Complotisme : tremplin vers le radicalisme violent ou chemin parallèle ?

Rédigé le 13 juin 2016 par : Younous Lamghari

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Selon une conception largement répandue, le conspirationnisme serait l’une des composantes ou l’une des étapes du processus de radicalisation violente de type jihadiste : l’engagement dans la voie radicale violente nécessiterait immanquablement un rapport au monde qui attribue à des forces occultes des pouvoirs surpuissants leur permettant tantôt de tirer les ficelles des actions de terreur, tantôt d’opérer le contrôle sur le fonctionnement des États, de l’économie, des médias, tantôt de manigancer les deux « supercheries ».

Le premier type d’attribution surgit à chaque nouvelle attaque terroriste impliquant des suspects musulmans. La responsabilité d’acteurs musulmans agissant comme tels est écartée en même temps que sont incriminés des acteurs non-musulmans. Ce déplacement se fait par le biais de deux canaux. Selon la première variante, les présumés auteurs ne sauraient être musulmans, ce seraient les « services » qui fomenteraient ces attentats. La deuxième variante avance que bien que les présumés coupables se disent musulmans et agissent en pensant servir la cause de l’islam, ils ne sont pas vraiment musulmans. Quoique cette dernière variante ne semble pas a priori complotiste, elle est souvent utilisée en introduction de la première variante afin d’en étayer la prémisse-conclusion : puisque un vrai musulman ne saurait commettre de telles atrocités, les terroristes ne peuvent être que des individus à l’islamité douteuse instrumentalisés par une force obscure (le gouvernement, l’OTAN, les services de renseignement, etc.) afin de diaboliser les musulmans.

Le deuxième type d’attribution est plus diffus que le premier et n’est en rien l’apanage des musulmans. Ces derniers puisent dans l’offre complotiste disponible en abondance sur la toile. Les Juifs, les francs-maçons ou encore la judéo-maçonnerie[1]sont auréolés de pouvoirs extraordinaires sur les médias, l’économie ou le politique.

Nombre de personnes engagées dans la voie de la radicalisation violente ou présumées coupables d’attentats terroristes sur le sol européen véhiculent un langage conspirationniste. Peut-on pour autant soutenir que les individus engagés dans un processus de radicalisation violente sont nécessairement complotistes ? Nous soutenons que les complotistes ne sont pas nécessairement radicaux violents et vice-versa.

Points communs et différences

Il y a pourtant un fond commun. Les individus appartenant aux deux tendances vivent généralement un inconfort résultant de l’accumulation d’exclusions réelles ou perçues, matérielles ou symboliques de plusieurs champs de la vie sociale. De façon générale, ils sont maintenus en dehors des espaces socialement valorisés et des narrations positives du champ politico-médiatique pour être refoulés dans des espaces de relégation (quartiers, écoles ghetto, commerce ethnique ou strates inférieures du marché de l’emploi). Du fait de la construction politique du « problème musulman », ces jeunes se sentent par ailleurs stigmatisés en tant que musulmans, et non reconnus comme citoyens à part entière. Cet agrégat de paramètres de nature sociopolitique ou identitaire procure un sentiment d’injustice et de manque de perspective. C’est dans ce contexte que l’anti-impérialisme trouve un terrain favorable: L’occupation des territoires palestiniens par Israël, le double standard de la « communauté internationale » dans l’appréhension du conflit israélo-palestinien et l’interventionnisme occidental en terre d’islam sont considérés comme l’illustration que la société occidentale est profondément injuste envers les musulmans. 

Dans ces conditions, des personnes par ailleurs plus ou moins intégrées au « système »  dans certaines de ses dimensions – linguistique, économique, consumériste – s’en distancient sur le plan symbolique et se projettent dans d’autres espaces à la recherche de réparation, de justice, de valorisation, de sens et de cohérence. C’est ainsi qu’elles construisent une vision du monde qui leur est propre et qu’elles s’investissent dans des voies d’inspiration et de réalisation alternatives, pour ne pas dire « dissidentes ». Les deux tendances s’inscrivent dans une logique de militantisme contestataire qui ne se satisfait pas du mode d’engagement de la tendance interculturaliste[2], jugé trop consensuel, mou et un peu complice du système.

C’est donc une logique de la résistance qui anime les individus appartenant aux deux tendances. Pourtant, celle-ci se déploie dans des registres différents à bien des égards. D’un côté, le noyau des « militants complotistes » ne s’engage pas dans un processus de radicalisation violente et s’inscrit dans un registre de contestation « subversif » employant un vocabulaire complotiste. Ces individus se distinguent généralement par une plus grande sensibilité à la cause palestinienne même s’ils s’inscrivent dans des courants idéologiques différents : chiisme pro-iranien, mouvance islamiste sunnite. Malgré sa diversité, ce courant se caractérise par l’inscription de son militantisme dans un registre de contestation qui ne cherche pas à changer l’ordre social et politique et ses institutions autrement que par la… contestation. Celle-ci peut parfois donner lieu à des expériences politiques éphémères et boiteuses[3]. Des rapprochements s’opèrent avec des personnes comme Soral, Dieudonné, Meyssan notamment grâce à des religieux tels que le chiite Yahya Gouasmi[4]. C’est ce qui explique peut-être, en Belgique, l’engouement relatif pour le parti « Debout les Belges » auprès d’une partie des jeunes musulmans et le rapprochement entre ce dernier, le Parti Islam et certains membres d’Egalitaires – micro-parti de sensibilité « indigène » –, des mouvements qui n’ont pas pu s’accorder sur une stratégie commune tellement ils divergent sur de nombreux autres points[5].

Daesh contre le complot

De leur côté, les salafistes contestataires sont anti-complotistes. Ces salafistes militants proposent une théorie de la résistance islamique qui, bien que ne se réclamant pas ouvertement du jihadisme, en offre tous les ingrédients[6]. Dans son ouvrage « Théologie du complotisme musulman », l’un des théoriciens de cette tendance, Issam Aït Yahya, s’attaque au complotisme en milieu musulman « parce qu’il constitue une cause de détournement des forces vives de la nation musulmane au profit d’autres intérêts directs et apparents que ceux de l’Islam (…) Dissidents complotistes sur Internet ou anti-complotistes conformistes sur les chaînes de télévision officielles : tous prennent pour cible l’orthodoxie islamique quand elle ose demander son droit à l’existence dans son propre espace historique ». Les salafistes contestataires s’alignent sur la position de Daesh qui, dans le 9ème numéro de son magazine, Dabiq, fait le procès du conspirationnisme en considérant qu’il constitue une forme d’affront à la toute-puissance divine et qu’il dissuade, tout compte fait, les musulmans de s’embarquer dans le jihad armé.

Les individus appartenant aux deux tendances – complotiste et salafiste contestataire/jihadiste – partagent un fond commun en termes d’expérience et de vécu mais l’idéologie religieuse les distingue, voire les oppose. Cela explique pourquoi les militants complotistes ne s’engagent pas dans la radicalisation violente : ils se nourrissent d’un registre religieux distinct, voire hostile à l’idéologie néosalafiste contestataire et jihadiste (sunnisme traditionnel, chiisme).

Ces deux tendances ne sont toutefois pas étanches. Entre les deux noyaux de théoriciens et de militants endurcis, flotte une zone grise où les deux sphères se chevauchent et où l’on retrouve des individus, plus ou moins enracinés idéologiquement dans l’une ou l’autre tendance, inspirés variablement par des idées émanant des deux tendances. C’est ce qui explique que l’on peut trouver des idées conspirationnistes chez des radicaux violents. L’examen de la littérature jihadiste dévoile des nuances plus saisissantes encore. Par exemple, dans le 7 ème numéro de son magazine en langue française, Dar al-Islam, Daesh s’attaque aux thèses conspirationnistes. Dans le même numéro, d’autres articles véhiculent paradoxalement une conception clairement conspirationniste des rapports sociaux en France[7] tandis que le 8 ème numéro contient un ramassis de poncifs complotistes, tant anti-Juifs qu’anti-chiites (les derniers seraient, quoi de plus logique, une création des premiers) ou anti-« judéomaçons ».

L’anti-complotisme de Daesh est à la fois instrumental et paradoxal. D’un côté, il qualifie d’illégitime le complotisme qui met en doute les récits officiels, parce qu’il pousserait les musulmans à abandonner le jihad, à douter de Daesh et à se rapprocher du chiisme iranien. De l’autre, il promeut le complotisme séculaire à la fois antisémite, antimaçonnique et anti-chiite qui constitue l’un des piliers de sa propagande. Dans ces conditions, l’on peut comprendre que ces signaux contradictoires soient difficiles à déchiffrer par les jeunes ciblés par la propagande jihadiste et que les deux types de complotisme continuent à habiter indifféremment certains esprits et à nourrir le désir de revanche. De leur côté, les militants complotistes, adeptes du complotisme illégitime aux yeux de Daesh, continuent à se maintenir en dehors de la voie de la violence grâce à leur idéologie anti-jihadiste.


[1] Le conspirationnisme peut également prendre les musulmans comme cible, en brandissant le spectre du complot islamiste manigancé par l’associatif musulman ou l’épouvantail de la substitution démographique. La théorie du « grand remplacement » en constitue le sinistre aboutissement.

[2] Qui emprunte des voies « légitimes » de protestation, à travers un engagement associatif, syndical ou  politique qui lutte pour l’inclusion ou contre l’exclusion des musulmans.

[3] Telle l’expérience du Parti « Debout les Belges » présidé par Laurent Louis.

[4] Ce qui pousse les salafistes, toutes tendances confondues, à attribuer la propagation du complotisme en milieu musulman au chiisme iranien. Fidèles à leurs positions, les salafistes quiétistes (majoritaires) se mettent à l’écart de tout activisme, notamment complotiste.

[5]http://www.lalibre.be/regions/bruxelles/ne-votez-pas-pour-nous-5370b5863570102383c5d626. Le 9 novembre 2015, Laurent Louis annonçait sa conversion à l’islam, en s’affichant auprès de membres des gouvernements iranien et syrien.

[6] A propos de ce courant, lire Y. Lamghari « Jeunes : comment ils se radicalisent ». Revue Politique, n° 89. 2015.

[7] « Parmi les plus grands piliers sur lesquels repose le système ṭâghût [terme signifiant "idolâtre transgressif"] contemporain figure ce qu’il nomme l’éducation obligatoire. Cette « éducation », dans le cas de la France en particulier, est un moyen de propagande servant à imposer le mode de pensée corrompu établi par la judéo-maçonnerie ». 

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