doit vivre. Ainsi, le mouvement « Femmes contre le féminisme » faisait en 2014 quelques émules sous l’œil consterné de beaucoup de militantes se sentant profondément incomprises, voire trahies.

Plus grave encore, les réseaux sociaux alliant les possibilités d’anonymat et de réseautage politique ont ouvert un boulevard pour l’action des internautes machistes, pour beaucoup issus de la fachosphère[1], harcelant en meute bien organisée toute féministe dont l’action atteint un certain degré de visibilité. Les cas sont innombrables : depuis Marion Séclin, actrice et chroniqueuse française qui reçut des dizaines de milliers d’appels au viol et au meurtre suite à la publication d’une vidéo dénonçant le harcèlement des femmes dans la rue à Caroline De Haas, activiste féministe et femme politique française qui vient d’annoncer qu’elle se retirait des réseaux sociaux, épuisée par le harcèlement dont elle fait l’objet, en passant par Nadia Dââm, harcelée jusque chez elle après s’en être prise au repaire de machistes que constitue le forum jeuxvideo.com, ou encore Marie Kirschen, journaliste chez BuzzFeed France, harcelée suite à un simple article sur la taille des poches de jeans pour les femmes. Plus généralement, toutes les femmes – fussent-elles de simples quidam – le savent pour peu qu’elles soient actives sur les réseaux sociaux (en particulier si elles portent un message un tant soit peu militant ou même si elles expriment simplement un avis sur une polémique quelconque en cours) : les trolls et leurs messages de haine sont une réalité quotidienne.

Dans ce contexte difficile pour le féminisme moderne, on peut se demander à quoi tient le succès du mouvement #MeToo et quelles sont ses forces.

La force du nombre

On l’a dit, la troisième vague féministe, enracinée dans une attention particulière (et très postmoderne) à l’identité individuelle, a souvent été mise en cause pour son absence de support collectif, fondateur de toute velléité politique.

Pourtant, c’est bien dans la vitrine par excellence de l’individuel et du particulier, à savoir les profils d’individus sur les réseaux sociaux, que le collectif va s’exprimer… « Moi aussi », dira l’individu pour parler de lui et de son expérience du monde, mais en la mettant au service d’une vision de la société qui le dépasse. Ce mouvement collectif qui est en fait une collection d’expériences individuelles, comporte de nombreux avantages.

Tout d’abord, tout en ayant la force du collectif, il n’en a pas l’anonymat. Chaque internaute a vu passer dans son fil des témoignages de connaissances ou même de proches permettant de donner un visage et une proximité au phénomène dénoncé ; celui des viols, du harcèlement et des agressions sexuelles dans le monde du travail et dans l’espace public de façon plus générale. Nul ne peut plus dès lors nier ce phénomène sans du même coup se dresser contre le témoignage de gens qu’il côtoie, sans faire mentir leur expérience.  

Ensuite, la multiplicité des témoignages de ce mouvement collectif permet d’éviter la réduction du débat à la défense de cas particuliers par des « avocats du diable » toujours prompts à arguer soit des qualités de l’agresseur, soit des faiblesses du témoignage de la victime. À ce titre, les récents débats entre les défenseurs de Bertrand Cantat et ceux qui s’émouvaient de sa posture victimaire mise en valeur en une des Inrocks sont un exemple parmi d’autres des écueils dans lesquels nous mènent les polémiques fondées sur la mise en exergue de cas particuliers exemplaires d’une problématique plus large.

En outre, la multiplicité des « cas » exposés dans le déferlement de témoignages #MeToo permet également d’éviter – ou en tout cas de limiter – la récupération du débat par des idéologues en mal d’exemples pour illustrer leurs obsessions. Ainsi, si les victimes présumées de Tariq Ramadan se sont retrouvées bien malgré elles au centre d’une polémique aux relents d’islamophobie, elles ne sont pas pour autant devenues les icônes auxquelles on réduit tout le mouvement #MeToo.

Enfin, le dernier avantage d’un mouvement collectif basé sur un corpus de centaines de milliers de témoignages, est qu’il confronte les meutes de trolls haineux si prompts à harceler les femmes qui s’exposent dans les luttes féministes à une sorte d’Hydre de Lerne dont il est impossible de couper toutes les têtes tant elles repoussent de façon exponentielle. Il devient donc impossible aux forces de la macho-fachosphère d’étouffer le mouvement par ses méthodes habituelles (le harcèlement et les menaces) puisque le nombre de voix à faire taire est bien trop important. Sur l’agora moderne des réseaux sociaux, les féministes ordinaires de #MeToo, amazones sur le terrain des Trolls, ont pour une fois tourné à leur avantage le caractère insaisissable et presque évanescent des réseaux sociaux où l’on peut être une force sans être soi-même visible.

Un avant et un après

Si #MeToo a tenu le pari du collectif quand on ne l’attendait plus sur le terrain du féminisme, il est également et surtout une véritable petite révolution dans le long chemin vers l’égalité entre les hommes et les femmes.

Il y aura en effet un avant et un après #MeToo, car le regard des gens aura été irrémédiablement changé.

À commencer par le regard des femmes sur ce qui est acceptable ou pas. Pour rédiger leurs témoignages, les internautes de #MeToo ont dû commencer par une prise de conscience suivie d’une relecture de leur quotidien afin de mettre des mots sur ce qu’elles n’avaient même pas remarqué tant le harcèlement et les agressions sexuelles sont monnaie courante. Une fois ce regard posé ; une fois la dénonciation formulée, il est impossible de revenir en arrière. De la même façon qu’il n’est plus possible d’ignorer dans un tableau le défaut sur lequel on a attiré notre attention, accepter sans broncher comme si cela faisait partie de l’ordre naturel des choses les vexations du machisme quotidien devient impossible. Plus jamais les femmes ne l’accepteront.

Le regard des hommes sur eux-mêmes a probablement changé, du moins de ceux qui ont pu se placer dans la posture de l’écoute et de la remise en question. Il leur est devenu également impossible de nier ce qu’il était si facile d’ignorer ; les petites complicités masculines du quotidien (qui n’ont décidément rien à voir avec l’humour) sur le dos de celles qu’on harcèle.

D’une façon générale, la multiplicité des témoignages a ouvert une ère de l’empathie dont toutes les luttes pour plus de justice et d’égalité pourront bénéficier. Bien au-delà des postures de principes sur le droit d’importuner ou la prétendue censure du politiquement correct, ceux qui ont pu ouvrir leur cœur aux milliers de témoignages de petites et de grandes souffrances ont d’abord pris la mesure de l’impact directement humain de ces débats. Ceux qui voyaient dans le féminisme moderne des débats déconnectés de la réalité des femmes ne pourront ici que reconnaître le caractère extrêmement concret et universel de la domination du patriarcat. Car c’est en effet peut-être la plus grande force de ce hashtag ; rendre visible l’invisible ; rendre concret et tangible un problème structurel sans pour autant le réduire au particulier.

Des chantiers à venir ; du collectif au politique

Bien sûr, si les prises de consciences sont le socle impératif de tous les changements, elles ne sont pas suffisantes. Pour que la réalité change à son tour, il faudra du temps, et plus encore la force d’organiser un mouvement politique (au premier sens du terme) capable de peser sur le cours des choses. Rien n’est joué, mais certains éléments sont encourageants, comme par exemple la hausse des plaintes pour agressions sexuelles. Cette force incroyable du collectif, tissé de # dans la toile du web, on se prend à rêver que d’autres luttes en profitent, réalisant enfin le rêve de la troisième vague d’un féminisme inclusif, qui lutte avec des moyens modernes et accessibles à toutes, pour une société profondément égalitaire dans laquelle plus aucune injustice ne sera normalisée.

 

 


[1] En effet, miroir de la « convergence des luttes », la convergence des intérêts réactionnaires est également évidente, la « machosphère » et la fachosphère étant très intimement entremêlées. 

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