Comprendre le complotisme : bilan d’étape

Rédigé le 21 décembre 2017 par : Edgar Szoc

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BePax travaille depuis quelques années sur la question du complotisme.

Les moyens mobilisés pour ce faire sont divers : publication d’articles et d’un livre, animations dans les classes, formations à destination des enseignants, des travailleurs sociaux ou du grand public, conférences… Autant d’occasion d’échanges qui permettent d’affiner notre compréhension du phénomène et d’émettre de nouvelles hypothèses de recherche.

Après plus d’une vingtaine d’animations en classe, la conclusion la plus prégnante tient en ceci : les théories du complot constituent un excellent « objet transactionnel », susceptible de stimuler des discussions sur des sujets complexes et d’introduire de manière pertinente des concepts clés des sciences sociales. À vrai dire, il apparaît même qu’il existe une espèce de concurrence épistémologique entre les explications par les sciences sociales et l’explication par le complotisme. Ce dernier est en effet fréquemment mobilisé pour tenter de donner sens à des injustices ressenties. Il peut s’avérer pédagogiquement efficace de montrer que la perpétuation de nombreuses injustices ne requiert pas de postuler l’existence d’une conjuration, mais qu’elle est au contraire passible d’une analyse s’appuyant sur les outils de la sociologie (critique). À titre d’exemple – éprouvé avec succès en classe, à de nombreuses reprises –, tout le monde sait bien que si le pourcentage d’enfants d’ouvriers inscrits à l’université est si faible, ce n’est pas dû à un complot de parents universitaires, qui se réuniraient annuellement pour décider dans le secret de nouveaux stratagèmes permettant de continuer à barrer l’entrer aux « mal nés ».

Cette inégalité ou cette injustice a en revanche fait l’objet de nombreuses analyses sociologiques, au premier rang desquels les travaux de sociologie scolaire de Bourdieu. La discussion des théories du complot s’avère donc constituer une excellente – bien que peut-être inattendue – porte à la discussion du concept de « reproduction ».

Qu’est-ce qu’une théorie du complot ?

À l’instar du racisme, le complotisme est devenu un objet ambivalent qui tient à la fois du concept et de l’insulte – ce qui explique qu’à l’instar des assertions racistes, de nombreuses affirmations complotistes soient précédées du caveat « Je ne suis pas complotiste mais… ». Il est donc d’autant plus important de donner de la « théorie du complot » une définition rigoureuse à même de susciter un consensus aussi large que possible sur son contenu. C’est pourquoi, nous proposons de travailler avec la définition suivante :

1°) entend apporter une réponse à une question irrésolue, en 2°) assumant que la réalité n’a rien de commun avec ses apparences. Pour ce faire, 3°) elle dépeint les conspirateurs comme surnaturellement compétents et 4°) mal intentionnés. Enfin, 5°) elle se fonde sur la recherche d’anomalies et 6°) s’avère irréfutable en dernière instance (au sens poppérien du terme – c’est-à-dire qu’aucune épreuve n’est susceptible de venir l’invalider).

Pour plus de détails sur chacune de ces caractéristiques, voir Edgar Szoc, Inspirez, Conspirez. Le complotisme au XXIè siècle, La Muette 2016

Un effet de doute plus que d’adhésion

La seconde conclusion s’avère peut-être étonnante pour le sens commun – que nous partagions avant de multiplier ces activités d’animation en classe. Le principal effet de la circulation des théories du complot ne tient peut-être pas dans l’effet d’adhésion qu’elles peuvent susciter que dans une sensation de doute généralisé, qui se mue en forme de « résignation épistémique ».

Le dispositif qui nous permet de parvenir à cette conclusion provisoire est assez simple et il a été répété à l’identique une vingtaine de fois. Nous entrons à deux collègues dans une classe, de 4è, 5è ou 6è secondaire  à l’occasion d’un cours de français ou d’histoire. Nous divisons la classe en trois groupes et distribuons à chacun un billet sur lequel est inscrit « Attentats du 11 septembre », « Attentat du musée juif de Bruxelles », « Attentat du Bataclan ». Chaque groupe est alors chargé de répondre aux questions classiques du journalisme : « Qui, quand, où, quoi, comment, pourquoi ». Après quinze minutes de discussion en interne, chaque groupe désigne un rapporteur chargé de rendre compte à l’ensemble de la classe de tout ce que le groupe sait à propos de ces événements et de toutes les explications « officielles » et « alternatives » qu’il a pu entendre à son sujet.

Une discussion est alors lancée avec l’ensemble de la classe sur chacun de ces trois sujets. Nous la voulons aussi libre que possible et essayons d’instaurer un climat d’ouverture et de non jugement, nous contentant de répondre aux questions factuelles qui nous sont posées, sans laisser entendre que nous aurions une préférence entre, pour chacun des faits évoqués, la version officielle ou l’une ou l’autre des versions alternatives. Il est évidemment très probable que les élèves connaissent cette préférence, sans que nous ayons à l’expliciter mais le caractère souvent très libre et engagé des discussions nous laisse penser que cette préférence supposée ne revêt pas un caractère particulièrement inhibiteur.

Vient ensuite un moment riche d’enseignements. De manière aussi neutre que possible, nous demandons aux élèves de voter en faveur de l’explication à laquelle ils adhèrent en proposant trois possibilités : « le récit officiel éventuellement modifié à la marge » ; « un récit alternatif parmi ceux qui ont été évoqués » ; « ne sait pas ».

La répartition typique des votes est la suivante : dans une classe de vingt élèves, cinq voteront en faveur de la « version officielle », deux en faveur de la « version alternative » et treize diront ne pas savoir. Ces chiffres varient très peu d’une classe à l’autre, d’une année d’étude à l’autre, d’une école à l’autre (il est important de signaler que ces activités ont été menées tant dans des collèges huppés que dans des écoles en discrimination positive – même s’il faut signaler une limitation importante : nous n’avons été invités que dans des classes de l’enseignement général et jamais dans des classes des filières techniques et professionnelles).

Du danger de la résignation épistémique

Ce refus majoritaire de se prononcer pourrait apparaître comme une forme salubre de scepticisme ou d’esprit critique au moment de formuler une opinion à propos d’un sujet sur lequel on s’estime trop peu informé. Mais ce n’est probablement qu’une illusion rassurante. En effet, lorsqu’on demande aux élèves si, en consacrant une semaine ou un mois d’études au sujet, ils seraient à même de se forger une opinion plus fondée, avec un degré raisonnable de certitude, les résultats sont les mêmes et le doute – qui prend la forme d’un refus de se prononcer – demeure majoritaire.

L’enseignement des résultats de cette expérience est double. Tout d’abord, ils battent en brèche le consensus qui semble exister au sein du corps enseignant, qui voudrait que le complotisme soit en recrudescence, voire soit devenu majoritaire. Ce qui est indubitable, c’est que du fait de la démocratisation de la production, de l’édition et de la diffusion d’informations (notamment via les réseaux sociaux), l’exposition aux théories complotistes est beaucoup plus forte aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Mais, et c’est le deuxième enseignement, il semble que l’effet principal de cette exposition ne soit pas tant un effet d’adhésion que de « résignation épistémique » : l’impression persistante que le réel se dérobe sans cesse et qu’il est impossible d’accéder à quelque chose de l’ordre de la factualité, noyés que nous serions dans des couches de discours contradictoires parmi lesquels il est impossible de faire un tri raisonné.

Les résultats ici rapportés ne prétendent pas à la rigueur scientifique mais nous espérons qu’ils sont susceptibles de constituer des hypothèses de recherche pour des centres dotés de plus de moyens empiriques que BePax pour les tester. Leur récurrence nous amène toutefois à penser que dans la lutte contre le complotisme, ce n’est peut-être pas tant la nature des croyances qui doit faire l’objet de la concentration des efforts, que le rapport même au savoir.

    

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