Corps Noirs en souffrance : « des images qu’on aime » vraiment ? – Partie 2

Rédigé le 1 février 2021 par : Nour Outojane

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Comme annoncé dans la première partie de cette analyse, BePax entame un travail sur l’iconographie et les manières dont celle-ci peut véhiculer des stéréotypes racistes tout en (re)produisant des imaginaires coloniaux. La première analyse s’inscrivant dans ce travail traite sur les images prises dans des situations d’urgence dans les pays dits « sous-développés ».

Plus particulièrement, elle s’arrête sur deux images prises par le photojournaliste Pete Muller pour l’organisation National Geographic lors d’une expédition menée en Sierra Leone, en 2014, alors que le pays traversait l’épidémie de l’Ebola.

Dans la première partie, nous avons fait le point sur une dissonance cognitive entre, d’un côté, les discours émis par National Geographic et le photojournaliste auquel l’organisation a fait appel, et de l’autre, les actions prises pour pouvoir accomplir cette mission journalistique et les conditions dans lesquelles elle se déroule. Passons à présent aux effets et à l’impact que ces images peuvent avoir au moment de leur réception.

Le drame comme nourriture de nos imaginaires coloniaux

Malgré que ce soit l’une des missions clés de National Geographic, à la lecture d’une interview, on apprend que la prise de ces photographies n’avait pas pour but de nous informer d’un état de fait. Pete Muller exprime être conscient que l’image de l’homme s’échappant du centre de traitement est mensongère ; il évoque même ses craintes face à l’impact de l’image lorsqu’un journaliste le questionne sur la situation en Sierra Leone : “ Ils font vraiment un travail incroyable dans cette unité de traitement, qui s'appelle Hastings. Ils ont un taux de survie bien plus élevé que la plupart des autres [unités de traitement]. Je crains que l'image donne l'impression que les choses à Hastings sont hors de contrôle, mais ce n'est pas le cas. C'est juste une image graphique de la gravité que peut prendre l’Ebola” [1].

Dans une autre interview, il dit lui-même que la maladie d'Ebola touche à l’intrigue et à la fascination au drame, “d’une certaine manière, cette pandémie est comme un script Hollywoodien”[2]. Il a l’air de critiquer le fait que les personnes s’intéressent aux parties les plus dramatiques de la maladie, comme les manières les plus atroces dont on peut en mourir : "[la mort d’Ebola] a pris des dimensions exagérées et irréalistes dans l’imagination populaire”. À la fin de l’interview, Pete Muller exprime son souhait qu’on porte plus d’attention à la manière dont les personnes se sont ralliées et dont la situation est rentrée dans l’ordre.

Le fait que Pete Muller critique ce qu’il renforce lui-même avec son travail montre une conscience vis-à-vis du fait qu’il est temps de faire les choses différemment ainsi qu’une déresponsabilisation vis-à-vis de ce changement. Ce que Pete Muller critique est un système dont il fait lui-même partie ; celui-ci dépend de reportages qui, comme celui de Pete Muller, se focalisent sur les situations dramatiques plutôt que sur les succès du continent Africain.

En effet, la photographie a joué un rôle important dans la construction d'une vision eurocentrique de l'Afrique et de ses peuples en tant que victimes, économiquement et technologiquement dépendantes, et en détresse face à des catastrophes naturelles[3]. C’est un système qui a créé une image de l’Afrique comme continent monolithique, rempli de beaux paysages, de beaux animaux et de personnes qui se battent pour des guerres sans sens, meurent de pauvreté, ne peuvent pas parler pour elles-mêmes et qui attendent d’être sauvées par un gentil étranger blanc [4]. 

Ce mythe du sauveur blanc se retrouve dans les titres de ces deux images : « Trouver des foyers pour les orphelins d'Ebola » est le titre de la photographie de l’enfant et « À la recherche de la source d'Ebola » est celle où apparait le patient [5]. Pete Muller s’est rendu en Sierra Leone en tant que photojournaliste, et non pas en tant que personne à casquettes multiples chargée de trouver des solutions à, si pas tous, plusieurs des problèmes de la population Sierra-Léonaise, et ce sans connaissance du pays, de la pandémie ou de la langue locale. Ces titres renforcent l’idée qu’être blanc (et provenant d’un pays d’Occident) est suffisant pour pouvoir résoudre des problèmes complexes sur le continent africain, une idée indissociable du complexe du sauveur blanc [6]. Pete Muller n’a pas été chargé de chercher des foyers ni de chercher la source d’Ebola. Ce sont des titres accrocheurs qui, encore une fois, nous désinforment en favorisant le sensationnel.

Villageois africains, les experts viennent en aide

Pour ce qui en est de la recherche de la source d’Ebola, c’est une recherche que de nombreux scientifiques mènent depuis longtemps et qui est, pour l’instant, sans succès. Un article de National Geographic justifie qu’on n’ait pas encore trouvé la source d'Ebola par la difficulté que les « villageois africains » auraient d’accepter ces recherches : “ Mais l'urgence des besoins humains lors de toute épidémie d'Ebola rend les enquêtes en écologie virale difficiles et impopulaires. Si vous êtes un villageois africain, vous ne voulez pas voir des étrangers en costume lunaire disséquer méthodiquement de petits mammifères lorsque vos proches sont transportés dans des sacs mortuaires. Trente-neuf ans plus tard, bien que nous commencions à en apprendre un peu plus, a déclaré [le virologue] Johnson, l'identité de l'hôte du réservoir est encore en grande partie un point d'interrogation monstrueux” [7]. Derrière cette phrase se cachent plusieurs éléments : premièrement, la notion du “villageois africain” comme image stéréotypée d’une personne non civilisée qui s’étonne face aux uniformes des chercheurs, n’importe où elle se trouve dans le continent africain ; deuxièmement,    l’insinuation qu’il n’y a que les étrangers qui font ces recherches, invisibilisant les chercheurs locaux et positionnant, encore une fois, l’étranger blanc comme expert et la population locale comme dépendante d’une aide internationale [8].

Le travail des personnes locales est également invisibilisé lorsqu’une journaliste demande des informations à Pete Muller au sujet des organisations auxquelles les lecteur·trice·s de ces images pourraient faire des dons. Pete Muller cite Médecins Sans Frontières, la Croix Rouge, ainsi que son ami et collègue qui a fait un reportage sur le travail de ces deux organisations [2]. Il a donc mis en évidence le travail d’organisations internationales et d’un autre journaliste américain, alors que de nombreuses personnes locales ont, évidemment, fait partie du combat contre la maladie ; dans le cas de la  Sierra Leone, on compte à peu près 2500 mobilisateurs  de communautés locales, environ 6000 leaders religieux engagés et 42 radios locales activement impliquées [9]. Comme Adichie le dit dans sa TedTalk, le pouvoir peut s’exercer en racontant les histoires des autres, et ainsi souligner ce qui nous intéresse et omettre ce qu’on ne veut ou peut pas voir [3].

D’après elle, c’est la manière la plus facile de déposséder les personnes de leur capacité de raconter leur histoire : raconter leur histoire à leur place et de manière partielle, en oubliant la première partie : « commencez par les flèches des Amérindiens, et non par l'arrivée des Britanniques, et vous avez une toute autre histoire. Commencez l'histoire par l'échec de l'État africain, et non par la création coloniale de l'État africain, et vous avez une histoire entièrement différente » [3]. Ce dont Adichie parle est exactement ce que Pete Muller reproduit : « Si on regarde les Occidentaux qui ont été infectés, la grande majorité a survécu, ce qui veut dire qu’on peut survivre. Cela me tient vraiment à cœur de voir que cette maladie, dans un certain contexte, est gérable, et d’autre part a un effet si dévastateur. Imaginez s'ils avaient l'infrastructure que nous avons aux États-Unis ? » [1]. La manière dont la situation en Sierra Leone est présentée omet le rôle du capitalisme et l'histoire du colonialisme comme contextualisation pour comprendre la mise en difficulté des économies africaines par le remboursement de dettes à long terme et la dépendance à l’aide humanitaire à court terme, mais en plus, elle renforce cette dépendance [3].

Cette relation néocoloniale est d’autant plus renforcée par la place à laquelle ces images nous placent. Dans les deux images, l’enfant et le patient regardent devant eux et en dehors du cadre de l’image, ils apparaissent comme regardant dans le vide et ne réciproquent donc pas notre regard. Notre positionnement est de touristes, observateur·trice·s, voyeur·se·s qui peuvent scruter sans être vu·e·s. Cette position crée une relation de pouvoir et un regard de consommation qui a souvent été attribué à la manière dont les touristes regardent le monde non-Occidental et à la manière dont les hommes regardent les femmes. Le regard, dans son manque de réciprocité, est clairement colonial car il ne cherche pas à établir une relation, mais à créer l'Autre comme un objet ethnique, inférieur, ce qui permet de se hisser à celui de supérieur.

Sur base du contenu que Pete Muller a produit lors de son expédition sont organisées des activités éducatives destinées aux enfants. Sur le site de National Geographic, une série de questions autour de l’expédition de Pete Muller est proposée. Celles-ci s’axent autour de plusieurs pôles : premièrement, sur la manière dont la communauté perçoit la maladie, question à laquelle le contenu de National Geographic ne nous permet de répondre qu’à travers les mots de Pete Muller ; deuxièmement, sur le manque de ressources et d’informations que la population Sierra-Léonaise a face à l’épidémie, et on a bien vu que les personnes locales au premier front de la crise sont invisibilisées ; ainsi que, troisièmement, sur les manières dont la situation serait différente si l’épidémie se produisait dans une grande ville comme New York, sans regarder les causes structurelles de ces différences. Et voilà comment, à travers des images, le système raciste à relent colonial crée une image de l’Autre qui rassure son regard, le reproduit et le renforce.

Conclusions

Nous l’avons vu, National Geographic dit vouloir être inclusive et porteuse des histoires de tous et de toutes. Même si ces intentions sont respectables et que le questionnement entamé par l’organisation vis-à-vis des images et publications qu’elle produisait dans le passé est positif, si les actions concrètes en découlant s’arrêtent au recrutement d’employé·e·s aux « perspectives diversifiées » et que la méthodologie de reportage utilisée est identique à celle de 1916, le problème reste le même.

Dans ce cas-ci, on a une personne blanche et américaine n’ayant aucune information sur la maladie avant son expédition en Sierra Léone, chargée de « trouver » la source de la maladie, recherchée par des scientifiques depuis des années et ce sans succès, ainsi que de documenter la vie des orphelin·e·s pour rassasier la curiosité d’une femme qui aimerait savoir ce qu’ils et elles sont devenu·e·s, sans prendre en compte la violence d’une telle demande. Le photojournaliste nous raconte comment les personnes habitant le pays vivent la pandémie sans nous donner la possibilité d’entendre ou de lire les voix de celles et ceux au centre de cette situation.

Donner de la place aux histoires de tou·te·s ne se fait pas de quelconque manière. Afin de ne pas déposséder les personnes de leurs vécus, il est important de leur donner l’opportunité de se raconter elles-mêmes. Par ailleurs, comme Adichie le souligne, il est crucial de raconter la totalité de ces histoires. La vision de la Sierra Leone et des Sierra-Léonais, souvent référées comme « l’Afrique » et « les Africains » dans les différentes interviews, que le reportage de l’expédition de Pete Muller perpétue rend leurs compétences et possibilités d’autosuffisance invisibles et renforce un imaginaire raciste et colonial.

Une autre intention de National Geographic est de créer un environnement de respect mutuel. Insister pour prendre des photos que le pays dans lequel on se trouve ne veut pas qu’on prenne ainsi que prendre en photographie des personnes en état de choc ou mourantes sans leur consentement informé sont toutes deux des actions contradictoires avec cette intention. Similairement, l’envie de Pete Muller de rompre avec une insensibilisation à la souffrance humaine par des images fortes semble peu réflexive par rapport à ses propres actions et sa propre sensibilisation à cette souffrance. Ces contradictions soulignent l’importance de réfléchir aux pratiques de sensibilisation que les ONG déploient habituellement : serait-il favorable d’établir d’autres schémas ?

Par son auto-définition en tant que magazine scientifique qui présente des faits sur le monde, il devrait y avoir une grande responsabilisation éthique de la part de National Geographic quant au contenu qu’elle commande et diffuse. Or, l’organisation est consciente que les images prises au centre de traitement d’Ebola de Hasting peuvent donner une impression erronée de la situation dans le pays, et dès lors, désinformer les lecteur·trice·s du magazine. Aussi, dans cette dynamique de responsabilisation par rapport aux informations données au public, le magazine devrait privilégier des titres qui sont aussi proches de la réalité que possible, plutôt que de privilégier ceux qui vont attirer le plus les regards par leur effet accrocheur.

Nous l'espérons, ce texte souligne l’importance de rester vigilant·e·s face aux images que l’on consomme, d’autant plus lorsqu’elles sont présentées comme nous informant objectivement d’un état de fait, alors qu’elles représentent la réalité de manière partielle. Face à elles, prenons l’habitude de nous questionner par rapport à ce qu’elles suscitent en nous, les messages qu’elles véhiculent, ce qu’elles reproduisent et ce qu’elles pourraient omettre, ainsi que la relation qui existe entre la ou les personnes y figurant, le ou la photographe, et nous-mêmes. 


[1] Weintraub, K. (2015). Photographer Returns From Sierra Leone With Searing Images, Memories. 

[2] Colton, J. (2014). Pete Muller: Chasing Ebola. Le titre de l’article mérite d’être souligné.

[3] Lister, M. & Wells, L. Seeing beyond belief: Cultural studies as an approach to analysing the visual. in T. van Leeuwen & C. Jewitt. (2001). Handbook of visual analysis. Thousand Oaks, CA: Sage.

[4] Adichie, C. (2009). The danger of a single story [Video]. 

[5] Keefe, A. (2015). Pictures We Love: Facing a Ruthless Virus. National Geographic. 

[6] Nowhitesaviors (2018). The white saviour industrial complex is predicated on the idea that ‘white is right’ and that good intentions are good enough. The idea that being white and from a western country automatically means you can solve complex problems in other countries such as the refugee crisis [Tweet]. 

[7] Quammen, D. (2015). Seeking the Source of Ebola. 

[8] Mambu, D. (2018). Peau noire, médias blancs : stigmatisation des Noirs et de l'Afrique dans la presse belge et française. Iggybook, p.18.

[9] BMJ (2020). Community Engagement in Outbreak Response : Lessons from the 2014-2016 Ebola Outbreak in Sierra Leone. 

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