Conflits interconvictionnels à l’école : des opportunités pour découvrir l’Autre ?

Rédigé le 20 mai 2014 par : Amandine Kech

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Dans nos écoles, les élèves sont aujourd’hui de convictions religieuses ou philosophiques très diversifiées … Il n’est pas rare que des conflits interconvictionnels millénaires ou actuels, nationaux ou internationaux, s'invitent en classe : professeurs et élèves se confrontent autour de la création du monde, de la situation au Moyen-Orient ou encore sur le port de signes convictionnels.

Bien que ces situations tendues puissent être des obstacles à la bonne conduite des cours, elles peuvent constituer une porte d’entrée pour accéder aux convictions de l’Autre. Il s’agirait d’une manière de promouvoir le dialogue interconvictionnel au sein des écoles. La « méthode d’analyse des incidents critiques » pourrait-elle nous aider en ce sens ?

Chocs culturels en classes autour des convictions religieuses et philosophiques

« Bien sûr qu’Adam et Eve sont les premiers Hommes, … dire le contraire c’est blasphémer ! » s’écrie un élève évangéliste en cours de religion à son professeur. Il en retourne son banc de colère. En classe d’anglais, un élève se renfrogne : « Je ne chanterai pas cette chanson, le chanteur était un juif !». Lors de la préparation d’une activité scolaire, la direction s’adresse à des élèves : «  Cette activité se passe dans le cadre scolaire, il vous est interdit de porter votre voile islamique, même si nous sortons de l’enceinte de l’école! » … Ces élèves ne comprennent pas, elles se sentent agressées.

Autant d’exemples, et il y en a bien d’autres, au cours desquels directions, professeurs et élèves se confrontent autour de questions liées aux convictions religieuses et philosophiques. Ces situations pourraient être envisagées comme des « chocs culturels », selon les travaux de la psycho-sociologue Margalit Cohen-Emerique.  D’après cette auteure, c’est lors de rencontres entre personnes de cultures différentes que l’on peut éprouver un choc culturel.  Celui-ci «  peut être défini soit sur un mode négatif comme une réaction de dépaysement, de frustration, de rejet, de révolte et d’anxiété, soit sur un mode positif comme une réaction de fascination, d’enthousiasme, d’émerveillement.[1] 

La confrontation est déclenchée lorsque l’on aborde une « zone sensible » : « il s’agit d’une des facettes de l’identité qui, lorsqu’on y touche, provoquent des réactions affectives fortes »[2].  Ces zones sensibles peuvent être par exemple l’éducation des enfants, les formes de politesse, les rapports hommes-femmes. Dans le cas des exemples cités ci-dessus, les zones sensibles sont le rapport aux convictions religieuses et philosophiques dans le cadre scolaire.

Si l’évènement conflictuel est décortiqué, il permet de prendre conscience de sa propre identité et de celle de l’autre, de prendre du recul pour pouvoir aller vers le dialogue.  Pour cela, Cohen-Emerique propose une grille d’analyse d’un incident critique. Pourrait-on l’appliquer à un conflit interconvictionnel qui surgit en classe ? Nous allons le tenter. Notons que selon la méthode de la psycho-sociologue, cette analyse devrait être réalisée par le narrateur du récit lui-même. En formation, il doit d’abord consigner son choc culturel par écrit, puis l’analyser, aidé en cela par un petit groupe d’autres professionnels de sa branche. Ici, nous allons donc poser une série d’hypothèses.

De l’incident interpersonnel …

Reprenons un des exemples ci-dessus et terminons l’histoire : Le cours porte sur le récit de la création du monde. Le professeur pose la question : Adam et Eve sont-ils vraiment les premiers hommes ? Un élève, fâché, se lève et renverse le banc. Pour cet élève évangéliste, poser la question, c’est blasphémer. Le professeur le fait sortir en expliquant que la violence n’a pas sa place dans la classe. Puis quand les élèves sont calmés, il fait rentrer l’élève et reprend le cours : « OK, Adam et Eve, de quelle couleur étaient-ils ? ». « Blancs » répond l’étudiant du tac au tac. « Bon, d’accord. Ils ont eu deux fils dont l’un a tué l’autre. Alors comment la race humaine s’est-elle reproduite ? Et comment se fait-il qu’il y ait des hommes noirs ? ». Perplexité. « Alors, Monsieur, on nous a menti ? ». On peut commencer à parler calmement du sens du récit[3].

Notre première interrogation porte sur l’identité des acteurs en présence et leur rapport entre eux ou entre leurs groupes d’appartenance. Quelles facettes de l’identité des acteurs pourraient-être pertinentes pour expliquer le choc (âge, profession, sexe, convictions, …) ?  Nous avons d’un côté un élève adolescent de confession protestante évangéliste. Sa confession peut être pertinente pour expliquer le choc puisqu’il évoque le « blasphème ».  De l’autre, un professeur de religion catholique qui enseigne depuis de nombreuses années, il est le représentant de l’autorité.  Il y a aussi les autres élèves de la classe. Le rapport est celui d’enseignant à élève, de celui qui sait, qui fait émerger le sens critique à celui qui apprend, « ne sait pas », et qui est en construction de son sens critique.

La deuxième étape est d’identifier le contexte dans lequel a lieu le choc (physique, social, professionnel, …). Cette histoire se passe dans le contexte scolaire, pendant le cours de religion. Ce contexte scolaire implique que le professeur suive un programme, lequel demande aux enseignants de développer l’esprit critique et la réflexion des élèves. Lors du cours de religion, il s’agit notamment de s’interroger par rapport aux Textes sacrés. Non pas pour disqualifier ceux-ci, mais, comme l’indique le professeur, dans le but d’approfondir la compréhension de leur sens dans notre vie actuelle.

On en vient maintenant à la réaction de choc elle-même : quels sont les sentiments vécus et les comportements qu’elle a suscités ?  L’élève éprouve manifestement une grande colère puisqu’il en vient à retourner son banc : il est vivement affecté par ce qu’il nomme un           « blasphème » et défie le professeur. Il ne dispose pas des ressources qui lui permettraient d’exprimer son désaccord dans le dialogue. Devant une réaction aussi forte, de son côté le professeur réagit en rappelant une « règle » : la violence n’a pas sa place en classe, puis il fait sortir l’élève. Il n’entre donc pas dans la spirale de la colère. Il met un temps de pause qui permet à chacun de se calmer, y compris les autres élèves.

Ensuite, le professeur fait rentrer l’élève en classe et reprend le dialogue avec lui sous forme de questions qui orientent le raisonnement de l’élève. Ce faisant, il rétablit le dialogue. Mais par contre, il ne creuse pas ce qui a choqué l’élève : pourquoi s’être énervé ainsi ? Qu’est-ce pour lui qu’un blasphème ? Quel est son rapport à la Bible ? Sa réaction est-elle liée à sa manière de vivre sa religion ou à autre chose ? Ce qui pourrait mener au point suivant : mettre à plat le cadre de référence de chacun.  

… à la compréhension du « cadre de référence » …

Quatrième étape, on en vient à s’intéresser au  cadre de référence des protagonistes. Dans l’approche de Cohen-Emerique, ce concept couvre l’ensemble des représentations, des valeurs, des normes, des conceptions et des préjugés d’une personne.  Tenter de comprendre ce cadre de référence, c’est tout d’abord accepter d’écouter l’autre sans le juger et sans pour autant être d’accord avec ses dires ou attitudes. C’est constater avant d’interpréter. C’est dès lors considérer son interlocuteur comme un être rationnel dont le cadre de référence est logique. Il est important d’essayer de cerner le cadre de référence des deux parties en conflit.

Du côté de l’élève, le mot qui attire notre attention est «  blasphème ». Sachant qu’un des principes du protestantisme évangélique est que la Bible est totalement inspirée par Dieu, unique autorité en matière de foi, l’élève semble considérer que s’interroger par rapport aux Ecritures saintes est d’office un outrage à Dieu. Il indique par-là que selon lui, la Bible est la vérité absolue à ne pas mettre en question, et donc à ne pas interpréter mais à prendre de manière littérale. On peut postuler que l’élève a davantage une vision créationniste. Au niveau de ses représentations, on note que pour lui, Adam et Eve étaient « blancs ».  Il y aurait peut-être d’autres raisons à ses yeux qui provoquent sa colère, mais faute d’éléments plus détaillés dans l’histoire, nous n’émettons pas d’autres hypothèses.

Au cours de la discussion, le professeur, pour sa part, se renseigne  premièrement sur la représentation de l’élève selon laquelle Adam et Êve étaient blancs. Deuxièmement, il rappelle un autre texte de la Bible, celui de Caïn et Abel, lequel doit également faire partie du registre de son élève évangéliste. Ensuite il va plutôt s’engager sur le registre scientifique, en évoquant la diversité des couleurs de peau et la reproduction biologique.  Il en vient à sa manière de lire la Bible, laquelle consiste à interpréter les textes plutôt qu’à les comprendre de manière littérale. Il ouvre un débat sur les questions religieuses, ce qui est un des objectifs poursuivis par le cours de religion catholique selon le programme scolaire.   

Quelle image se dégage de la personne qui a provoqué le choc ?

La position du professeur peut nous sembler la plus « rationnelle » car elle colle davantage à la perception évolutionniste de la culture dominante en Belgique selon laquelle le vivant a évolué et les êtres humains n’ont pas été créés par une divinité. Dans cette perspective, le récit biblique est à interpréter et non pas à prendre au pied de la lettre. Selon la culture majoritaire, le créationnisme semble dès lors « arriéré », contraire à la modernité. On peut avoir une image négative de l’élève qui a déclenché le choc.

Pourtant, pour pouvoir dialoguer et « profiter »  du conflit pour comprendre l’Autre, il nous faut accepter que la vision créationniste de l’élève est rationnelle pour lui-même, et sans doute pour son entourage. Mais aussi, faut-il le rappeler, pour des millions d’autres croyants. Il est donc important de s’y intéresser, sans pour autant adhérer à cette position.

…vers la résolution et le dialogue

Pour tenter d’amorcer une négociation, un dialogue, ou carrément de résoudre les conflits interculturels, Margalit Cohen-Emerique propose de poser cette question : «  Cet incident critique pose-t-il un problème de fond  concernant soit la pratique professionnelle, soit de façon générale le respect des différences en situation interculturelle ? Peut-on faire quelques propositions pour résoudre cette situation ? »

Dans le cas que nous avons vu ci-dessus, d’autres élèves se joignent implicitement à la vision de leur camarade et acceptent, plutôt aisément, de mettre leurs croyances en doute : «  on nous a menti ? ». On peut se réjouir de ce retournement de situation qui permet au professeur de revenir à son cours.

Il a pu mettre en place une succession de choses qui ont permis de rétablir le dialogue : rappel de la règle scolaire,  prise de distance physique, analyse des représentations de l’élève avec lui.

L’incident n’a donc pas rompu le dialogue, il n’a pas posé un problème de fond au professionnel. Néanmoins, en invalidant un peu rapidement la lecture littérale de la Bible qui a peut-être cours dans les familles et communautés religieuses de ses élèves, ces derniers ne sont-ils pas dès lors dans une situation délicate par rapport  à leur entourage ?  Serait-ce possible que l’élève et le professeur fassent un pas de plus l’un envers l’autre ?

Le professeur pourrait-il revenir sur cette façon littérale de lire la Bible ou d’autres Textes sacrés lors d’un prochain cours et la contrebalancer explicitement avec sa lecture herméneutique ? Pourrait-il s’agir d’une porte d’entrée sur les communautés évangélistes ? L’élève en cause pourrait-il lui-même en parler ? L’idée est de trouver un terrain d’entente, un intérêt commun qui supplante le conflit. 

En faire un dossier pédagogique utile aux professeurs

Comme on le voit dans notre analyse, cette méthode permet de prendre du recul sur les faits et de dégager des clefs de lecture du conflit. En partant d’un incident interpersonnel, on peut en venir à parler de rapports différents au Textes sacrés, de valeurs, ou encore du contexte scolaire ou international.

Dans un dossier pédagogique, nous souhaitons présenter la démarche et la grille de Cohen Emerique, chaque question représentant une étape d’analyse. Pour chaque étape, nous fournirons des apports théoriques pouvant soutenir le professeur. Nous nous efforcerons de présenter les clefs de lecture qui nous semblent essentielles. Il s’agira de thèmes qui reviennent le plus souvent lors de conflits interconvictionnels, mais qui de prime abord n’ont pas forcément l’air d’être liés aux convictions : des éléments économiques, politiques ou sociaux. Et en outre, nous proposerons une animation à réaliser en classe sur le thème de l’étape.  L’analyse pourrait être réalisée par le professeur pour lui-même, ou avec ses élèves. Elle peut être faite en amont, avec un exemple, en prévention des conflits. Ou elle peut être utilisée après un conflit, pour le désamorcer et être prêt pour une autre situation ultérieure. Enfin, chaque étape pourrait être approfondie indépendamment des autres, suivant les besoins de la classe.

Limites possibles de ce dossier pédagogique

Une des limites principales de ce dossier pourrait être d’amener à réduire tout conflit en classe à un problème de convictions religieuses ou philosophiques.  Ce serait enfermer ainsi les parties prenantes à l’incident dans des identités monolithiques. L’analyse doit au contraire aider à déceler d’autres raisons qui se « cachent » derrière des arguments de l’ordre des convictions religieuses ou philosophiques. C’est par exemple ce qui pourra être révélé lors de l’étape portant sur les « contextes ». Si un élève refuse de chanter une chanson écrite par un auteur de confession juive, c’est peut-être le contexte international et notamment sa perception du conflit israélo-palestinien qui motive son refus.

Autre limite potentielle : cette méthode a été spécialement conçue pour des travailleurs sociaux. Peut-elle être si facilement adaptable au contexte scolaire ? Les professeurs ont-ils le temps et les possibilités de s’engager dans cette méthode, laquelle leur demandera peut-être de sortir du cadre des cours prévus, dans un temps scolaire rythmé par des périodes de 50 minutes ? L’institution scolaire, et notamment le principe de neutralité (la plupart du temps exclusive[4]),  peut-elle se permettre de se laisser interroger par les convictions de ses élèves ?

Une posture engagée

L’approche présentée est une posture engagée en soi. En effet, elle propose aux professeurs et, à travers eux, à l’Ecole, de mettre en lumière leurs propres « cadres de référence » tout autant que ceux des élèves. Non pas pour que les uns s’effacent par rapport aux autres, mais afin de trouver le meilleur chemin pour se comprendre. « Dialoguer » n’est pas neutre non plus.  Cela demande tout d’abord le respect entre toutes les parties prenantes au conflit. C’est aussi accepter que d’un côté comme de l’autre, nos perceptions et réalités peuvent être modifiées dans une perspective constructive.   

* Photo : Diego Grez, licence Creative Commons Paternité 3.0 (non transposée).

 

 


[1] COHEN-EMERIQUE Margalit, Pour une approche interculturelle en travail social. Théories et pratiques, Presses de l’EHESP, 2011.

[2] BONNEFOND Annick, Melting  classes. Voyage à l’école de l’interculturalité, Bruxelles, CGé-Couleur Livres, 2013.

[3] L’exemple que nous utilisons a été raconté par un professeur lors d’une formation sur le lien entre violence et religions. Il a été aimablement consigné par Anne-Marie Pirard, formatrice.

[4] Voir l’analyse de Maryam Benayad, « La neutralité : un concept insipide, incolore, inodore » : http://bepax.org/files/files/2013-analyse-la-neutralite-un-concept-insipide-incolore-inodore.pdf.

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